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La configuration comme totalité et la tentation du roman à thèse

Chapitre III - La formalisation symbolique : roman symbolique et configuration

4. La configuration comme totalité et la tentation du roman à thèse

4. La configuration comme totalité et la tentation du roman à thèse

Cette relation au sens établie dans et par l'écriture conduit à étudier le lien entre le roman symbolique ainsi conçu et le roman à thèse. Que la construction du récit soit aimantée vers un aboutissement qui lui permet de délivrer une signification d'ensemble, voilà qui évoque en effet des formes de récit illustrant à travers la narration une vérité philosophique, théologique ou morale, accessible par le recours à divers modes de déchiffrement ; on peut aussi penser à l'exemplum, l'apologue ou encore la parabole. La configuration des œuvres, et l'articulation entre la référence à la grande histoire, parfois transfigurée comme nous l'avons vu, et les problématiques qui ont davantage trait à l'intériorité, peuvent être interprétés comme des modalités d'inscription dans le roman

d'une tension vers une forme d'exemplarité des personnages, qu'ils soient issus de la mythologie, ou plus ordinaires mais manifestement emblématiques. Tous les phénomènes d'échos, d'imbrication entre l'intimité d'une conscience, représentée par le truchement de certains personnages, et les événements à résonances historiques, invitent en effet à tisser des liens d'analogie permettant de discerner une forme de vérité humaine, dont on peut se demander si elle est l'horizon de la logique symbolique, réactivant les formes de récit dont l'ambition est de dévoiler indirectement une vérité cachée. C'est ainsi que l'on peut remarquer par exemple que Sylvie Germain « oscille […] entre le roman à thèse et la fiction merveilleuse », comme l'écrit Bruno Blanckeman qui ajoute :

Elle ancre ses récits dans des situations concrètes, supports d'une méditation d'inspiration philosophique sur les formes actuelles du bien et le mal, le souci de l'autre et le sentiment de culpabilité, quitte à varier autour d'épisodes bibliques. […] Elle ouvre l'espace romanesque à des réalités parallèles allant de l'étrange à l'épouvante, mais incluant aussi la somme accumulée des rêves, des œuvres, des esprits des morts309.

Nous reviendrons plus précisément dans notre deuxième partie sur le rapport aux rêves et aux morts, ainsi que sur les implications philosophiques et théologiques de la méditation sur le mal. Pour l'heure, il s'agit surtout de souligner que les traits définitoires du roman symbolique que nous avons mis en avant autorisent à l'appréhender comme un support singulier d'une réflexion, ce qui conduit à questionner le rapport entre la logique du récit et la logique du sens qu'il établit. En d'autres termes, ce qui pose question dans une perspective d'histoire du roman à partir de la fin du XXe siècle, c'est de savoir si le roman qui s'inscrit dans un rapport au sens peut se révéler, à l'instar du roman à thèse, porteur d'une signification isolable, comme quand un récit est mis au service par exemple d'une doctrine philosophique dont il se veut l'illustration. Or, cette question soulève l'hypothèse d'un appui éventuel du roman sur un système de référence qui serait extérieur à lui-même. En prolongement de l'idée selon laquelle le récit, postulant un ordre du monde, relèverait de l'âge de l'innocence du roman, nous observons de fait qu'Alain Robbe-Grillet récuse, dans « Une voie pour le roman futur » (repris dans Pour un nouveau roman), ce qu'il nomme la « tyrannie des significations310 ». Cela passe par la disqualification, selon lui, de toute médiation par un système de référence qui s'introduirait entre la réalité et sa

309 Bruno Blanckeman, Le Roman depuis la Révolution française, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Licence Lettres », 2011, p. 203.

310 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 20. On peut faire un lien entre ce refus de se mettre en lien avec un système de référence et le fait de ranger aussi l'engagement parmi les « notions périmées ».

perception, et qui conduirait à en proposer une lecture en quelque sorte « culturalisée » : « Que ce soit d'abord par leur présence que les objets et les gestes s'imposent, et que cette présence continue ensuite à dominer, par-dessus toute théorie explicative qui tenterait de les enfermer dans un quelconque système de référence, sentimental, sociologique, freudien, métaphysique, ou autre311 ». L'auteur aboutit dans son travail d'élaboration critique à la conclusion que l'art « n'obéit à aucune […] fonction préétablie », à « aucune vérité qui existerait avant lui », et « n'exprime rien que lui-même », de sorte qu'une question se pose pour lui : « Ne pourrait-on avancer […] que le véritable écrivain n'a rien à dire ? Il a seulement une manière de dire312 ». Rejoignant la problématique de l'intransitivité de l'écriture, en affirmant notamment que « l'invention, l'imagination, deviennent à la limite le sujet du livre313 », Robbe-Grillet classe en conséquence l'engagement parmi ses « notions périmées », même dans le cas où l'art est au service de l'idée de Révolution :

[L]'art ne peut être réduit à l'état de moyen au service d'une cause qui le dépasserait, celle-ci fût-elle la plus juste, la plus exaltante ; l'artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s'aperçoit vite qu'il ne peut créer quepour rien ; la moindre directive extérieure le paralyse, le moindre souci de didactisme, ou seulement de signification, lui est une insupportable gêne ; […] l'instant de la création ne peut que le ramener aux seuls problèmes de son art […] ; c'est la notion même d'une œuvre créée pour l'expression d'un contenu social, politique, économique, moral, etc., qui constitue le mensonge314 . Ces affirmations renvoient notamment, du point de vue de l'histoire littéraire, à la question du roman à thèse, à travers par exemple les antagonismes entre Robbe-Grillet d'une part, et Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir d'autre part. Simone de Beauvoir en effet « ne remettait nullement en question la transitivité du texte littéraire », et si Sartre et elle « admettaient l'émergence de la subjectivité », cela ne s'étendait pas jusqu'à « celle du langage dans son fonctionnement propre ; ils maintenaient l'objectif qui consistait à atteindre une certaine totalité315». On retrouve d'ailleurs significativement la notion de totalité comme horizon de l’œuvre dans ce jugement de Robbe-Grillet sur l’œuvre de Sartre, dans Le Miroir qui revient : « Voulant être le dernier philosophe, le dernier penseur de la totalité, il aura été en fin de compte l'avant-garde des nouvelles structures de pensée : l'incertitude, le mouvement, le dérapage316 ». Ce qui apparaît à travers ce débat, par-delà la

311 Ibid.

312 Ibid. p. 42. Ainsi l'auteur distingue-t-il nécessité (intérieure) et utilité de l’œuvre d'art.

313 Ibid., p. 30.

314 Ibid., p. 35-36.

315 Francine Dugast-Portes, in Histoire de la littérature française du XXe siècle, « Tome II – après 1940 », sous la direction de Michèle Touret, op. cit., p. 391-392.

316 Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, cité par Francine Dugast-Portes, in Histoire de la littérature française du XXe siècle, « Tome II – après 1940 », sous la direction de Michèle Touret, op. cit., p. 396.

question des objectifs de départ réellement atteints par Sartre dans son œuvre, c'est l'idée que le roman à thèse, transitif, se référerait à un ordre extra-textuel, et apparaîtrait relié à un désir de complétude, horizon de l'écriture qui paraît hors de propos à l'un des principaux tenants de « l'ère du soupçon », par opposition à une autre orientation prise par l'art romanesque, fondé exclusivement sur le langage.

Or, cette problématique du roman à thèse, soulevée dans le cadre historique de la modernité littéraire, intéresse notre réflexion sur le roman symbolique au nom du lien éventuel entre ces deux formes prises par le discours romanesque. Chez Robbe-Grillet, ce sont autant les « allégories métaphysiques » que les romans philosophiques qui se trouvent ainsi récusés. Le rapport entre la construction du récit et l'émergence d'un sens établit une parenté entre le roman à thèse et le roman symbolique sur le plan de leur fonctionnement discursif, alors que la littérature contemporaine conserve très vif le doute sur la pertinence de systèmes de référence à l'horizon, ou au soubassement, des récits. La constitution de romans puissamment configurés pose comme on l'a vu la question de leurs liens avec des formes symboliques, qui peuvent jouer ce rôle de référence, tandis que les médiations (symboliques et) culturelles que nous avons évoquées peuvent être considérées comme des modalités d'introduction dans les romans de ce troisième terme, entre la réalité brute et l'écriture, dont le principe était rejeté par Robbe-Grillet. Le roman symbolique, parce qu'il fonctionne dans une logique de fable comme un déclencheur d'interprétation du côté du lecteur, y compris dans une approche macro-structurelle, et parce qu'une variété interne faite de références culturelles isolables, de circulation entre divers plans du récit, et de jeu enfin entre le réalisme du cadre et le glissement vers des formes de merveilleux, suggère qu'il peut se déployer selon plusieurs niveaux de signification, se trouve en effet associé à ces égards au roman à thèse, et soulève pour aujourd'hui des questions qui actualisent la réflexion naguère formulée par Robbe-Grillet.

Mais précisément, nous avons souligné que la configuration à l’œuvre dans le roman symbolique était en profondeur liée au motif de la quête, de l'éveil, ou de l'initiation ; si configuration il y a, c'est donc en relation avec un chemin à accomplir, et nous allons voir que la prégnance de cette idée sur le plan interne de la fiction n'est pas sans lien avec les modalités d'écriture du roman symbolique. En d'autres termes, et pour préciser le champ de la réflexion qui va suivre, l'espace de sens que délimite le roman symbolique ne semble pas pré-constitué, mais il s'élabore par la mise en mouvement

d'écriture elle-même. La tension vers le sens ne s'actualise pas sur le mode allégorique de la désignation par des voies indirectes d'une vérité isolable dont la révélation rendrait a posteriori inutile le récit qui la produit. Enfin, la plénitude de sens visée par le roman philosophique d'après Robbe-Grillet se dérobe dans le cas du roman symbolique, qui ne peut être considéré comme adhérant parfaitement à un système de référence identifiable, sans qu'une distance ne demeure. En somme, plusieurs points dans les reproches que l'on peut faire au roman à thèse quant au rapport entre l'écriture et le sens qu'il établit, ne peuvent être affectés au roman symbolique : l'idée d'une vérité d'abord pré-existante, puis fixée depuis l'extérieur, et enfin totale, qui serait présente aux deux bords du récit dans la mesure où celui-ci procéderait d'elle avant d'y reconduire, ne nous semble pas correspondre à la relation singulière au sens que tisse ce discours romanesque singulier. Le roman symbolique apparaît au contraire comme une synthèse particulière entre l'aspiration à saisir le réel, à lui affecter un sens, et une approche fondamentalement interrogative, perplexe, qui soit apte aussi à intégrer et exprimer les doutes que ce réel provoque, et dont le soupçon s'était fait l'écho, en congruence avec une époque où l'on prend acte du vacillement de nombre de certitudes. L'orientation vers un sens ne doit donc pas se confondre avec l'illusion de sa possession. Pour établir cela, nous allons maintenant étudier le fonctionnement du roman symbolique comme une construction littéralement poétique, ce qui permettra de situer la place de cette constellation romanesque dans le débat sur la transitivité de l'écriture, mais aussi d'établir sa singularité quant à la façon de faire sens et de faire signe vers un système de référence. A mi-chemin entre le refus de la signification et la volonté de conduire vers un sens prédéterminé, constitué, voire figé, le roman symbolique se présente de fait comme une réalité avant tout poétique, ouverte à l'interprétation.