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Chapitre I - Situation dans le roman contemporain : le rapport à la modernité littéraire

3. De la modernité plurielle au roman symbolique

L'inscription de Sylvie Germain, Henry Bauchau et Philippe Le Guillou dans une lignée de romanciers qui adhèrent à la narration, voire de conteurs, nous amène à rencontrer la notion de roman symbolique, d'abord parce qu'elle est elle-même emblématique de la persistance du récit à l'époque du soupçon. À côté de romans rassemblés par un désir de rupture et d'innovation qui est leur dénominateur commun, il se trouve que les histoires « bellement contées » qui ont continué à paraître, et pas seulement, bien entendu, dans le cadre d'une littérature que l'on pourrait qualifier de commerciale, peuvent recevoir ce qualificatif de « symbolique » d'après Francine Dugast-Portes dans son étude sur le Nouveau roman : « Il ne faut pas oublier que, parallèlement aux textes étudiés, de vastes romans symboliques rencontraient l'adhésion du public sans se réduire à une reprise des formes anciennes – Michel Tournier, Jean-Marie G. Le Clézio48... » L'auteure suggère même, et c'est là une forme de paradoxe, que « le Nouveau Roman croise d'autres constructions contemporaines – Le Roi des Aulnes de Tournier, les romans de Le Clézio, etc. », autour précisément de la « lecture symbolique » qu'on peut en donner en étudiant les « images génératrices » de ces textes : à travers la présence d'archétypes, de l'imagination matérielle, on observe de fait chez les nouveaux romanciers eux-mêmes une « forte présence de l'imaginaire », de nombreux « rappels de mythes », des « échos du diabolisme » ou autres « figures du forgeron, de l'alchimiste (et le Grand Œuvre) » : « Ceci

47 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 28.

crée d'ailleurs une modalité de lecture particulière, une tension entre les brouillages du sens et ce sens hérité insistant qui se constitue en symboles49 ». End'autres termes, l'hermétisme platonicien qui recourt aux images et aux mythes et qui infère une dynamique de lecture analogue à un déchiffrement de métaphores, exclu en surface par le travail de théorisation littéraire, poursuit son existence, fût-elle à un moment souterraine, au sein même des ouvrages dont les auteurs se démarquent le plus nettement de cette logique, selon leurs intentions affichées. Mais si elle est présente, de façon surprenante, chez les « nouveaux romanciers », la logique symbolique apparaît surtout dans la démarche d'autres écrivains qui ne constituent pas d'école ni de mouvement, ni même de courant identifiable comme tel, mais dont les œuvres singulières attestent d'un désir d'écriture romanesque recourant clairement aux images, aux symboles et aux mythes.

Du point de vue de l'histoire littéraire, nous constatons donc qu'une logique symbolique se présente comme le contrepoint emblématique de celle du soupçon, dans le fonctionnement interne des œuvres, à travers le paradoxe relevé par Francine Dugast-Portes de l'appel à une lecture symbolique possible des nouveaux romans, et surtout à l'externe. Nous retrouvons en effet Michel Tournier, dont nous avons lu la « réponse » indirecte à Robbe-Grillet, en compagnie de Le Clézio, du côté de « romans symboliques » dont l'apparition sur la scène littéraire fait écho à l'hypothèse de « régimes de modernité parallèles » proposée par Bruno Blanckeman. Or, le nom de Julien Gracq apparaît lui aussi comme un pont entre cette modernité tempérée, qui se démarque de la rupture du soupçon, et l'hypothèse à laquelle nous adhérons d'un récit symbolique.

Ainsi Ruth Amossy écrit-elle, dans Parcours symboliques chez Julien Gracq, à propos du roman Le Rivage des Syrtes, que celui-ci « s'inscrit dans le champ du récit symbolique. Il lui emprunte ses modèles et jusqu'à sa législation. Une prose ample et riche, tout en métaphores et en réminiscences culturelles, y instaure le règne de l'analogie50 ». Précisant ce qu'il faut entendre selon elle par « symbole », l'auteure poursuit :

[L]'écriture symbolique se donne avant tout comme une transposition du littéral au figuré qui stipule un travail d'interprétation : symbolisme et herméneutique ont partie liée. Le récit symbolique se définit dès lors par la manière dont il se donne à lire, et les modalités au gré desquelles il provoque le

49 Ibid., p. 142. L'auteure cite à l'appui de son propos aussi bien Dans le labyrinthe que La Route des Flandres de Claude Simon ou La Modification de Michel Butor, ainsi que certaines hantises qui apparaissent chez Nathalie Sarraute, dans Enfance, ou encore, dans l’œuvre de Beckett, « les multiples images liées à l'avalement, à la succion, à l'oralité ou à l'analité, et la représentation emblématique de l'écriture autant que des rapports intersubjectifs » (ibid., p. 142-143).

50 Ruth Amossy, Parcours symboliques chez Julien Gracq, « Le Rivage des Syrtes », Paris, CDU et SEDES réunis, 1982, p. 5.

déchiffrement. Ainsi délimité, il inclut aussi bien la parabole évangélique et tels textes médiévaux, que les romans de Kafka et de Jünger, ou La Peste de Camus51.

Cela nous amène donc à cerner un peu plus précisément ce qui caractérise les œuvres qui composent notre corpus. Enracinées comme nous l'avons vu dans une vaste tradition du roman fondée sur le récit et le personnage, ces œuvres semblent en effet pouvoir être caractérisées, de façon plus fine, comme relevant en profondeur de cette logique symbolique, qui en appelle à un travail d'interprétation par la lecture, qui déclenche le déchiffrement. Et nous verrons qu'une écriture métaphorique et l'inscription de références culturelles, qui est aussi une conséquence de l'héritage littéraire assumé, jouent un rôle crucial à cet égard.

Ainsi, le renouvellement du récit et l'inscription dans une veine romanesque peuvent prendre dans la littérature contemporaine plusieurs formes qui, pour s'appuyer sur une logique narrative et sur la présence de personnages, n'en sont pas moins différentes dans le rapport qu'elles entretiennent à la réalité et à la formalisation de celle-ci. Bruno Blanckeman distingue en effet deux « modèles de fiction particulièrement dynamiques, l'un hérité de la tradition multiséculaire de la fable, l'autre de celle plus récente de la littérature réaliste52 ». Le second modèle se caractérise par l'adoption d'une logique figurative, visant à représenter la réalité, voire à l'intégrer de manière littéralement immédiate. Si l'on admet que le rapport à la réalité fait que l'écriture est transitive, nous y reviendrons, on pourrait alors parler, comme en grammaire, de modèle transitif direct. Les trois auteurs que nous étudions se situent dans une optique non pas frontalement opposée à celle-ci, puisque la perspective figurative, mimétique, référentielle n'est pas totalement absente de leurs œuvres, mais leur démarche apparaît suffisamment distincte de ce modèle pour qu'on puisse rattacher plutôt leurs œuvres à une seconde logique, celle de la « fiction-fable », ainsi définie par Bruno Blanckeman :

La fiction définie comme fable préexiste au roman en tant que genre. Théorisée depuis Aristote, de mythes en contes, d'allégories en paraboles, elle propose indépendamment de tout souci imitatif sa propre formalisation de la réalité. Par quelque support anecdotique (une histoire inventée), elle énonce des modèles intelligibles (une vérité qui fait système). Cette tradition a perdu le côté édifiant qui était sien aux âges classiques (contes et fables) […]. Elle propose des médiations romanesques à une époque en recherche de sens53.

51 Ibid., p. 14-15.

52 Bruno Blanckeman, op. cit. [2008], p. 444.

Pour illustrer son propos, l'auteur fait également référence à Michel Tournier et Jean-Marie Gustave Le Clézio ; or, ces auteurs, rassemblés comme on l'a vu par Francine Dugast-Portes par l'idée de « romans symboliques », le sont de nouveau par elle dans une section intitulée « Continuités » de l'ouvrage Histoire de la littérature française du XXe siècle, sous le terme cette fois-ci de « paraboles54 ». Cette conjonction invite, non pas à conclure qu'une parfaite synonymie relie les termes de fable, de symboles ou de paraboles, mais à discerner à travers eux une même logique, en laquelle l'évocation du monde et de la réalité se mêle aux réminiscences culturelles et au recours à l'analogie pour tenter d'en dégager un sens. À côté d'une parole romanesque à visée mimétique, qui fait référence au monde, voire en propose une analyse, mais de manière plutôt littérale, une autre fait donc état d'une recherche de signification, notamment via un détour par un sens manifestement figuré. C'est pourquoi le terme de « symbolique » tel que l'a défini Ruth Amossy nous paraît pertinent pour agréger ces diverses caractéristiques qui définissent les romans que nous étudions.

Ce qui nous paraît définir le roman symbolique et constituer sa singularité dans le paysage de la littérature contemporaine, c'est donc, dans le cadre d'une mobilisation assumée des ressources du récit et du romanesque, une tension vers l'intelligibilité, qui passe notamment par l'appel à un travail d'interprétation. Il importe dès lors de se demander par quelles modalités cet appel est lancé au sein même des textes, et dans quelle mesure l'anecdote, qui constitue en quelque sorte le premier plan du récit, peut s'ouvrir en effet vers une intelligibilité qui en est l'horizon, voire la transcendance.

54 Francine Dugast-Portes, « Les paraboles », Michel Tournier, J.-M.G. Le Clézio, Patrick Modiano, Chapitre « Continuités », in Histoire de la littérature française du XXe siècle, « Tome II – après 1940 », sous la direction de Michèle Touret, op. cit., p. 368-377.

Chapitre II - Le rapport à la réalité et à la représentation : le roman

symbolique, entre figuration et transfiguration