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Le milieu ordinaire comme horizon

Dans le document Handicaps et emploi (Page 193-196)

4.4 L E MILIEU DE TRAVAIL ENVISAGÉ COMME UN CONTINUUM

4.4.3 Une dynamique d’évolution

4.4.3.1 Le milieu ordinaire comme horizon

Un horizon mobilisateur pour la société

Les structures de travail « aménagé » sont depuis leur création confrontées à une question existentielle : doivent–elles être considérées comme un lieu d’activité professionnelle durable ou comme une sorte de « sas », simple étape intermédiaire pour se préparer à aller ou revenir vers le milieu dit ordinaire ?

Les développements qui précèdent montrent que les Esat et les entreprises adaptées offrent souvent une insertion professionnelle et sociale durable. La durée de séjour dans ces établissements est importante. Ainsi, l’ancienneté moyenne des salariés handicapés en entreprise adaptée est de l’ordre de six années et demi. 38 % des effectifs y sont présents depuis plus de 10 ans. Pour les Esat, la durée moyenne de séjour était de 13 ans selon les derniers chiffres disponibles (2014). Cette durée tend à décroître, elle était de 16 ans en 2010. Loin de constituer un pis-aller, ces structures rencontrent souvent une adhésion des personnes qu’elles accueillent et sont considérées par elles comme des lieux d’insertion.

Il reste que cette situation ne peut être considérée comme satisfaisante d’un point de vue collectif.

Elle repose en effet sur le dualisme entre :

d’un côté, un secteur productif soumis à des contraintes de rentabilité croissantes qui tend à exclure ceux qui ne peuvent suivre le rythme ;

de l’autre, un milieu d’emploi alternatif, conçu et configuré pour répondre aux besoins d’une fraction croissante de la population dont le seul point commun est de ne pouvoir répondre aux idéaux de rapidité, d’agilité et de performance.

L’inclusion dans le droit commun de l’emploi doit donc rester l’objectif ultime des politiques menées en matière de handicap. Il s’agit d’un projet économique et social ambitieux et de longue haleine. Il dépasse largement la « politique du handicap » telle qu’on l’entend généralement, puisqu’il suppose de transformer profondément le milieu productif et son environnement pour le rendre accessible à tous, et soutenable pour tous (cf. partie 4.4.1.3). De ce point de vue la question de l’emploi des personnes handicapées est indissociable des politiques menées en matière de prévention de survenance des handicaps, de détection et d’accompagnement précoce de certains troubles (comme ceux du spectre autistique), de santé au travail et de qualité de vie au travail. Il s’agit d’enjeux majeurs qui concernent les personnes en situation de handicap, celles susceptibles de le devenir, et plus largement l’ensemble des actifs.

Un horizon encore trop peu accessible pour nombre de personnes

Tenir compte des attentes individuelles

À ce stade, seule une minorité des personnes rencontrées dans les structures de type Esat ou entreprise adaptée exprime le souhait d’évoluer vers le milieu ordinaire. Une enquête de l’Association nationale des directeurs et cadres d’Esat estimait à moins de 5 % la part des travailleurs d’Esat ayant un projet de sortie en milieu ordinaire. Celui-ci suscite de fortes appréhensions : peur de ne pas tenir le rythme, d’être trop fatigué, craintes liées l’abandon d’un milieu sécurisant et bienveillant pour un milieu « dur », risques de licenciement, peur de pas retrouver sa place initiale en cas d’échec. Ces appréhensions peuvent être nourries par une expérience mal vécue, voire traumatique chez certains, du milieu ordinaire de travail. Une proportion non négligeable de ces travailleurs a en effet déjà une expérience du milieu ordinaire : l’étude réalisée sur les entreprises adaptées montre que 38 % de leurs salariés handicapés ont travaillé antérieurement au sein d’une entreprise « classique ». Pour les Esat, plus de 10 % des personnes accueillies travaillaient en milieu ordinaire avant leur admission.

Tenir compte des possibilités

Les possibilités de « sortie » doivent prendre en compte le profil des personnes présentes dans ces structures. 83 % des orientations professionnelles prononcées par les CDAPH se font en milieu ordinaire. Les personnes orientées vers les Esat l’ont été précisément parce que l’examen de leur situation a conclu à l’impossibilité pour elles de travailler autrement qu’en milieu protégé. Ce constat ne doit évidemment pas constituer une assignation définitive et il est fondamental de prévoir une réévaluation périodique des situations individuelles. Mais plus des deux tiers des usagers des Esat souffrent de déficiences intellectuelles alors que la part des emplois qui peuvent leur correspondre dans les entreprises ne cesse de diminuer. Près d’un quart d’entre d’eux souffrent de troubles psychiques, particulièrement discriminants à l’embauche.

La situation est quelque peu différente pour les personnes travaillant en entreprise adaptée qui sont considérées comme relevant du milieu ordinaire. Favoriser la mobilité des salariés handicapés vers d’autres entreprises fait d’ailleurs partie de leurs missions.

Article R 5213-62 du Code du travail

Les entreprises adaptées […] favorisent le projet professionnel du salarié handicapé en vue de sa valorisation, de sa promotion et de sa mobilité au sein de la structure elle-même ou vers d’autres entreprises

Mais l’emploi de ces travailleurs « à efficience réduite » selon la réglementation en vigueur représente un surcoût pour l’entreprise, qu’une étude KPMG évaluait à 16 241 € en moyenne par personne et par an. Ce surcoût s’explique principalement par une moindre productivité (83,8 %) et par des coûts d’encadrement supplémentaires (14,6 %). Les surcoûts techniques représentent moins de 2 % du total.

La problématique de la « sortie » présente des similarités pour les Esat et les entreprises adaptées, même si elle revêt une acuité différente. Les situations de handicap nécessitent des aménagements qui ne se limitent pas aux simples adaptations de poste et s’étendent souvent aux modalités d’organisation, d’encadrement et d’accompagnement avant, pendant et après.

Les personnes concernées sont confrontées à un marché du travail fortement sélectif compte tenu de la persistance d’un niveau général de chômage élevé. Elles y sont mises en concurrence avec d’autres qui peuvent travailler sur un poste ne nécessitant aucun aménagement particulier.

Le défi de la « sortie »

Un phénomène d’ampleur marginale

Comme le souligne le rapport IGAS-IGF sur les Esat : « il n’existe pas de donnée incontestable sur le taux de sortie en milieu ordinaire des travailleurs d’Esat ». En tout état de cause celui-ci apparaît très faible.

Sur la base de la dernière enquête quadriennale de la Drees, on peut évaluer à 0,25 % la part des personnes accueillies en Esat qui sont sorties pour occuper un emploi en milieu ordinaire.

L’enquête de la Drees évalue ainsi à 6 % environ le taux de sortie d’Esat en 2014, dont :

28 % des sorties avec le retour à domicile (sans activité ni prise en charge) ;

20 % en foyer ou en hôpital ;

16 % dans un autre Esat (16 %), en foyer ou hôpital (20 %) ;

seulement 3 % des sorties se font sur un emploi en entreprise classique et 1 % sur un emploi en entreprise adaptée.

Une enquête récente de l’Association nationale des directeurs et cadres d’Esat (ANDICAT) évalue le taux de sortie à 0,47 % en 2018.

Pour les entreprises adaptées, le rapport IGAS-IGF évalue à 1 % en moyenne le taux de sortie.

Selon ses estimations, seules 6 % des entreprises adaptées dépassent le taux de 3 %. Le rapport souligne que les salariés de ces structures, « souvent âgés, bénéficient d’une situation stable et d’un sentiment de sécurité qui les incitent rarement à saisir des opportunités d’emploi dans le milieu ordinaire classique, au sein duquel ils ont souvent échoué à s’insérer ou se maintenir ». Il note que ces opportunités « sont en tout état de cause limitées tant par le contexte économique que par le faible niveau de qualification des salariés et par les réticences des employeurs classiques à recruter des personnes en situation de handicap ».

Les limites du volontarisme

Fixer aux structures d’emploi protégé ou adapté des objectifs de sortie vers le milieu ordinaire constitue une modalité mobilisatrice pour promouvoir l’intégration. Mais la définition d’objectifs chiffrés s’avère un exercice particulièrement délicat et elle peut entraîner des effets pervers.

En effet, la sortie ne saurait être un objectif en soi si elle n’aboutit pas à une insertion durable. Le maintien en milieu ordinaire constitue le défi fondamental et peut s’avérer très compromis si la personne n’adhère pas totalement à la démarche, ou si elle n’est pas suffisamment prête, préparée et accompagnée. L’échec de l’intégration en milieu ordinaire peut gravement détériorer la confiance en soi construite par des personnes qui étaient souvent considérées comme particulièrement performantes dans leur ancien milieu de travail, qu’il s’agisse d’un Esat ou d’une entreprise adaptée. De ce fait, une trajectoire professionnelle jusqu’alors positive peut être remise en cause. Une sortie manquée peut conduire à aggraver l’état de santé, notamment pour les personnes qui souffrent de troubles psychiques. Elle constitue également, en tout état de cause, une déperdition importante d’énergie individuelle et collective pour les professionnels et les institutions et engendre des surcoûts qui pourraient être évités. C’est pourquoi l’analyse des

« performances » doit tenir compte non seulement des taux de sortie mais aussi des taux de retour.

L’expérience de la Suède est éclairant à cet égard : l’entreprise d’État Samhall se voit fixer des objectifs exigeants de sortie en milieu ordinaire. Elle mène une politique résolue en ce sens et parvient à des taux de sortie dépassant 4 % (grâce notamment à de fortes incitations financières

à l’embauche pour les employeurs potentiels). Mais le taux de retour est important : 40 % des salariés reviennent à Samhall dans l’année qui suit leur départ. De sorte que le taux de sortie net à horizon d’un an se trouve ainsi ramené à 2,5 %.

Par ailleurs, la nécessité de satisfaire à des objectifs exigeants en termes de sortie vers le milieu ordinaire risque de conduire les structures d’emploi protégé ou adapté à sélectionner les personnes les plus « employables » en milieu ordinaire ce qui irait à l’évidence à l’encontre de leur vocation première. L’« importance de veiller à ne pas accroître la sélectivité des dispositifs au détriment des parcours d’emploi des publics les plus exclus » a encore récemment été rappelée par le CNCPH, consulté sur la mise en œuvre de la réforme des entreprises adaptées.

Tout en souhaitant « l’évolution du modèle vers davantage d’ouverture en direction du milieu de travail ordinaire en ce qu’elle offre des possibilités d’évolution de carrière et d’intégration aux personnes handicapées qui le veulent et le souhaitent » le rapport du Sénat sur les Esat estime qu’« il convient d’éviter tout objectif chiffré en termes de taux de sortie ».

Développer les contacts avec le milieu ordinaire

Une démarche plus pragmatique consiste à opérer un repérage plus systématique des personnes susceptibles d’évoluer vers un emploi en milieu ordinaire, à ouvrir au maximum les structures, et à développer les occasions d’exposition au milieu ordinaire. C’est d’ailleurs cette approche que traduisait l’indicateur associé à l’objectif 2 du programme budgétaire 157 « handicap et dépendance », mesurant la « part des travailleurs handicapés en Esat concernés par une mise en emploi en milieu ordinaire ». Le rapport IGAS-IGF sur les Esat résume la problématique de la sortie en milieu ordinaire en considérant que celle-ci « mérite d’être mieux accompagnée sans pour autant être érigée en injonction ». Selon lui, « toute réflexion sur l’évolution du secteur et sur "l’Esat de demain" passera par une clarification sur ce que l’on entend par "société inclusive" ».

Pour cela, il pourrait être acté par toutes les parties prenantes que :

une majorité des travailleurs d’Esat n’ont pas vocation à aller vers le milieu ordinaire de travail ;

les Esat participent pleinement de la société inclusive ;

il est possible cependant de faire beaucoup mieux que 0,47 % de sortie vers le milieu ordinaire. Pour cela, des freins doivent être levés et l’accompagnement vers et dans l’emploi développé. »

Dans le document Handicaps et emploi (Page 193-196)