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Limites et frontières, concepts et représentations identitaires

1.2 Identité, territoire et région: dialogue entre spatialité et relations sociales Avant d’entamer notre immersion dans les catégories théoriques d’identité, de territoire et de

1.2.1 Limites et frontières, concepts et représentations identitaires

Les limites et les frontières contribuent à individualiser un élément, qu’il s’agisse d’un être vivant ou d’un objet inanimé. Nous reconnaissons l’autre à partir de la différence et cette différence est marquée par les limites qui nous en séparent. Une relation traversée par la culture s’établit entre le regard de celui qui observe et l’objet observé, car si ce dernier existe indépendamment de son observateur, ses significations sont inaliénablement liées à la culture des humains qui les observent.

Les limites qui s’interposent entre les territoires et conservent leurs spécificités, peuvent être représentées par des éléments concrets - comme une clôture, un rempart - ou symboliques, renforcés par l’imaginaire collectif. L’homme idéalise une limite dans la nature, qui n’existe pas dans la réalité, comme par exemple, une rivière ou un ensemble géomorphologique. Les limites des espaces définis par la planification les séparent en paires différenciées, telles que l’urbain et le rural, le centre et la périphérie, les métropoles et les villes petites et moyennes.

Afin de faire dialoguer ces espaces dichotomiques, sont établis des réseaux hiérarchiques basées sur des réseaux physiques (systèmes de voirie, réseaux d’approvisionnement en eau, drainage et systèmes d’égouts, réseaux électrique et téléphoniques) ou virtuels (centres de pouvoir dans les relations de marché, réseaux internet, immigration etc.). À l’intérieur des villes, les limites sont définies par les instruments de la planification urbaine comme, par exemple, dans des zonages fonctionnels séparant en divers secteurs les zones industrielles, résidentielles ou touristiques.

Cependant, si en apparence les limites sont tracées avec objectivité, définies par des paramètres d’usage et d’occupation déterminés par la loi, ou par des cartographes (selon des critères), à partir de repères concrets, tels qu’une voie ou un canal, voire une coordonnée géographique d’un point identifié par le G.P.S., elles sont aussi imprégnées du non-visible, du symbolique et de l’imaginaire, où se retrouvent les dimensions culturelles, sociales et économiques. Si nous observons, par exemple, les zones résidentielles d’une métropole brésilienne telle que São Paulo, Rio de Janeiro, Salvador ou Recife, celles-ci nous apparaissent comme entremêlées par des poches de pauvretés – favelas – séparant la partie de la population, qui n’a pas accès au marché immobilier régulier, de celle qui s’y trouve régulièrement insérée. Les limites de ces polygones différenciés, caractérisant ces territoires, sont facilement identifiables par les tailles standardisées des lotissements, par le fait d’avoir ou non une régularisation foncière, d’être servis ou non par des réseaux d’approvisionnement en eau et d’égouts. Les éléments physiques ne sont pas les seuls à traduire les limites entre espaces socio-économiques différenciés. L’accès inégal aux services publics, les valeurs culturelles spécifiques, les situations de peur et de cohabitation avec la violence, les relations communautaires de solidarité sont quelques aspects non palpables qui délimitent également les territoires.

Portons notre attention sur les limites et les frontières qui s’établissent dans l’interprétation d’un espace géographique donné : le Semi-aride brésilien. Analysée par des chercheurs, disséquée par les diagnostics de plans et de projets, interprétée par des politiques publiques, qui prétendent « intervenir » pour changer la réalité, et vécue par ses habitants, cette portion du globe terrestre se différencie des autres par ses spécificités. Quelles sont ces spécificités qui caractérisent le Semi-aride? Comment ces spécificités sont-elles interprétées afin de configurer des délimitations précises qui identifient et différencient la

région? Observons leur limites et frontières en quête de leurs identités multiples, sans oublier cependant de nous interroger sur les limites et les frontières des savoirs disciplinaires qui la divisent en différentes parties afin de mieux appréhender le « réel » et pour mieux approcher la « vérité » : le naturel et le social, le culturel et le politique, le rural et l’urbain, le moderne et le traditionnel, le développé et le sous-développé. Enfin, celles-ci ne seraient-elles pas, parmi de nombreuses paires dichotomiques, l’antithèse de la complexité de la réalité, dans laquelle elles se présentent comme entremêlées, superposées, inextricables et se rétroalimentent mutuellement? Toutefois, si d’un côté, le discours renouvelé des politiques publiques et des mouvements sociaux cherche à imprimer une nouvelle image à cette région, si longtemps stigmatisée par la conjugaison entre sécheresse et pauvreté, les interprétations du Semi-aride apparaissent fragmentées et souvent enfermées, prisonnières encore du relent de certains préjugés tenaces. Nous essaierons de les reconnaître au long de notre lecture de cette région et de ses territoires, présentée dans cette première partie.

Dans son investigation, motivée par le besoin de comprendre la science au delà du produit d’une rationalité dissociée de la créativité, Hissa (2002) suggère que, malgré le besoin de limites pour identifier et différencier nettement une discipline, la critique de la fragmentation du savoir nous amène à considérer que la transgression de sa frontière est, de façon contradictoire, indispensable à sa propre existence. Cet auteur nous met en garde sur le fait qu’il existe encore une science « ancienne » qui, bien que se proposant d’intégrer les savoirs transversal et interdisciplinaire, ne parvient pas à dépasser les territoires des savoirs si rigidement construits.

« La construction du discours transdisciplinaire, pour faire référence à une des résultantes du processus de flexibilisation des savoirs, présuppose à son tour une attitude du sujet face au milieu avec lequel il interagit. Le mouvement explicitant le désir solidaire d’intégration interdisciplinaire ne suffit pas. Il est stérile sans le sujet qui se dirige vers l’autre, amplifiant sa formation, s’appropriant des langages conceptuels supposés étrangers, viabilisant le dialogue par lequel il réclame. Ainsi, la mobilité des frontières relatives à la connaissance assume la signification de la démocratisation de discours. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut imaginer un dialogue interdisciplinaire possible (...) et une lecture digne de la complexité du monde » (Hissa, 2002, p.14-15).

Pour transgresser les frontières, il faut en premier lieu les reconnaître. Si, d’un côté, celles-ci sont subjectives, inscrites dans la construction de la connaissance par les regards de divers champs disciplinaires, elles peuvent être matérialisées, objectivement délimitées et cartographiées, pour répondre au besoin de formulation de politiques publiques par l’État.

Ainsi, les diverses délimitations du Semi-aride existantes en tant que représentations de ces politiques sont le résultat des jeux de pouvoir entre l’État - responsable de son exécution - et les acteurs sociaux – participant à sa formulation. Même dans le cadre de l’État lui-même, ses diverses institutions (ministères et autres organismes fédéraux, gouvernements des

États fédératifs et municipalités) s’exercent à des jeux de pouvoir qui se traduisent par une proposition de politiques publiques spécifiques pour une même région (en l’occurrence, le Semi-aride). Les représentations des mouvements sociaux (organisations non gouvernementales - ONG, organismes associatifs et syndicats) ainsi que les organismes de financement de projet (les banques publiques) interfèrent dans la formulation et l’exécution des politiques publiques à travers les espaces institutionnels de participation. Il s’ensuit qu’appliquer les réflexions de Hissa aux limites de la région semi-aride et, surtout, à la mobilité de ces limites, qui se configurent dans les différentes délimitations proposées par les pouvoirs publiques pour définir la région, peut s’avérer être une voie intéressante dans la recherche des identités régionales et de l’identification de leurs territoires ainsi que de leurs territorialités. Quels éléments (physiques, politiques et sociaux) pourraient donc être avancés pour identifier la région semi-aride brésilienne?

Quant à son caractère physique, la nature est explicitement présente dans la définition même de la région identifiée par son niveau d’aridité. À partir de cette caractéristique naturelle associée au climat, la région semi-aride du Brésil se rapproche d’autres régions semi-arides de la planète et se différencie des autres régions humides du pays. L’aridité, tout comme une de ses conséquences, le phénomène des sécheresses, constitue une marque identitaire évidente. Le combat contre les effets négatifs de la sécheresse explique la recherche permanente d’une délimitation pour l’intervention des pouvoirs publics. Si, d’une part, la relation de la société avec cette nature se manifeste par l’appropriation inégale de ses ressources indispensables à la production et à la vie – la terre et l’eau -, la structure de pouvoir, quant à elle, basée sur la domination politique, renforce le type de relation homme-nature historiquement construit. Ainsi, tandis que les éléments de la homme-nature (le climat, la caatinga31) créent, d’une certaine manière, des similitudes entre le Semi-aride brésilien et les autres régions semi-arides du monde, les éléments de la formation socio-économique, indissociables de la culture sertaneja constitue également des marques identitaires de cette région, la différenciant d’autres présentant des caractéristiques climatiques équivalentes, mais se rapprochant de sous-régions du Nordeste et du Brésil dans lesquelles l’inégalité d’accès aux ressources se reproduit.

Dans ce sens, la recherche de la compréhension de ses limites naturelles, socio-économiques, culturelles et politiques nous conduit à la perception du fait que celles-ci se superposent, tantôt dans un renforcement mutuel, tantôt dans la contradiction. Toutefois, les limites qui caractérisent le Semi-aride mettent clairement en évidence une subordination au modèle de développement du pays et du monde qui évolue historiquement avec la science.

Tourné vers la géographie, et inspiré, en plus de géographes tels que Milton Santos et Manuel Correia de Andrade, l’œuvre d’Edgar Morin, Hissa (2002) aborde la connaissance

31 Végétation xérophile composée de cactées et d´arbustes épineux qui caractérise ses paysages typiques du Sertão.

socio-spatiale et les tendances contemporaines du débat sur la signification des frontières des savoirs dans la modernité et la postmodernité, ainsi que les espaces de transformation et de transgression face à la crise de la science moderne. Partant du présupposé qu’une des frontières les plus fortes de la science moderne est le sens du réel , l’auteur considère comme irrecevable la reproduction du monde et comme nécessaire sa représentation dans toute sa complexité, et il attire l’attention sur les frontières entre la critique, la perception, l’interprétation et l’analyse, comme expression d’objectivité. Selon lui, la recherche de la vérité absolue peut fausser la vérité, conduisant à l’irrationalité de certains projets scientifiques où l’on considère le monde qui « bat », qui a du sens pour le tout. Les objectifs de la science et les formes de production de la connaissance étant au cœur du débat, la nécessité s’impose d’établir de nouvelles trajectoires pour la construction du savoir face à la crise de la science, en tant qu’expression de l’inconsistance et des contradictions du savoir et des instruments produits. C’est dans ce contexte où se place la dimension occidentale de la modernité « qui se propage, qui étend toutes les valeurs ayant trait au progrès, qui se globalise dans ce qui est sensé être la dernière révolution technico-scientifique fondée sur la raison et la rigueur numérique » (p.29).

Si dans la contemporanéité on observe la critique de la science en quête d’émergence d’espaces de dialogue interdisciplinaires favorisant la créativité, la vision de la science positiviste en tant qu’expression de l’excès de rationalisme continue d’influencer la construction de visions ambiguës et dichotomiques sur le Semi-aride. Comment ces valeurs s’expriment-elles à travers les politiques publiques de développement régional qui se veulent durables pour le Nordeste et le Semi-aride? Quelles sont les limites entre les résultats escomptés et les résultats obtenus, entre le développement régional planifié et le sous-développement persistant, entre les propositions qui se construisent dans la concertation et celles que l’on impose, entre la segmentation et la coordination des dimensions multiples du développement durable? Ce sont là des questions qui n’épuisent pas les possibilités d’interprétation de la région semi-aride brésilienne, mais qui peuvent nous fournir des pistes pour appréhender les multiples constructions identitaires qui la travestissent.

La limite est définie par Hissa (2002) comme instrument du savoir qui s’insinue entre deux mondes, et dont la séparation aide à comprendre le tout. Cet élément souligne les différences entre des mondes, pour que l’on puisse mieux les connaître, mais renvoie également à l’idée de liberté, ou plutôt de la limitation de la liberté. Sous cet aspect, la limite représente l’obstacle, le gardien de l’accès au territoire interdit. Si la limite stimule l’idée de distance, de séparation, la frontière annonce la possibilité de transposer la limite, en quête de contact et d’intégration. La représentation matérialisée, traduite par la frontière, comme une porte, un cadre, explicite le symbolisme visuel de la limite. La première se place en avant, comme le début, et la seconde représente simultanément l’enveloppe qui contient le

territoire et lui donne une cohésion, et la ligne de partage, qui le sépare de l’autre territoire.

Tous deux démarquent des territoires, traduisent le passage vers d’autres champs de la nature supposée distincte; zone de transition entre domaines ou propriétés. On constate ainsi l’interdépendance des concepts de limite et de frontière (p.34-35).

Effectivement, ce qui nous attire dans ces concepts complémentaires de limite et de frontière, c’est la possibilité d’avancer à partir de cette première réflexion sur les constructions identitaires du Semi-aride brésilien et comment les notions de région et de territoire, catégories clés de l’analyse géographique caractérisent cet espace de façon différente.