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LES PHASES DESCRIPTIVE ET INTERPRÉTATIVE DES DESSINS

5.1 Les représentations ambiguës de la culture thaïlandaise

5.1.1 Les animaux symboliques et identitaires

5.1.1.1 La métaphore de l’éléphant

Un exemple de la métaphore de l’éléphant figure dans le dessin diffusé sur le site Internet du Courrier International pendant les confrontations des manifestants anti- gouvernementaux dits « chemises rouges » et l’armée thaïlandaise.265 L’éléphant fait allusion sans doute à un pouvoir central qui est lié à l’armée. Dans ce dessin, la grande bête est contrariée par l’attaque des petits rongeurs. La Thaïlande militaire (identifiée grâce à la couleur verte avec les motifs utilisés sur l’uniforme militaire et la présence d’armes) est représentée par un éléphant qui devrait être puissant mais est tourmenté par l’attaque des souris (représentant les « chemises rouges » reconnus grâce au drapeau et aux foulards rouges). Un autre signe destiné à évoquer la Thaïlande, à part celui de l’éléphant, est le drapeau thaïlandais sur la tête de la bête.

Le dessin contient deux types de signes : signes iconiques (figures des deux types d’animaux, figures des armes, la scène de combat) et signes plastiques266 (le vert à motifs militaires, le rouge des manifestants) pour désigner deux camps politiques différents. Il y a

265

http://cartoons.courrierinternational.com/ consulté le 12 novembre 2010. Parmi les 4 198 dessins, il n’en demeure que quatre qui concernent la Thaïlande, dont trois dessinés par Stephff. Nous avons inclus ces trois images dans notre corpus de dessins (figures 92, 99 et 121).

266 Nous gardons les aspects chromatiques des dessins (en couleurs/en noir et blanc) tels qu’ils sont

en effet deux possibilités d’interprétation de cette icône nationale. D’une part, dans l’ensemble de la figure de l’éléphant, une idée est implicite : la nation qui dépend de l’armée. De l’autre, l’armée est métaphorisée par l’éléphant par ressemblance avec sa grandeur et sa puissance tandis que les souris, incarnant les chemises rouges, représentent, par la taille, les gens ordinaires, sans arme, qui s’attaquent au pouvoir. Nous remarquons d’ailleurs la présence du rouge qui symbolise le sang provenant des combats, ce qui peut s’interpréter comme une blessure pour le pays.

Fig. 92 : Chemise rouge sang en Thaïlande

La métaphore de l’éléphant est apparue à nouveau dans un dessin plus récent de Stephff « The Heart of Thai people is unsinkable » (le cœur des Thaïlandais ne peut pas couler) lors des grandes inondations en Thaïlande en 2011, qui se sont produites alors que nous réalisions le présent travail, et qui ont affecté la plus grande partie du pays. Afin d’encourager les Thaïlandais sinistrés, le dessinateur a produit une image positive de la Thaïlande (très rare parmi les dessins sélectionnés) dans laquelle le pays est métaphorisé par l’éléphant dont la tête est au-dessus de l’eau. Sur le dos il porte des sinistrés (homme, femme, enfant, personne âgée et chien, ce qui représente les Thaïlandais en général) en tenant par sa trompe un cœur qui représente son amour. L’éléphant et les gens représentent le pays et le peuple qui sont unis par un sentiment affectif ou d’encouragement face à une situation difficile. Dans les deux images, nous remarquons l’ellipse de décor. Néanmoins, les objets et les gestes des personnages et les éléments plastiques (les deux couleurs dans la

figure 92 ; la ligne et les couleurs pour parler des inondations dans la figure 93) concourent à donner leur sens aux images.

Fig. 93 : The Heart of Thai people is unsinkable

L’usage de l’éléphant pour désigner la nation se poursuit dans les dessins au sujet de l’envoi de quatre éléphants à un zoo en Australie au titre de cadeaux au gouvernement australien, ce qui a suscité une polémique parmi les Thaïlandais. Connotés comme emblème national, les pachydermes sont considérés comme un patrimoine vivant. Les Thaïlandais étaient aussi soucieux des soins apportés aux éléphants à l’étranger : l’animal exige un entretien spécifique, un savoir appris au sein des familles de cornacs thaïlandais. Par contre, le dessinateur Stephff a regardé d’un point de vue différent cette situation en précisant le destin funeste des éléphants en Thaïlande.

Dans le dessin suivant, la mise en scène a lieu dans un avion qui transporte les quatre éléphants en question. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils ne sont pas dans un état misérable. En revanche, ils sont contents de quitter leur pays. Dans la strate iconique, nous remarquons la joie sur leurs visages souriants (sauf chez un éléphant, que l’on suppose endormi compte tenu des signes linguistiques /zzzz/) et leurs activités à bord (manger, boire, lire, écouter de la musique, flirter avec une hôtesse de l’air). Ils jouent le rôle de touristes heureux sans réserve et profitent de ce free trip, autrement dit, en français, un voyage gratuit. Quant à la strate linguistique, les paroles dans les bulles renforcent cette idée et font de ce voyage offert la cause de la jalousie des opposants de ce projet (les partisans du droit des animaux, ou animal activists en anglais). Contrairement à la situation de mendicité des éléphants dans les grandes villes, ce voyage leur offre une évasion vers

une vie meilleure, comme le dit l’éléphant qui écoute de la musique. Nous résumons les signes visuels, iconiques et linguistiques, dans le tableau ci-dessous.

Fig. 94 : Voyage gratuit en Australie267

Tableau 20 : Les signes visuels et les sens dégagés de la figure 94

Signes iconiques Sens dégagés

Quatre éléphants à bord :

le décor de l’avion est révélé par la présence des hôtesses de l’air (uniforme), les sièges, le logo de Quantas, les fenêtres à travers lesquelles on voit des nuages.

L’envoi par avion des quatre éléphants

Deux hôtesses de l’air Elles sont présentes dans ce dessin pour servir des boissons et de la nourriture aux éléphants, ce qui renforce l’attention qu’on leur porte.

Deux passagères, une femme et une fille avec la bouche et les yeux ouverts. La fille pointe du

Elles expriment la surprise devant la présence d’éléphants dans un avion.

267

Certains dessins de Stephff sont diffusés sans titre, notamment ses anciens ouvrages hébergés sur le site Internet http://2bangkok.com/06-stephff-earlier.html qui se constitue notre corpus. Nous les avons titrés en respectant le plus possible les noms de fichier utilisés par ce site Internet. Ces noms apparaissent à chaque fois que l’on sauvegarde une image sur l’ordinateur. Pourtant, certains noms, à notre avis, ne correspondent pas parfaitement aux dessins. Ils sont aussi titrés à nouveau. Pour les différencier de ceux titrés par le dessinateur, nous proposons d’utiliser les caractères italiques pour les titres inventés et utilisés juste pour cette recherche.

doigt les éléphants.

Sur le siège du personnage enfant, s’observe le logo de la compagnie aérienne nationale de l’Australie Quantas avec un motif de kangourou.

C’est pour assurer la présence de l’expression de l’Australie dans le dessin

Des oreillettes avec des notes de musique L’éléphant, qui les porte, écoute de la musique. Cela peut aussi exprimer son état d’âme : la quiétude, la joie, l’esprit léger.

Des fruits, des cacahuètes et de la boisson C’est pour souligner l’abondance de nourriture, ce qui contraste avec la faim que les éléphants endurent en Thaïlande.

Un livre avec le logo de Quantas L’éléphant veut se renseigner sur le pays d’accueil, comme le fait un touriste.

Des icônes en forme de cœur C’est pour montrer la passion de celui qui touche avec sa trompe le derrière d’une hôtesse de l’air. Il est libéré et débarrassé de tout. Sans doute comme « VIP’s », comme le dit un autre éléphant assis sur le siège derrière lui.

Signes linguistiques Sens dégagés

/You know what? I think these animal activists

are jealous of us: nobody will ever offer them a free trip to Australia!!! /

(Notre traduction en français : Tu sais quoi ? Je pense que ces activistes du droit de l’animal sont jaloux de nous. Jamais personne ne leur a offert un voyage gratuit en Australie !!!)

Le dessinateur se moque des activistes qui ne connaîtront jamais le plaisir de voyager ainsi vers une vie meilleure.

/Yeh! And we’re going to be VIP’s in Australia

– not miserable beasts begging for food late at night in the polluted streets of Bangkok… /

(Notre traduction en français : Ouais ! Et nous, on sera VIPs en Australie, plus des bêtes pitoyables qui mendient pour la nourriture tard le soir dans les rues polluées de Bangkok…)

L’antithèse par rapprochement des mots évoque l’euphorie face aux mots marquant la dysphorie et comme révélateur de contraste. Ainsi, “VIP’s” (very important people, ou les gens importants) se différencie de “miserable beasts begging for food / late at night / in

the polluted streets of Bangkok”. Les trois derniers

renvoient à la vie pénible, humiliante et à la surcharge de travail. Cela illustre la vie pitoyable des éléphants thaïlandais, menacés par la famine et le chômage dans leur propre pays.

La destination est révélée par le nom du pays /Australie/ et l’origine, par le nom de la capitale thaïlandaise /Bangkok/.

/ Piña colada or banana daiquiri sir?/ (Notre traduction en français : Piña colada ou banana daiquiri monsieur?)

L’accueil chaleureux s’exprime dans l’offre des deux cocktails, dont le premier est préparé à base d’ananas et le second, de banane.

/ Sir!!! You cannot… /

(Notre traduction en français : Monsieur, vous ne pouvez pas…)

C’est pour marquer la surprise venant du comportement familier de l’éléphant.

/Qantas/ (le nom de la compagnie aérienne sous son logo kangourou)

Le nom évoque l’Australie, la destination des quatre animaux. Par ailleurs, le nom du pays /Australie/ se répète deux fois dans les paroles des éléphants.

/ zzzz / Onomatopée faisant référence au ronflement d’une

personne en sommeil profond.

Les signes linguistiques nous apprennent que ce changement de vie est bénéfique pour les bêtes qui échappent ainsi à la maltraitance et à l’humiliation. Quant aux signes iconiques, ils montrent les personnages de ce sujet ainsi que l’ambiance de leur voyage. Le malheur n’est présent que dans les paroles des personnages et c’est d’ailleurs ce qui s’est déjà passé. Pour ainsi dire, le dessinateur a choisi de présenter l’image pathétique dans les signes linguistiques qui complètent les signes iconiques. Cela nous permet de voir deux séquences narratives. Le décalage entre le texte et l’image, le relais selon Barthes, donne un effet narratif à ce dessin. Au sujet de l’effet comique, le dessinateur présente un sujet sérieux par un ton familier, « les révoltes profondes dans la matière », ce qui crée l’effet comique par la disproportion.268 On trouve souvent comique la parodie parce qu’il y a une transposition de deux tons extrêmes, par exemple le solennel et le familier, de l’un dans l’autre. Dans ce dessin, on peut dire que l’auteur se sert de la dégradation, une autre technique comique à travers laquelle le risible naîtrait « quand on nous présente une chose, auparavant respectée, comme médiocre et vile ».269