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Mise en question et persistance du récit et du romanesque

Chapitre I - Situation dans le roman contemporain : le rapport à la modernité littéraire

1. Mise en question et persistance du récit et du romanesque

Les débats qui sous-tendent l'histoire du roman français au long du vingtième siècle embrassent plusieurs notions primordiales. Au nom d'options esthétiques et de positions philosophiques variées, l'illusion romanesque et la fabrication de celle-ci se sont trouvées remises en cause, mais aussi la notion même de récit et ses composantes, notamment le personnage, ou encore la fiction, interrogeant par conséquent le rapport de l'écriture à la réalité et à l'imaginaire... En somme, ce sont les fondements mêmes de l'acte littéraire du romancier qui ont été sondés, et ébranlés. Par-delà toute ambition d'évaluation qui serait quantitative (quelle évolution du lectorat ?) ou qui se voudrait qualitative (voit-on émerger des chefs d'œuvre dignes de ceux du passé ?), ce qui ne serait pas particulièrement nouveau, le vingtième siècle, surtout dans sa deuxième partie, s'est en revanche singularisé par une production théorique et analytique qui, en prenant le roman et son écriture pour objet, semble avoir porté plus loin et plus radicalement que jamais la contestation de ses procédés et de ses sortilèges. Si l'on peut donc à raison considérer avec une certaine distance les constats de « crise du roman » et de « mort du roman », en arguant qu'une crise qui serait permanente ne mérite peut-être plus ce nom et que si le roman est mort, ce n'est ni la première ni la dernière fois que cela lui arrive, il convient aussi, pour ne pas écraser la particularité de l'époque et de la « césure » qu'elle a provoquée dans « l'histoire du récit2 », de souligner ce que ces remises en cause dans l'histoire récente ont pu avoir de singulier. Que la critique ait pu porter sur l'acte même de raconter et sur la possibilité pour le roman de se saisir de la réalité et de procéder à une représentation qui permet de fabriquer l'illusion romanesque, c'est en effet ce qui donne son caractère inédit à la rupture en question, que le Nouveau roman incarne naturellement de manière emblématique.

La remise en cause du « roman ancien » que suppose l'émergence même du concept de « Nouveau roman » touche de fait ce qui semblait en être le cœur, à savoir l'art de conter et de raconter. Ainsi Alain Robbe-Grillet présente-t-il dans Pour un Nouveau Roman le

2 Nous faisons ici référence au sous-titre de l'ouvrage de Francine Dugast-Portes, Le Nouveau Roman, « Une césure dans l'histoire du récit », Paris, Nathan, collection Nathan Université, 2001.

récit comme un « système mort », survolant l'histoire de la littérature récente pour y constater que les « exigences de l'anecdote » y sont toujours moins contraignantes, avant de conclure cette partie de son raisonnement sur ces deux courtes phrases : « Il s'agit désormais d'autre chose. Raconter est devenu proprement impossible3 ». Il ajoute encore, par ailleurs, pour introduire son propos sur l'engagement, que « raconter pour distraire est futile et que raconter pour faire croire est devenu suspect4 », employant là un vocabulaire congruent avec la notion même de soupçon développée par ailleurs par Nathalie Sarraute5. Si l'ensemble du raisonnement d'Alain Robbe-Grillet est plus nuancé que ce que l'on peut croire si l'on se limite à ces quelques formules et aux titres choisis pour certaines sections de ce recueil de textes, il convient toutefois de souligner que la seule idée de « notions périmées », étiquette sous laquelle l'auteur regroupe le personnage, l'histoire, l'engagement et la question du rapport entre la forme et le contenu, vise à donner un caractère irrévocable à l'évolution de l'art romanesque, conduisant nécessairement tout écrivain qui entendrait renouveler ces notions et les employer dans son travail, à se poser en s'opposant à lui.

La réflexion autour de l'évolution du roman, posée en termes de nouveauté et de péremption, conduit donc avec le recul du temps à considérer que « la tournure d'esprit théoricienne et doctrinale de certains des écrivains qui comptaient parmi les initiateurs de cette recherche » tendait « à la transformer en un combat6 » :

Le nom même de Nouveau Roman sous lequel ils avaient regroupé ses formes diverses n'avait pas été sans y contribuer. L'article défini et l'emploi du singulier fédéraient des réalisations convergentes, mais distinctes, en une seule force prête à être opposée à une autre. L'adjectif « nouveau » désignait a contrario l'adversaire. Les arguments avancés pour justifier la recherche de formes nouvelles valaient eux-mêmes condamnation des anciennes […]. [Le récit ancien] n'était plus seulement ancien, mais rétrograde, pour ne pas dire réactionnaire, signe d'un refus de voir le monde tel qu'il était devenu. L'interdit n'avait pas été sans peser sur de jeunes romanciers qui étaient mis dans l'alternative de paraître n'être pas de leur temps, ou de se lancer dans des recherches pour lesquelles ils n'avaient pas nécessairement de goût7.

Si l'auteur ne donne pas d'exemples de jeunes romanciers ainsi frappés par cet interdit, et ne précise pas comment la présence de ces éventuels tabous a pu se traduire dans leur écriture, le fait est que l'horizon téléologique du concept de Nouveau roman et l'application

3 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 31.

4 Ibid., p. 33.

5 Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, « essais sur le roman », Paris, Gallimard, [1956], réédition dans la collection Folio essais, n° 76, 1987.

6 Henri Godard, Le Roman modes d'emploi, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 2006, p. 29.

d'une grille de lecture structurée par l'opposition entre progrès et réaction a eu des conséquences sur l'approche de l'histoire littéraire. Tout d'abord, la quête de nouveauté peut apparaître comme une impasse, à laquelle conduisent non seulement la rupture avec les formes anciennes, perçue comme une injonction, mais aussi l'ensemble des pratiques d'écriture d'avant-garde :

De tels livres confinent à l'illisibilité et n'atteignent plus le public. L'idéologie du « nouveau » pousse à la surenchère et finit par ne plus proposer d'autre légitimation que son aspect innovant, indépendamment même de ce qu'il peut avoir à dire. Toute esthétique qui se déclare d'« avant-garde » pose la nécessité d'une rupture avec les « formes anciennes ». En finir avec ces surenchères suppose de rompre avec une telle pratique. C'est l'événement majeur des deux dernières décennies du siècle8. La deuxième conséquence d'une telle approche du récit par une sorte de théorie de l'évolution se perçoit dans un mouvement pendulaire de la pensée, conduisant vers l'idée de divers « retours » qui se seraient manifestés dans le roman français à partir des années 1980 :

Passé le temps des ruptures, on a pu parler de celui des retours pour caractériser les inflexions dominantes des écritures littéraires actuelles : retour au réel […], retour au sujet, compris à la fois comme le développement d'une histoire et la composition d'une individualité ; retour à la fiction […] ; retour au récit, conçu comme mode de composition linéaire à dominante chronologique9.

Or, si la notion de retour permet à la critique universitaire de rendre compte avec justesse d'un changement d'ère, dans l'histoire littéraire récente, et de prendre la mesure de certains phénomènes comme le réinvestissement du récit, elle doit elle-même être nuancée :

La notion de retour au réel, au récit et au sujet initiée par Kibédi Varga en 1990 dans un article bref de la revue Littérature pour désigner les lendemains littéraires de l'ère du soupçon s'est ainsi imposée avant d'être nuancée – la catégorie du « retour » étant vectrice d'ambiguïtés – et de susciter l'idée plus affinée d'une refondation critique des protocoles de fiction, des modes de narrations et des approches existentielles qui fait à ce jour autorité10.

8 Dominique Viart, Le Roman français au XXe siècle, Paris, Armand Colin, collection « Lettres Sup. », 2011, p. 149-150. La surenchère qui sous-tend l'idée de nouveauté conduit le nouveau lui-même à une forme de péremption, comme semble l'indiquer cette affirmation de Tiphaine Samoyault : « Il n'est déjà plus de notre temps de dénoncer les ''mythes périmés'' du personnage, de la chronologie et de l'histoire comme le faisaient Nathalie Sarraute ou Alain Robbe-Grillet » (Tiphaine Samoyault, « Un réalisme lyrique est-il possible ? », in Le Roman français aujourd'hui, « transformations, perceptions, mythologies », sous la direction de Bruno Blanckeman et Jean-Christophe Millois, Paris, Prétexte éditeur, 2004, p. 84.

9 Bruno Blanckeman, chapitre « La littérature française au début du XXIe siècle : tendances en cours », in Histoire de la littérature française du XXe siècle, « Tome II – après 1940 », sous la direction de Michèle Touret, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 443.

10 Bruno Blanckeman, « Pour une histoire littéraire à chaud », Revue d'histoire littéraire de la France, « L'histoire littéraire face à la création contemporaine », Paris, Presses Universitaires de France, 113e année, n°3, septembre 2013, p. 563.

En effet, la volonté de se démarquer de la logique de rupture et de certaines des pratiques d'écriture en lesquelles elle se décline doit être distinguée précisément d'une démarche littéralement « réactionnaire », qui se résumerait à un retour sans discernement aux formes d'antan. Dominique Viart écrit ainsi :

Il n'y a […] aucun retour à la tradition, aucun repli formel, dans la littérature de notre temps. Et si, pour présenter les caractéristiques de la période, on recourt parfois à des formules telles que « retour du sujet » ou « retour du récit », ces expressions n'offrent qu'une vision tronquée de ce qui est véritablement en question. [...] les écrivains n'en reviennent pas aux formes littéraires traditionnelles. Plus juste est de considérer qu'effectivement sujet et récit (mais aussi réel, Histoire, engagement critique, lyrisme...) font retour sur la scène culturelle, mais sous la forme de questions insistantes, de problèmes irrésolus, de nécessités impérieuses11.

Les « retours », évoqués peut-être aussi par commodité, ne se résument pas à un mouvement vers l'amont, consistant en une simple réutilisation des recettes anciennes ; nous préférerons donc à notre tour les termes de « refondation », de « réinvestissement » ou de « renouvellement ». Nous reviendrons ultérieurement sur les modalités de cette présence sous forme de questions des notions mentionnées par Dominique Viart.

Si l'idée de « retour » appelle des nuances, c'est aussi parce qu'elle se présente comme un rejeton paradoxal de l'hypothèse d'un cheminement téléologique de la littérature, sous-tendu par un mouvement conduisant nécessairement, selon certains théoriciens, vers l'intransitivité de l'écriture, et l'effacement à travers le temps du récit et de ses composantes, hypothèse face à laquelle les retours seraient une réponse d'autres théoriciens ou praticiens qui se poseraient dès lors en s'opposant aux premiers. Or, cette vision du retour est théoriquement coûteuse, car elle risque de mener la critique vers plusieurs écueils. Le premier consisterait en une appréhension de l'époque où s'épanouissaient le Nouveau roman et la théorie littéraire comme une parenthèse désormais refermée : après un temps d'asphyxie, les fenêtres auraient été rouvertes et permettraient enfin de respirer... Et cela peut conduire par conséquent à ne pas voir qu'une littérature expérimentale existe toujours. Dominique Viart précise ainsi que la rupture marquée lors des années 1980 n'est pas, elle non plus, un « mouvement […] universel » (ainsi certains romanciers persistent-ils dans des voies expérimentales), et « n'est pas uniforme car l'intensité des remises en question de la ''modernité'' narrative diffère d'une œuvre à

11 Dominique Viart, « Introduction » à La Littérature française au présent, avec Bruno Vercier et la collaboration de Franck Évrard, « Héritage, modernité, mutations », Paris, Éditions Bordas, 2008 (pour la deuxième édition augmentée), p. 19-20.

l'autre12 ». Mais ce sont surtout les apports de cette période de l'histoire littéraire et de son influence sur la littérature contemporaine en général, au-delà des seuls auteurs « expérimentaux » qui entendent poursuivre l'opération de rupture alors entamée, qui risqueraient aussi d'être minorés. Enfin, une telle approche conduirait à tronçonner en diverses périodes l'histoire littéraire du vingtième siècle, ce qui aurait aussi pour conséquence d'oublier que pendant la période même où le soupçon et ces césures étaient théorisés, et sans attendre les prétendus « retours » des années 1980, des œuvres ont continué à voir le jour, appuyées sur un caractère narratif et « romanesque » pleinement revendiqué. Or, nous allons voir que cette persistance n'est pas sans lien avec la notion de « roman symbolique ».

L'histoire récente du roman ne se ramène donc pas à une alternative entre rupture ou retour vers des formes anciennes, mais on y trouve de multiples actualisations d'un réinvestissement conscient, lucide, du récit et des composantes traditionnelles du roman, sans volonté pour autant de reproduire le « roman balzacien » ou toute autre forme du passé appréhendée comme un âge d'or du genre, un horizon indépassable, situé à la fois derrière et devant l'écrivain... En d'autres termes, un regard sur le roman contemporain et sur l'histoire récente du genre doit être ouvert à la perception d'une évolution qui ne brise pas la continuité organique de cette histoire, le figement dans le passé et la rupture avec lui étant finalement deux formes possibles de cette brisure.