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L'ANALYSE QUANTITATIVE DES DONNÉES DES PROFILS BIOGRAPHIQUES DES RÉPONDANTS

1.1.5. La lingua franca : la langue de la rive méditerranéenne

Par la locution nominale ‗lingua franca‘, on entend de nos jours la langue commune qui pourrait assurer l‘intercompréhension entre un groupe de personnes n‘ayant pas forcément les mêmes langues maternelles. On parle le plus souvent de

1 Au Xème siècle, « Le royaume de Tlemcen, dont Ned-Roma, Mazagran, Arzew, Oran, Kalaa, Souk-el-Mitou, Mazouna, Tenez et Milianah faisaient partie, fut alors réuni au califat de Cordoue. » (Henri-Léon FEY, 1858 : 24)

101 l‘anglais comme lingua franca de la mondialisation. Par ailleurs, la lingua franca – en français langue franque – est en réalité une langue qui possède une histoire et une géographie et dont les chercheurs et historiens attestent l‘existence.

Fred DERVIN emploie la locution nominale lingua franca au pluriel. Il considère que les lingua francas – qu‘il dénomme langues véhiculaires – ont toujours existé et ont servi à la communication, l‘interaction, le commerce et bien d‘autres formes de contact humain entre individus non-natifs. Il rappelle, entre autres, la définition proposée par Alan FIRTH (1990) qui entend par lingua franca « une langue de contact entre individus qui ne partagent ni une langue maternelle ni une culture nationale commune ». Il emploie lingua franca par opposition à langue vernaculaire. Il évoque Catherine ELDER et Alan DAVIES pour qui l e recours à la lingua franca se fait lorsque : « L‘un des locuteurs est non-natif ; Tous les interlocuteurs sont non-natifs de la langue utilisée pour communiquer et ne partagent pas la même langue maternelle ; Tous les locuteurs sont non-natifs et partagent la même langue maternelle » (DERVIN, 2010 : 06). Il souligne que les chercheurs francophones, tel que Louis -Jean CALVET, préfèrent le terme de langue véhiculaire à celui de lingua franca. Ce même sociolinguiste suppose que lingua franca est, par synecdoque, une langue véhiculaire. Il s‘agit pour lui d‘une sorte de concept parapluie qui enveloppe les échanges aussi bien entre natifs et non-antifs qu‘entre non-natifs et non-natifs. Ainsi, d‘après lui, la tâche de la lingua franca est, comme toute langue véhiculaire, de permettre « […] l‘intercompréhension entre des communautés linguistiques géographiquement voisines et qui ne parlent pas les mêmes langues » (CALVET, 1985 : 23).

Jocelyne DAKHLIA est l‘historienne et anthropologue qui a, à notre avis, le mieux approché la question de lingua franca méditerranéenne, notamment dans son ouvrage intitulé « Lingua Franca. Histoire d‘une langue métisse en Méditerranée » et son article « Histoire de la lingua franca ». Elle explique que la Langue Franque « fut historiquement un pidgin ou mixte en usage en Méditerranée dont le nom, devenu générique, est passé au sein des langues créoles, à la ‗famille‘ des langues franques. » (DAKHLIA, 2010 : 21). Elle la définie comme étant une langue médiane qui rendait possible la transaction et la transition entre les

102 humains sans jamais devenir la langue maternelle des uns ou des autres. Elle précise toutefois qu‘elle ne traduit nullement « des phénomènes d‘acculturation ou d‘ ‗influence‘ culturelle. » (Ibid : 23) vu quelle n‘est pas une langue de prestige. Cette langue de l‘altérité – dit-elle – reliait « […] Européens et gens d‘Islam (musulmans mais aussi juifs et chrétiens d‘Orient) » et, à les Européens qui ne partagent pas la même langue à l‘avenant. Elle est considérée comme « une langue des marges littorales, des villes côtières ou comptoirs, points de contact circonscrits du pourtour méditerranéen » (Ibid : 24). Elle était vue comme une langue masculine car son usage ne dépassait pas les ports. Cependant, le recours à la documentation a prouvé que cette langue était bel et bien utilisée par les femmes et les enfants et que son extention était aussi considérable que l‘était le flux humain.

En ce qui concerne la composition de la lingua franca, les observateurs contemporains la rapprochent souvent à un italien corrompu compte tenu de la présence de certaines caractéristiques de la langue italienne. Jocelyne DAKHLIA, quant à elle, nous dit que cette langue est constituée :

(Ibid. 22) […] essentiellement d‘apports des langues romanes, latines. La part de l‘italien y est généralement prépondérante ; elle n‘est dépassée par la composante espagnole qu‘à l‘ouest d‘Alger. L‘italien domine ainsi d‘Alger jusqu‘au Levant comme principale composante de la lingua franca. Viennent en second lieu l‘espagnol, et le portugais en certains lieux ou périodes, le provençal ou le français … Toute identification de modalités régionales de ces langues ‗nationales‘ est généralement négligée par la description des contemporains. La part de l‘arabe ou du turc est très minoritaire. De même pour l‘apport de la langue grecque, très faible et qui ne reflète en rien l‘importance de la présence grecque dans le monde de la mer en Méditerranée à l‘époque moderne.

Jocelyne DAKHLIA exprime clairement son doute quan t à la longévité de cette langue méditerranéenne. C‘est dans les textes relatant l‘Histoire du XVIème siècle que figure l‘appelation lingua franca – ou encore langage franc, franco puis petit franc – qui remonte à l‘époque des affrontements, en Méditerrané e, entre les belliqueux du Magnreb et ceux de l‘Europe latine. En dépit de cet espace litigeux et cette atmosphère conflictuelle, la lingua franca a prospéré au même titre que « l‘imbrication, voire l‘osmose des sociétés méditerranéennes européennes et islamiques » (DAKHLIA, 2010 : 21) qui s‘est amplifiée. L‘historienne parle de no man’s langue pour signifier que cette langue ne devient jamais un créole et

103 n‘appartient à aucune population bien définie. Elle avance que la seconde moitié du XIXème a vu la déperdition de l‘usage et du souvenir de la lingua franca. Elle nous décrit les circonstances de son déclin comme suit : « Bilatérale, la langue franque cède peu à peu la place au sabir, unilatéral, langue de domination, et elle disparaît comme telle entre la Conquête d‘Alger en 1830 et le milieu du XIXème siècle. […] et dans sa composition même, la part de l‘arabe augmente sensiblement, ainsi que celle du français, au détriment des autres apports. » (Ibid : 25).

Nombreux sont les chercheurs1 qui ont fait le compte rendu du méritoire ouvrage de Jocelyne DAKHLIA sur la lingua franca. Khaoula TALEB-IBRAHIMI nous cite le passage qui suit afin de rendre compte de la perpetuelle mouvance des langues quel que soit leur statut : « Ce que nous enseigne la lingua franca méditerranéenne, c‘est qu‘il est impossible d‘enfermer dans un lieu déterminé, circonscrit, le mélange, la mixité, mais que les processus de fusion ne sont pas non plus irréversibles et ne conduisent en aucun cas à l‘absolue dilution des frontières. » (DAKHLIA, 2008) citée par TALEB-IBRAHIMI. (2009 : 04). Gérard VIGNER , pour sa part, pense que faire le récit de la lingua franca c‘est relater l‘ «histoire d‘un « pidgin », une de ces langues sans-papiers que les hommes bricolent à des fins de commodités d‘usage et qui méritent certainement d‘être mieux connues tant leur présence est universellement attestée. » (VIGNER, 2010, 05). Ses propos laissent entendre la plausibilité d‘accommoder une quelconque langue afin qu‘elle corresponde aux besoins communicatifs de ses utilisateurs hétérogènes.

Cyril ASLANOV suggère d‘examiner la lingua franca sous un autre angle. Il s‘agit pour lui d‘une langue de la Méditerranée occidentale – « où l‘italo-roman, l‘espagnol et le provençal sont des langues indigènes » (ASLANOV, 2012 : §39) – destinée à l‘échange entre les locuteurs de différentes langues romanes, ayant demeuré intentionnellement ou non dans la région du Magnreb qu‘il dénomme les

1 Citons entre-autres : khaoula TALEB-IBRAHIMI (2009), Gérard VIGNER (2010), Cécile CANUT (2011), Cyril ASLANOV (2011), Bernard TRAIMOND (2011).

104 États barbaresques. Selon lui, « la lingua franca aurait avant tout servi à faciliter la communication entre les locuteurs de diverses langues romanes mis en contact par les aléas du négoce, de la guerre ou de la captivité. » (Ibid : §4). Il fait référence au texte parodique «Contrasto della Zerbitana », en français « Dialogue de la Djerbienne », rédigé en Italie et remontant au XIVème siècle qui prouve que la lingua franca existe en Méditerranée depuis la fin du Moyen Âge. Il explique que cet idiome méditerranéen «n‘avait pas sa place en Méditerranée orientale où les langues romanes (français et italo-roman essentiellement) constituaient des transplantations d‘origine occidentale » (Ibid : 39§). Il adopte les termes de Uriel WEINREICH afin de nous décrire la coexistence de l‘arabe et la lingua franca en Méditerranée occidentale et parle de la présence dans cet espace de quatre systèmes : l‘arabité et romanité en plus de la romanité en bouche arabophone et de l’arabité en bouche romanophone.