LES PHASES DESCRIPTIVE ET INTERPRÉTATIVE DES PHOTOGRAPHIES
4.1 Les affrontements culturels
4.1.1 Lopposition « tradition » vs « modernité »
En tant que pays en voie de développement et pays de traditions et dhéritages culturels transmis de génération en génération, il est inévitable que les images de la Thaïlande sancrent, dune part, dans la modernitéimages dun pays en cours de transformation et, dautre part, dans la préservation de la tradition images dun pays qui se présente comme un musée vivant. En effet, la majorité des Thaïlandais sont attachés à leurs traditions, à leurs pratiques religieuses, principalement liées au bouddhisme et mêlées de pratiques animistes. Celles-ci existent depuis longtemps dans la société thaïlandaise ainsi que dans lAsie du sud-est, celle davant le rayonnement du bouddhisme. Les anciennes croyances locales et la nouvelle religion venue dInde se sont mélangées, donnant naissance aux croyances thaïes actuelles. À part la religion, lacculturation entre les pratiques locales et celles de lextérieur sest faite au fil du temps et sexprime dans lidentité culturelle thaïlandaise. Mais à lépoque moderne, le syncrétisme de la culture occidentale semble contester les valeurs des partisans de la tradition. Les cultures venues dOccident entrent parfois en achoppement avec la culture traditionnelle thaïe.
Les signes qui évoquent ces deux cultures différentes sincarnent à la fois dans ceux de la tradition et ceux de la modernité. La première inclut les pratiques religieuses ou civiques, propres aux Thaïlandais, tandis que la seconde insiste sur lacculturation à lépoque contemporaine.
Les mains et leurs positions peuvent exprimer lidentité nationale, particulièrement par la salutation, mains jointes, à la thaïlandaise. Le waï est très souvent utilisé comme représentation de la Thaïlande et de sa population. Cest à la fois manifeste et significatif. Ce signe sert à communiquer sans paroles, traduisant à la fois laccueil, le respect, le remerciement, le congé, le pardon Dans la photo suivante, le waï est modifié par la situation car la personne tient également un téléphone portable. Lapparition de cette icône de la technologie, de la modernité (le téléphone portable devient aujourdhui un symbole, pour certains, de la technocratie et de la mode : le signe que lon est « branché ») dans la salutation thaïlandaise est un fait relevant du syncrétisme. La légende nous dit que lauteur
appelle cette manière de dire « Sawatdee » du XXIe siècle « the mobile phone waï », autrement dit « le waï au portable » en français.185
Fig. 23 : Le waï au téléphone portable
Le concept de communication se révèle à la fois par le geste (salutation thaïlandaise à travers le langage du corpsles mains jointes et la tête un peu baissée) et par loutil de communicationle téléphone portable, qui est pour la plupart véritablement « greffé » à la main. La communication est dirigée vers la personne présente (en face du locuteur) et vers la personne à lautre bout de la ligne. Cest ainsi quest figuré le syncrétisme de tradition vs technologie.
La coexistence des icônes traditionnellement thaïlandaises et de celles de la modernité sexprime dans le paysage architectural urbain dans les trois photos suivantes. La figure 24 montre un temple bouddhiste (représentant la religion, les pratiques traditionnelles, la communauté) dominé par de grands buildings (lieu de commerce et de vie professionnelle, le nouveau visage de la capitale). À labri et à lécart de la modernité, se dresse le temple, un représentant culturel de la Thaïlande. Nous observons donc la coexistence de deux thèmes opposés à travers deux types de constructions. La religion paraît surpassée par la modernité. La légende dit : « Bangkok sest développé
185 CORNWEL-SMITH Philip, Very Thai: Everyday Popular Culture, Bangkok: River Books,
2009 [2005], p. 127. La légende en anglais est « The 21st century way to say Sawatdee. The mobile phone wai is a common greeting among people who just cant hang up ». Le terme thaïlandais Sawatdee veut dire « bonjour » en français.
verticalement. Ici, le skytrain passe derrière les jolis toits du Wat Pathum Wanaram. »186 Larchitecture moderne semble rendre de plus en plus petit le lieu de culte, renforcé par le transport dernier cri, le métro aérien ou skytrain. De même, limmensité des gratte-ciels de style occidental, qui, écrasent lancien bâtiment dans la figure 25.
Fig. 24 : Un temple dominé Fig. 25 : Un ancien bâtiment par des constructions modernes dans lombre dun gratte-ciel
Au niveau plastique, nous observons le contraste des couleurs dans les deux photos. Les couleurs chaudes du monument religieux sont en contraste avec la couleur grise et terne du béton de larchitecture civile. La chaleur que suscitent le rouge, lorange et la couleur dorée dans les éléments du côté « traditionnel », se distingue de la froideur de la couleur « béton pâle » des buildings. Ce fait souligne la différence des deux éléments figuratifs. Pour certains, Bangkok est la capitale aux deux visages, ancienne et moderne à la fois, parfois sans harmonie. Ce contraste a été observé par un journaliste français qui la définit comme « un monde où lancien na pas sa place et où le neuf prend très vite des rides ».187 Le manque dharmonie se manifeste dans un Bangkok maladroit qui progresse sans direction, et qui garde toujours la trace des blessures économiques passées : « Le boom économique des années quatre-vingt-dix a provoqué dans la ville un véritable chaos immobilier. [...] la tendance des Thaïlandais aux excès a fini par transformer leur métropole en un pot-pourri de formes et de styles divers : certaines constructions
186 WARREN William et GROSSMAN Nicholas, Thaïlande : neuf jours dans le royaume par 55 photographes internationaux, traduction française par Chloé Leleu, Paris : Les Éditions du
Pacifique, 2007, p. 24.
187
particulièrement bizarres arrivent à réunir jusquaux six styles occidentaux différents. Bangkok nest pas seulement un Los Angeles oriental, cest aussi le Disneyland ou le Las Vegas de lOrient. Avec un boom immobilier aussi sauvage, la ville a perdu son identité dorigine pour devenir une ville « à mi-chemin », ni ancienne ni moderne, ni chenille, ni papillon. »188 La diversité des bâtis qui rassemble toutes les époques et tous les styles fait de Bangkok « un vaste catalogue architectural à taille réelle ».189 Lidentité de la ville est ainsi équivoque.
La figure 26 fait écho aux images précédentes par le contraste des matériaux et des styles architecturaux. Un pavillon de style thaï est intégré à lintérieur dune architecture moderne pour marquer la thaïté. Le bois (la matière de la nature) soppose aux verres et métaux (les matières de la modernité), ce qui apporte une touche dauthenticité à laéroport international thaïlandais.
Fig. 26 : Un pavillon thaï (sala) dans le hall de laéroport de Bangkok, Suvarnabhumi
Dans la figure 27, linstallation dune antenne parabolique dans une maison traditionnelle en bois marque louverture à la technologie (et sûrement à linformation, aux savoirs, à la connaissance de lextérieur, qui déferlent à travers de multiples chaînes câblées internationales). Deux mondes très différents sont mis en parallèle : bois vs métal. La légende éclaire cette situation en précisant la localisation lointaine de la maison en question. « Village tribal à lextrême nord-ouest du pays. Malgré le sous-développement de
188
Thaïlande, Bangkok: Asia Books, 1994, p. 17.
189 PICHARD-BERTAUX Louise, « Le tout et son contraire : une lecture de Bangkok », Mousson
ces zones dites reculées, quasiment toutes les maisons sont équipées dune antenne parabolique (souvent non utilisable), symbole du progrès chaotique qui divise encore la Thaïlande rurale et la Thaïlande urbaine. »190 Cette légende illustre la campagne transformée en adoptant des objets de la ville modernisée. Nous observons dailleurs une des caractéristiques des Thaïlandais dans cette photo avec ces deux personnes. On dirait que la grande sur est en train de soccuper de son/sa petit(e) frère ou sur. Cette pratique est normale dans la famille thaïe, où une des tâches domestiques des enfants est de soccuper de leurs plus jeunes frères ou surs. Cet acte est considéré comme une aide aux parents suivant la répartition des devoirs. Même si les enfants dans les grandes villes ou dans les milieux favorisés sont plus ou moins soumis à cette obligation, notamment en raison de leurs études, qui occupent la plus grande part de leur temps, nous trouvons encore partout dans le pays des enfants ou des adolescents qui aident leurs parents à soccuper de leurs frères et surs. Cette pratique est un témoignage de la vie traditionnelle où les individus dune même famille dépendent les uns des autres. Pourtant, cela sobserve de moins en moins dans la vie urbaine.
Fig. 27 : Une maison thaïe équipée dune antenne parabolique
Ces images symptomatiques issues de contextes différents trouvent par ailleurs un écho dans les photographies de gratte-ciels au bord du fleuve. Ces constructions constituent larrière-plan du transport fluvial représentant la voie de communication
190 MORELLO Massimo, La Thaïlande des Thaïlandais, traduit de litalien par Mathilde Demarcy,
traditionnelle191 (figures 28, 29). On remarque le symbole de la modernité qui domine la tradition, les gratte-ciels (le développement vers le haut) dominant le transport fluvial (la lenteur horizontale) même si le déplacement dans les canaux est presque impossible du fait du comblement de la plupart des derniers pour permettre la construction de rues. Mais le transport fluvial, faisant partie intégrante de la Thaïlande, est toujours actif sur le fleuve Chao Phraya qui coule du nord de la Thaïlande et traverse Bangkok avant de se jeter dans le Golfe de Siam. Il est toujours très utile en termes de transport en commun, facilitant les trajets quotidiens des Bangkokois. Le trafic fluvial est un élément important pour ceux qui veulent éviter demprunter le réseau routier constamment saturé. La vue du fleuve donne deux identités mises en parallèle : celle de la Thaïlande qui bouge et survit (horizontalement) et celle de la modernité qui est stable et domine (verticalement). Limage de la fluidité qui est à côté de celle de la rigidité. Le contraste (« verticalité » vs « horizontalité ») sinsère dans la manière de présenter des deux icônes. Les bâtiments vers lesquels se dirige le bateau peuvent-ils être interprétés comme une cible ou une destination de la Thaïlande traditionnelle ? Si cest le cas, le sens connoté que nous en saisissons serait « le pays traditionnel qui se dirige vers la modernité ». Notre remarque correspond à la description de la capitale thaïlandaise faite par une chercheure-ingénieur française qui travaille sur le milieu urbain en Thaïlande. « La tradition et la modernité, la lenteur et la rapidité, le vertical et lhorizontal ne cessent de sopposer. Et cependant, la ville forme un tout, certes hétérogènes et au prime abord difficile à appréhender, mais qui savère finalement posséder une identité propre et cohérente. »192
Dans ces deux photos, Il faut aussi remarquer les icônes qui marquent lidentité culturelle de la Thaïlande : les moines bouddhistes (figure 28) et le temple bouddhique (figure 29). Ces figures du bouddhisme renvoient à lidée que la religion est indissociable de la tradition thaïlandaise. La représentation du pays par quelques éléments iconiques devient un stéréotype du pays, mais savère nécessaire pour lappropriation et la transmission du message culturel.
191 Jusquà la Seconde Guerre mondiale, Bangkok disposait dun vaste réseau de canaux. Ceux-ci,
avec le fleuve, servaient de voies commerciales et de communications dans la capitale, doù son ancien surnom de « Venise orientale ».
192
Fig. 28 : Le transport fluvial sur le fleuve Chao Phraya
Fig. 29 : La circulation sur le fleuve Chao Phraya
Les éléments bouddhiques et le fleuve (ou le canal) sont souvent présentés dans lévocation de la thaïté, la composition iconique de la culture thaïlandaise étant distribuée de la manière suivante : /eau/ + /éléments bouddhiques/ = <vie thaïlandaise traditionnelle>.
Les deux composantes viennent du fait que la majorité de la population est bouddhiste et que la culture thaïlandaise sest construite autour des fleuves. Par ailleurs, leau, sous forme de fleuve, de rivière ou de canal, connote la « douceur », le « rafraîchissement » et la « flexibilité » qui caractérisent les valeurs thaïlandaises.
Cette composition est souvent utilisée dans la présentation de la culture thaïlandaise. Parfois, dautres éléments iconiques sajoutent pour souligner la tranquillité (évoquée par les images de la rivière, les bateaux à rames, les activités quotidiennes des bouddhistes comme loffrande de nourriture aux moines). Le fleuve évoque la vie tranquille, lente et sans soucis. Même si dans la capitale le rythme de la vie au bord des rivières sest accéléré, leau et le bouddhisme symbolisent toujours la vie traditionnelle thaïe. Les acteurs du bouddhisme font aussi appel à la sagesse de lenseignement du Bouddha, qui, vient renforcer lidée dune vie tranquille. Cette scène est représentée dans une autre photo de louvrage Thaïlande : neuf jours dans le royaume par 55 photographes
internationaux (figure 30) qui apporte une sensation de tranquillité. Les activités
bouddhiques semblent attirer lattention des photographes étrangers au regard de la vie thaïlandaise, ainsi que nous lavons remarqué sur la couverture de quelques livres portant sur le pays.