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La complicité entre les notions de développement, progrès et modernité

2.3 L’évolution du concept de développement

2.3.1 La complicité entre les notions de développement, progrès et modernité

Si nous nous en tenons à cette voie prédéterminée que les régions devraient suivre pour prétendre au développement, le risque est grand de percevoir l’histoire de façon linéaire, se dirigeant vers un futur qui, même chargé d’inédit, reste dominé, planifié et prévisible. Le futur désiré, incluant le développement, embrasse un rêve de progrès. La conception du progrès

dans l’histoire récente du monde occidental (après la Révolution Industrielle), telle une quête suivant une route figée, est définie par Matilde Melo (2001), lorsque cette dernière se réfère à la relation épistémologique entre Développement et Modernité :

« L’inexorabilité du processus est telle qu’actuellement il est quasiment impossible d’imaginer un temps, où l’histoire de l’humanité ne serait pas perçue comme se dirigeant, selon une tendance « naturelle » vers un « progrès » continu, où le futur ne serait pas synonyme d’une production accrue. Au cours de la Préhistoire, et dans l’histoire de l’Orient, les effets du temps furent toujours perçus comme un processus circulaire, sans cette tendance linéaire servant de base pour caractériser le progrès dans le monde contemporain. (…) Néanmoins, après la Révolution Industrielle, l’idée de progrès qui, chez les Grecs était synonyme de perfectionnement culturel, fut reformulée comme un concept spécifique de l’économie, devenant fondamentalement synonyme de modernisation de l’Occident, en se joignant au concept de Développement et à l’ambigu concept de Modernité » (Melo, 2001, pp.8-9).

Réfléchissant à l’idée du progrès, Morin (1996) explique que la vision linéaire de cette notion, dans une traduction à la fois quantitative (eu égard à la croissance) et qualitative (liée à un idéal à atteindre), conduit à certaines équivoques : d’abord, lorsque, pour accéder au progrès, la notion de croissance économique s’articule à celle de développement social et humain ; mais encore, lorsque l’idée de progrès s’allie à celles de rationalité, d’ordre et d’organisation. Réfutant ces présupposés, l’auteur démontre que la croissance peut entraîner des préjudices, contraires au bien-être. En outre, le progrès sous-entend non seulement l’ordre, mais aussi le désordre. Duel, il organise en même temps qu’il dégrade, il crée en même temps qu’il détruit, et ainsi, tout ce qui vit (même les astres) meurt.

Accompagné de son contraire, le progrès n’embrasse pas l’ensemble de la réalité et se contente de recouper un des aspects du futur. La notion de progrès, et l’idée de développement qui lui est liée, devrait intégrer la production de la connaissance humaine, de façon à refléter toute sa complexité. Et Edgar Morin de rappeler :

« Il faut dire plutôt que, dans l’Univers physique, biologique, sociologique et anthropologique, il y a une problématique complexe du progrès. Dire complexité signifie que l’idée, ici le Progrès, comporte de l’incertitude, comporte sa négation et sa dégradation potentielle et comporte du coup la lutte contre la dégradation. Autrement dit, il faut faire un progrès dans l’idée de Progrès.

Le progrès doit cesser d’être une notion linéaire, simple, assurée, irréversible, pour devenir complexe et problématique. La notion de progrès doit comporter autocritique et réflexivité » (Morin, 1982, p.91).

Sur le plan socio-économique occidental, au sortir des guerres mondiales, et notamment la seconde, dans une perspective de reconstruction des pays amoindris, le progrès devient une préoccupation essentielle. Il s’agit alors de revenir à ce qui avait été initié lors de la Révolution Industrielle : la croissance industrielle.

Le débat sur le développement et ses pratiques dans les différents pays du globe n’a rien de linéaire. Tout le XXème siècle fut traversé de profonds changements et importantes

accélérations des conquêtes humaines, tant au niveau planétaire qu’extra-planétaire. Jamais auparavant, la domination humaine sur la nature n’a été si intense, ni sa capacité à dépasser ses propres limites et celles de son milieu, par des techniques et autres technologies, si exacerbée. L’histoire de l’humanité s’est construite par son processus de création et domination pour son propre confort. La conception d’un monde moins sauvage, plus contrôlé a toujours fait partie des objectifs de son processus de création. La prise de conscience du caractère destructeur de ce processus se fait par la mise en évidence de la finitude des ressources exploitées. Le processus qui crée, détruit et recrée est un effet de la modernité et du débat qui l’entoure. « Tout ce qui était solide et stable est ébranlé» disaient Marx et Engels (K. Marx et F. Engels, Le manifeste du Parti communiste, 1848), expression reprise par Marshall Berman (1986) dans son livre du même nom pour remettre en question le

« tourbillon de la modernité127 ».

Cherchant à éclairer la nature de la modernité, différente des phases antérieures, loin des explications purement économiques, l’auteur attribue à l’aspect révolutionnaire et à la base développementiste de la société moderne l’« esprit de la modernité ». D’après lui, le développement représente la quête de l’inédit, à partir d’un processus dialectique qui détruit l’ancien, porteur du germe de sa propre perte, pour construire le nouveau. Dans la construction des valeurs symboliques de « succès » et de « progrès » recherchées par le développement, l’ancien se fait insupportable et doit être éliminé par l’impérialisme humain pour donner lieu au moderne. Ces valeurs recèlent la certitude unique de la permanence de la modernité : une évolution continue vers la victoire. La modernité se trouve ainsi indélébilement marquée du sceau des inséparables notions de progrès et de développement. Le mouvement postmodernistemet cette question au centre du débat.

Cependant, modernité et postmodernité ne sont pas des étapes successives, selon David Harvey (1994) mais ils représentent plutôt des valeurs socioculturelles du monde contemporain qui interagissent simultanément. La libération humaine des mythes et la possibilité rationnelle de contrôler la nature, soit les idéaux du projet de la modernité, supposaient la croyance absolue dans le progrès. L'optimisme du projet moderniste se confronte à l'expérience des luttes de classes exprimées entre la bourgeoisie et le prolétariat. Pour l’auteur, les crises dans le système d'accumulation ne sont pas séparées des changements socioculturels : la modernité, en se manifestant différemment dans le temps, fragmente et déconstruit (1910-1914), met en valeur le lieu porteur de l'identité culturelle (dans la période de l'entre deux guerres) et impose le rationalisme centré sur la technique et réduisant la vision de la raison à un simple instrument du progrès (dans l'après-guerre). Quant aux critiques des auteurs postmodernes qui défendaient les mouvements de

127Dans la version traduite au portugais - BERMAN, Marshall. (1986) Tudo que é sólido desmancha no ar. São Paulo: Companhia das Letras. - s’utilise l’expression « a modernidade em turbilhão ». Berman, Marshall (1982).

All that is Solid Melts into Air. The Experience of Modernity. New York, Penguin Books.

contreculture de la décennie de 1960 en opposition au modernisme établi dans l'après-guerre, Harvey (1994) les considère légitimes en ce qu’elles soulignent les différences et le droit des personnes de s’exprimer avec leurs propres voix. Par ailleurs, remarque l'auteur, il faut dépasser les différences entre modernité et postmodernité afin de ne pas perdre de vue les processus généraux, le seul chemin possible pour essayer de comprendre le capitalisme.

La postmodernité, selon lui, ne rompt pas avec la modernité mais exalte son caractère éphémère et fragmenté présent dans notre société de consommation qui est nourrie par la logique capitaliste.

En mettant en parallèle le concept de développement et l’histoire du capitalisme, nous observons que, lorsque le capitalisme parvient à une phase de maturation, la notion de développement se consolide. Elle évolue alors et accompagne les transformations du capitalisme au cours d’un XXème siècle marqué par les avancées et les reculs, les crises et les conflits, par de Grandes Guerres mondiales, par des processus accélérés de reconstruction et d’industrialisation, par des conquêtes spatiales, par l’impérialisme et la modernisation, toujours associée au développement et, notamment, à sa quête. Comme l’explique M. Beaud (1999),

« Extraordinaire raz de marée qui d’une première grande dépression conduit à l’impérialisme, au partage du monde et à la « Grande Guerre », puis d’une première reconstruction, avec ici une brève prospérité et là la montée du fascisme, bascule dans la grande crise puis dans une Deuxième Guerre mondiale ; et enfin, au lendemain d’une nouvelle reconstruction, la décolonisation, la croissance, la prospérité, jusqu’à ce qu’éclate une nouvelle « Grande crise » mondiale, dont certains pensent qu’elle peut déboucher sur une « Troisième Guerre mondiale

». Un siècle de mise en valeur et de mise à sac de la planète ; un siècle d’industrialisation accélérée, de modernisation et de « développement du sous-développement » ; un siècle d’impérialisme » (p.181).

Le concept de développement, dans ses perspectives socio-économique et politique, se mesure, dans un premier temps, à l’aune de critères purement économiques, selon le niveau d’industrialisation du pays ou de la région. Apparaissent alors des classifications dichotomiques où s’opposent régions développées ou avancées du Premier Monde et régions sous-développées ou moins avancées du Tiers-Monde. C’est en partant du principe que ces dernières évolueraient pour atteindre le niveau de développement des premières que les concepts de régions en voie de développement et de pays émergents voient le jour.

La première moitié du XXème siècle voit émerger deux puissances qui, opposant, sur le plan socio-économique et politico-idéologique, deux systèmes dominants de production, redessinent la géopolitique mondiale. S’affrontent ainsi les Etats-Unis, leaders du capitalisme mondial et l’Union soviétique, constituée en bloc communiste. Berceau du capitalisme et de l’expansion impériale, le Vieux Continent en vient alors à dépendre de l’aide de l’ex-colonie britannique, qui y voit l’opportunité historique de bâtir son propre empire. Sur les décombres

de la Seconde Guerre Mondiale, dans un contexte de changement géopolitique, la théorie économique s’enrichit des termes de développement et sous-développement. Ce dernier apparaît officiellement dans le discours prononcé, en 1949, par Harry Truman, Président des Etats-Unis lorsque celui-ci annonce les bases de son fameux Plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe et met en avant la nécessité d’aider, aussi, les pays sous-développés. Cette aide se justifiait pour des raisons bien plus stratégiques (empêcher ces pays de se tourner vers le communisme) que morales (dans l’esprit d’un combat contre la misère). Dans ce contexte, les Etats-Unis se renforcent aussi bien économiquement, par l’implication des entreprises américaines dans le mouvement de reconstruction de l’Europe, que politiquement, grâce au contrôle d’instances comme l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le concept de développement, représenté par la croissance économique, était, alors, lié à l’idée de progrès et de modernité dans le contexte des conquêtes technologiques, spatiales et militaires dont le modèle de développement américain était le symbole majeur.

A la construction d’un archétype américain comme modèle à être reproduit Gilbert Rist (1996) attribue l’expression de « religion du développement ». Grâce à des politiques de coopération organisé autour d’un projet d’aide au développement des pays du Premier Monde pour ceux du Tiers Monde, toujours focalisées sur la croissance économique, cette

« religion » serait caractérisée par la dépendance entre les pays industrialisés et les pays non-industrialisés. De même que la notion de progrès est perçue comme un parcours déterminé qu’il faut suivre, la conception de développement est liée à celle de croissance – les pays sous-développés devant suivre un chemin, se mirant alors dans le modèle américain de développement. Comme le remarque l’auteur

« L’apparition du « sous-développement » évoque non seulement l’idée d’un changement possible en direction d’un état final, mais surtout la possibilité de provoquer ce changement.

(…) Le « sous-développé » et le « développé » sont de la même famille ; même si le premier est un peu en retard sur le second, il peut espérer combler l’écart, à l’image du « sous »-chef qui peut toujours rêver devenir chef à son tour… à condition de jouer le même jeu et de ne pas avoir une vision trop différente de la chefferie. (…) L’état de « développement » n’est donc pas l’inverse du « sous-développement », mais seulement sa forme encore inachevée ou, pour rester dans la métaphore biologique, « embryonnaire » ; dans ces conditions, une accélération de la croissance apparaît comme la seule manière logique de combler l’écart » (Rist, 1996, p.122-123).

Cette opposition est à la base du modèle centre et périphérie où les espaces de commandement (les pays du Nord) donnent les règles du jeu à ceux qui le subissent (les pays du Sud) et qui développent une pensée géopolitique tiers-mondiste128. Ce modèle qui

128Voir Samir Amin, Le développement inégal (1973) et Alain Reynaud, Société, espace et justice (1981).

mettait l’accent sur les conséquences néfastes de la colonisation a été dépassé par des réflexions fondées sur l’interaction des différents espaces mondiaux qui reconnaissent un rapport de dépendance dans les deux sens. Ce modèle se reproduisait au Brésil dans l’opposition entre le Centre-Sud « développé » et le Nordeste « sous-développé » qui a marqué durablement les politiques publiques de développement régional et les représentations identitaires du NE et du Semi-aride. L’implantation de la fruticulture irriguée, et par conséquence de la vitiviniculture du VSF, s’inspire du mythe du progrès à l'américaine dont la référence la plus marquante s'exprime dans l’image de cette région construite autour du discours d’une « Californie nordestine ». Nous revendrons à ces idées tout au long de cette thèse avec le soutien d'auteurs tels que C. Furtado, M. C. de Andrade et F. de Oliveira.

Paradoxalement, la prétendue recherche d’équivalence de développement par la coopération internationale, selon la construction dialectique de l’équilibre du propre système capitaliste dans sa phase impérialiste, ne va pas toujours à l’encontre des intérêts des pays centraux. C’est le cas des politiques protectionnistes liées aux stratégies d’industrialisation par substitution des importations dans les pays périphériques, notamment dans les années 1950 et au milieu des années 1960. Elles se présentaient comme une forme de rupture au processus de dépendance économique des pays périphériques envers les centraux et ont généré de significatives transformations économiques et sociales dans les premiers.

Pourtant, en incitant à la montée en puissance de divers secteurs industriels, cette stratégie de développement connaît des conséquences telles que des crises dans la balance des paiements et une progressive perte de qualité des biens produits pour la consommation nationale.

La théorie des pôles de développement (ou de croissance) élaborée par François Perroux (1961) a inspiré, depuis les années 1960, les politiques économiques régionales de nombreux pays, dont le Brésil. Dans cette approche, la notion de croissance économique est associée à la localisation de certains pôles (nœuds) centres d’une structure spatiale urbaine et industrielle qui la diffuse à travers la région avec une intensité variable. Il s’agit d’une théorie de la croissance des régions rendant compte de la formation d’inégalités dans l’espace. Selon l’auteur, la diffusion du développement polarisé présuppose des déséquilibres économiques qui pourraient être corrigés par biais de la planification. Dans ce sens, Perroux avance l’idée du développement polarisé à des phénomènes d’impulsion, des dynamiques locales et sectorielles dont les applications influencent l’action publique. Les analyses de dissymétrie des relations entre firmes, des phénomènes d’entraînement et de pouvoir au niveau des firmes transnationales développées par Perroux établissent une articulation entre les théories spatiales, l’économie du développement et la théorie de la firme (Georges Benko,1998). Les notions de districts industriels, clusters et systèmes

productifs locaux qui sont au cœur des stratégies de développement aujourd’hui ont leurs racines dans les pôles de développement de Perroux (Campolina, 2009).

Au Brésil la théorie de pôles de Perroux et son développement par d’autres théoriciens129 a inspiré l’action de l’Etat développementisme (surtout dans les décennies 1960 et 1970) influencé par les directives de la Commission Economique pour l Amérique latine et les Caraïbes - CEPAL selon lesquelles l’industrialisation était vue comme la solution pour combattre la pauvreté et le sous-développement sous la commande de l’Etat planificateur et interventionniste. L’implantation des Plans de dynamisation de l’économie tels que le Plan de Mettes (1956-60), et le Second Plan National de Développement (1974-79) selon Lima et Ferreira (2010) a été influencée par ces théories concernant la planification régionale. Outre l’implantation des pôles de développement dans une zone urbaine, les Pôles de