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Chapitre IV - Construction symbolique et récit poétique

1. Pour une mimèsis symbolique

Entre figuration, transfiguration et configuration par le récit, entre spécularité soulignée et tension vers un monde à ordonner et à rendre lisible, les romans que nous étudions et que nous regroupons sous le terme de roman symbolique correspondent en effet à une interprétation de la mimésis aristotélicienne selon laquelle, certes, « ce qui relève de la mimésis, […] c'est l'histoire, muthos, comme mimésis de l'action, c'est donc la narration et non la description » ; mais cependant « cette représentation de l'histoire n'est pas analysée [...] comme imitation de la réalité, mais comme production d'un artefact poétique. Autrement dit, la Poétique ne met jamais l'accent sur l'objet imité ou représenté, mais sur l'objet imitant ou représentant, c'est-à-dire sur la technique de la représentation, sur la structuration du muthos317 ».

Cette interprétation de la Poétique d'Aristote, selon Antoine Compagnon, ramène la mimésis du côté de la structure plus encore que du lien avec le réel. Elle nous a permis de souligner le caractère configurateur du récit en tant que producteur d'une structure d'intelligibilité, mettant en lumière la littérarité de l’œuvre. Ce que nous souhaitons davantage souligner désormais, c'est le mécanisme de mise à distance de la réalité qui est présent paradoxalement dans cette logique même de la mimèsis ainsi revue, établissant une certaine autonomie du texte malgré son caractère figuratif, mécanisme à l’œuvre dans le roman symbolique notamment parce qu'il procède précisément de la présence, au sein du récit, d'une symbolique.

En insistant sur la logique intérieure qui sous-tend l'acte de raconter, la mimèsis

conduit à considérer que la définition du récit comme construction en soi signifiante importe plus que la seule question de sa fidélité à la réalité. Une lecture « moderne » d'Aristote est dès lors possible, selon laquelle « la mimésis […] ne vise pas à rendre compte des rapports de la littérature et de la réalité, mais de la production de la fiction poétique vraisemblable318 ». À partir d'une telle interprétation de la Poétique, certains postulats du

317 Antoine Compagnon, op. cit., p. 119.

318 Ibid., p. 120. L'auteur en conclut que « sous le nom de poétique, en somme, Aristote voulait parler de la sèmiosis et non de la mimésis littéraire, de la narration et non de la description : la Poétique est l'art de la construction de l'illusion référentielle ».

structuralisme peuvent être articulés avec la volonté assumée de représenter, par le récit, des actions humaines. Si la poétique s'occupe avant tout de « l'arrangement des faits en histoire », et constitue une « narratologie », alors la porte est ouverte pour une littérature narrative qui réinvestit le récit tout en se prêtant à une analyse véritablement poétique, ce qui conduit à l'aborder comme un objet artistique composé, en lien avec sa nature de mise en forme, de configuration du réel qui vise d'autres objectifs que la seule imitation. Ainsi, selon Antoine Compagnon, se développe à l'époque contemporaine une lecture de la Poétique par laquelle « on a sauvé Aristote du lieu commun faisant de la littérature une imitation de la nature et présupposant que la langue peut copier le réel, on a séparé la

mimèsis du modèle pictural, de l'ut pictura, poésis, on a glissé de l'imitation à la représentation, du représenté au représentant, de la réalité à la convention, au code, à l'illusion, au réalisme comme effet formel319 ». En somme, si « la mimèsis fait passer la convention pour la nature320 » dans une approche que l'on peut qualifier de classique, ce qui fonde les reproches qui ont pu lui être faits (singulièrement par Barthes), la période dite du soupçon, par la mise en cause de l'illusion référentielle, paraît bien laisser un héritage même chez des écrivains qui ne se revendiquent pas de sa filiation. La conscience claire de la frontière qui sépare convention et nature, réalité et construction conduit semble-t-il l'écrivain à une lucidité sur ses moyens qui est en quelque sorte sans « retour »... C'est ainsi que le roman symbolique se présente comme un réinvestissement de la représentation sans en être dupe321, qui ne prétend pas enserrer la réalité dans une œuvre imitative. On peut poser l'hypothèse que, sans aucune volonté de s'affilier aux courants dits « textualistes », l'air que respirent les écrivains contemporains garde donc quelque chose de l'approche de la littérature comme « texte ». Le réalisme en tant qu'imitation la plus fidèle possible de la réalité, en tant que copie de la nature, même après le tournant des années 1980 que nous avons évoqué, n'est pas perçu comme l'horizon indépassable de l'acte narratif, mais apparaît bien plutôt comme une forme culturelle parmi d'autres que l'élan narratif a pu prendre, et qui ne constitue en rien un modèle obligé322.

319 Ibid., p. 121.

320 Ibid., p. 122.

321 Compagnon évoque ainsi la crise de la mimèsis, contre la visée de la littérature occidentale qui est la représentation de la réalité, comme « une crise de l'humanisme littéraire, et à la fin du XXe siècle l'innocence ne nous est plus permise ». Les auteurs contemporains, ainsi ceux de notre corpus, se présentent aussi comme les héritiers de ce mouvement de la pensée (ibid., 123).

322 « La théorie structuraliste et poststructuraliste a été radicalement conventionnaliste, au sens où elle s'est opposée à toute conception référentielle de la fiction littéraire […]. Non seulement la théorie française a eu pour idéal littéraire l'équivalent de l'abstraction en peinture, mais elle a estimé que toute littérature

En se distinguant du soupçon et du textualisme qui rangeaient la mimèsis du côté des illusions, mais aussi contre l'idée d'un retour confiant vers la foi dans le pouvoir de représentation de la réalité que détiendrait le langage, la littérature contemporaine paraît tenir compte des objections faites dans le passé récent contre ce concept de mimèsis, qu'il s'agit par conséquent de refonder en même temps qu'on le réinvestit. Or, l'approche de la réalité par la logique de fable et la spécularité des récits, qui caractérise le roman symbolique, nous semble s'inscrire pleinement dans une telle démarche selon laquelle sont repensés « les rapports de la littérature et du monde de manière plus souple, ni mimétique ni antimimétique323 ». Pour préciser notre propos, nous allons voir ici que c'est la présence même de symboles, et la constitution d'une symbolique au cœur des romans, qui pose ces derniers en un système de signes, donc en un artefact assumé comme tel. Ainsi le roman symbolique peut-il prendre toute sa place, au cœur de la littérature romanesque au présent, dans le processus de renouvellement de la pensée mimétique et de l'approche de la représentation. Le réinvestissement du récit n'y conduit pas à la volonté de concurrencer l'état-civil, ni au retour à l'ut pictura, poésis après que « la théorie française a eu pour idéal littéraire l'équivalent de l'abstraction en peinture324 ». Opérant une saisie du réel médiatisée, et qui a conscience de l'être, le roman symbolique nous apparaît bien, et cela de par son rapport aux notions de configuration et de spécularité que nous avons établi, comme une représentation démarquée de l'illusion référentielle, ne masquant pas la convention ni l'arbitraire, et ne s'appuyant pas sur une approche des choses représentées qui voilerait l'inauthenticité du langage dans le but de faire halluciner la réalité, conformément à la critique par Roland Barthes de l'usage du langage qui sous-tendait selon lui le réalisme325 . Entre l'idée que le langage n'est pas en capacité de permettre une collusion directe entre le dissimulait sa nécessaire condition abstraite. Le réalisme a par conséquent été vu comme un ensemble de conventions textuelles, à peu près de même nature que les règles de la tragédie classique ou du sonnet ». On peut parler alors d'« exclusion de la réalité » voire de « déni de la référence » (ibid., p. 124-125).

323 Ibid., p. 133.

324 Ibid., p. 125.

325 En effet, Barthes, selon Antoine Compagnon, « pour affirmer que le langage n'est pas référentiel, et le roman pas réaliste, soutient une théorie de la référence depuis longtemps discréditée, supposant que par la collusion du signe et du référent, l'expulsion de la signification, il y aurait un passage direct, immédiat, du signifiant au référent, sans la médiation de la signification, c'est-à-dire qu'on hallucine l'objet » (Antoine Compagnon, op. cit., p. 137). C'est pourquoi Barthes écrit que le « détail concret » « est constitué par la collusion directe d'un référent et d'un signifiant ; le signifié est expulsé du signe […]. C'est là ce que l'on pourrait appeler l'illusion référentielle » (Roland Barthes, « L'effet de réel », in Littérature et réalité, op. cit., p. 88-89). Or, Compagnon interprète cette réflexion de Barthes en considérant qu'en quelque sorte, « pour nier le réalisme du roman en général, […] [il] met d'abord la barre bien trop haut, demande trop, pour constater qu'à l'évidence ses exigences ne peuvent pas être satisfaites, que la littérature n'est pas à la hauteur » (op. cit., p. 133).

signifiant et le réel, et le refus de conclure à son autoréférentialité, le roman symbolique se présente donc comme l'ouverture, à travers des réalisations romanesques plutôt que par des théories formalisées, d'une sorte de « troisième voie », une représentation de la réalité au deuxième degré qui assume cette caractéristique. Il est la forme prise par une écriture romanesque certes transitive, qui se dote d'objets ambitieux, mais que le recours aux symboles conduit à esthétiser ou quintessencier, suivant les prescriptions d'une logique avant tout poétique. C'est précisément en vertu de l'usage des symboles qui les singularise que les romans que nous étudions se présentent comme une mise en œuvre singulière du langage, une syntaxe particulière qui implique une forme de prise de distance avec la réalité, et certaines des déformations qu'elle subit.

Rappelons à cet égard que la mise à l'écart par Aristote de la poésie lyrique et surtout de l'histoire d'Hérodote dans sa Poétique, parce qu'elles ne relèvent pas de la fiction, indique bien l'importance cruciale de la rupture ontologique avec la réalité, articulée à la dimension de construction et de configuration, pour établir une forme d'autonomie de l’œuvre. On peut considérer que celle-ci constitue un critère qui l'emporte précisément sur la seule notion de récit ou sur l'imitation du réel, qui aurait justifié en revanche l'intégration de l'Histoire dans la même poiésis. La fiction est ainsi, semble-t-il, ce qui entraîne nécessairement une coupure avec le monde réel qui, articulée avec la puissance de configuration des récits, permet de nouer avec la réalité cette relation mêlée de distance qui définit la poétique.

Or, il apparaît que la notion de symbole et de symbolique, entendue au sens du substantif féminin, participe pleinement de cette logique. En effet, si selon Freud, la

symbolique désigne « l'ensemble des symboles à signification constante qui peuvent être retrouvés dans diverses productions de l'inconscient326 », cette idée de signification constante est remise en cause par d'autres approches comme celle de Michel Pastoureau, distinguant dans la symbolique médiévale les cas où s'opère « une sorte de dialectique entre le symbole et ce qu'il signifie », et ceux où « la relation entre l'objet signifiant et la chose signifiée s'articule sur un mode plus mécanique327 ». Une distinction nous semble devoir être faite, dans le domaine de la littérature, entre un fonctionnement de symboles qui serait proche de la traduction terme à terme, et que l'on rattacherait plutôt aujourd'hui à

326 Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, article « Symbolique (S. m.) », in Vocabulaire de la psychanalyse, sous la direction de Daniel Lagache, op. cit., p. 475.

la notion d'allégorie, d'une part, et la relation établie entre le symbole et le sens vers lequel il tend, qui ne relève pas de l'automatisme, d'autre part. Cette relation dialectique fait que le symbole est de fait « inadéquat par essence, c'est-à-dire para-bole », « en dernier ressort » il « ne vaut que par lui-même328». Le symbole, avec son inadéquation au réel assumée comme tel, se présente donc comme compatible en théorie avec le refus de la collusion parfaite entre le signe et le référent, parce qu'il agrège la volonté de signifier et la mise à distance de la référence dans un même mouvement.

Par conséquent, dans les profondeurs du rapport que l'écriture peut établir avec le réel, la rupture ontologique opérée par la fiction et le brouillage produit par le symbole, parce qu'il est inadéquat, se rejoignent, permettant de définir une modalité singulière de relation poétique, au sens large du terme, avec la réalité référentielle. Une logique de la fiction symbolique apparaît, dont on peut esquisser les contours, qui se distingue du désir de transparence que traduisait la mimèsis entendue comme imitation, procédant selon Foucault de « la grande utopie d'un langage parfaitement transparent où les choses elles-mêmes seraient nommées sans brouillage », ce qu'il rattache à « toute l'expérience classique du langage329».

Ainsi établi en théorie, le lien entre la logique de fiction et celle de symbole est à lire comme une mise en relation avec la réalité mâtinée de distance, d'inadéquation, de référence distinguée de la coïncidence. Il est d'autant plus important alors de ne pas voir dans l'usage du symbole l'emploi d'un cryptage conduisant à rechercher une hypothétique clef qui permettrait d'ouvrir le sens du texte. Le symbole doit plutôt être appréhendé comme ce qui fonde le caractère poétique du texte, c'est-à-dire qu'il participe de la construction du discours romanesque en agrégeant, de manière paradoxale, deux caractéristiques en apparence contradictoires : il assure son caractère figuratif tout en contribuant à établir son autonomie.

Mise en œuvre à l'échelle d'un récit, la logique de ce que nous appelons le roman symbolique passe dès lors par des occurrences de symboles qui peuvent constituer des réseaux, soit une symbolique, et qui s'insèrent dans l'économie romanesque pour l'établir

328 Gilbert Durand, L'imagination symbolique, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Quadrige », 1964, p. 12.

329 Michel Foucault, Les Mots et les choses, « Une archéologie des sciences humaines », Paris, Gallimard, [1966], réédition dans la collection « Tel », 1990, p. 133. Selon Foucault, mais aussi Derrida, c'est cette « métaphore de la ''transparence'' qui traverse toute l'histoire du réalisme » et qui fait que ce dernier relève, par conséquent, de l'idéologie bourgeoise.

en une construction poétique. Loin de conduire à la recherche d'une inaccessible signification du symbole « en soi », cette organisation de motifs symboliques rejoint plutôt l'emprunt par Michel Pastoureau, à propos des symboles, des termes que les linguistes « emploient volontiers à propos du lexique » : « on pourrait dire que, dans la symbolique médiévale, les éléments signifiants (animaux, couleurs, nombres, etc.) n'ont, comme les mots, ''pas de sens en eux-mêmes mais seulement des emplois'' », de sorte que « l'ensemble des relations que les différents éléments nouent entre eux est toujours plus riche de significations que la somme des significations isolées que possède chacun de ces éléments330 ». Ce principe correspond bien aux modes de présence d'éléments symboliques dans des œuvres romanesques, où les motifs se font écho, d'une manière qui se rattache davantage à la fonction poétique du langage qu'à sa fonction référentielle. La comparaison avec la linguistique établie par Pastoureau nous conduit à poursuivre l'analogie et à voir dans l'allégorie un usage des symboles en langue, quand la symbolique les utiliserait en

discours. Aussi étudierons-nous le roman symbolique comme le lieu où les symboles sont rendus particulièrement rayonnants par l'effet d'une mise en œuvre, littéralement, distincte de toute opération d'établissement d'une nomenclature comparable à celle des dictionnaires de symboles.

Face aux symboles, qui selon Michel Pastoureau se caractérisent davantage, au Moyen Age notamment, par leurs « modes d’intervention » que par la constitution d'un « répertoire grammatical des équivalences ou des significations », il est en effet « impossible de séparer les pratiques symboliques des faits de sensibilité. Dans le monde des symboles, suggérer est souvent plus important que dire, sentir que comprendre, évoquer que prouver331 ». Ce raisonnement, appliqué à notre corpus, invite à lire la symbolique comme l'expression d'une sensibilité qui fuit les ressorts d’une analyse mécanique, qui reposerait, elle, sur une opération intellectuelle rationnelle en premier lieu. La symbolique présente au sein d’œuvres romanesques exprime au contraire le primat de la suggestion sur l'assertion, de sorte que la configuration que nous avons étudiée précédemment ne se présente nullement comme une mise en équation du monde, mais bien comme une construction poétique.

Par conséquent, une écriture qui recourt fréquemment à des éléments vus comme

330 Michel Pastoureau, op. cit., p. 23.

des symboles semble s'édifier selon une disposition poétique, les motifs symboliques ayant alors des emplois, utilisés en discours. De fait, la symbolique reconduit ainsi au symbolique, permettant dans un même mouvement de s'inscrire dans une optique de figuration et de proposer à l'égard de la réalité une sorte de brouillage, instaurant une manière de faire sens de façon suggestive, sans la transparence recherchée dans une opération de pure signification. Cela passe singulièrement par le recours dans la construction des œuvres à des motifs qui font référence à des objets ou des êtres effectivement considérés comme des symboles (arbres, animaux, et autres éléments...), mais dans une disposition les inscrivant dans les récits à la façon de motifs poétiques – très différents, en profondeur, d'objets utilisés dans une optique de recherche du petit fait vrai, du détail réaliste.