• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 Système juridique, tradition textuelle et traduction

1.1 Composantes du problème : droits et langues en présence

1.1.2 Les langues en présence : contextualisation

Le rapport entre le droit civil et le droit musulman a mis en place un autre rapport, celui de deux langues très différentes l’une de l’autre, à savoir l’arabe et le français. La langue est le véhicule du droit. Les deux, langue et droit, sont le produit d’une histoire. Phénomènes sociaux (Carbonnier, cité dans Cornu 2000, p. 12), ils sont l’expression d’une culture et d’un mode de vie. Le droit serait même déterminé par la langue (Cornu 2000, p. 11) et chaque langue imprime de son sceau le droit (Bessadi 2010, p. 41). C’est grâce à la langue que les schèmes de pensées,

les valeurs et les concepts sont mis en relief et identifiés comme des données propres à une société en particulier (ibid.). Le rapport que le droit peut entretenir avec la langue n’est pas à minimiser dans une situation de transfert juridique. La complexité de ce rapport conflictuel est bien mise en évidence par Cornu (2000, p. 12) dans ce qui suit :

[…] lorsqu’un droit né dans une langue est transposé dans une autre, l’égalité de principe des deux versions n’empêchera jamais que, relativement à l’affinité naturelle qui règne entre un droit et sa langue de naissance, la réussite de la transposition soit une conquête de haute lutte, fruit du labeur et de la peine, ce qui en fait – la différence sociologique – n’assurera pas nécessairement une égale réception et un même rayonnement à la version inévitablement marquée d’un certain artificialisme.

Le français, langue indo-européenne a été introduit au Maroc et en Tunisie par la colonisation. Langue de l’administration coloniale et des publications officielles, elle a été très vite élevée au rang de langue du droit et de l’administration. C’est en français que les rédacteurs des codes civils marocain et tunisien ont décidé d’écrire, malgré le fait que ces codes allaient vivre dans des environnements juridiques où ceux qui maîtrisaient la langue de rédaction étaient rares. Au Maroc, par exemple, le gouvernement colonial n’a pas jugé utile de diffuser sa langue parmi la population marocaine. Adoptant une politique sélective, il s’est investi dans la formation d’une petite élite, sélectionnée parmi les notables marocains. Benzakour (2012) écrit à ce sujet « La scolarisation n’a touché qu’un nombre infime d’enfants marocains musulmans. À la veille de l’Indépendance, le nombre de cadres marocains formés dans le système scolaire, mis en place par le Protectorat, était très restreint : 269 bacheliers seulement (J. Brignon et al.1968) sur une population de 8 millions environ ». Immédiatement après l’indépendance, le français a occupé la majorité des champs importants de la vie économique, juridique et économique marocaine, malgré quelques tentatives d’arabisation20.

L’arabe21 est la langue qui prévalait avant l’instauration du régime de protectorat. Langue sémitique (Kouloughli 2010, p. 7) à l’alphabet différent, elle « présente cette caractéristique d’être associée à une religion, l’Islam » (Benzakour 2000, p. 67). Fortement lié au Coran dont

20 Cette question sera traitée au chapitre IV de notre thèse.

21 Nous limitons notre approche ici à la langue arabe dite « classique », notamment celle employée dans les ouvrages du fiqh. Il

sera question dans le chapitre V d’une variante de cet arabe, qu’on peut appeler arabe moderne ou standard. À côté de l’arabe classique et de l’arabe moderne, il y a l’arabe dialectal, parler quotidien qui connaît des variantes en fonction des pays arabes. Le Maroc connaît, à côté de l’arabe dialectal, d’autres langues, parlées par des populations amazighes (peuples qui habitaient l’Afrique du Nord avant l’arrivée des Arabes).

le langage est souvent qualifié d’inimitable (mou’jiz), l’arabe classique a une certaine légitimation dans les pays arabes. C’est le symbole de l’arabité et de l’identité islamique et le facteur d’unité dans la communauté arabo-musulmane (Oumma). Sur le plan pratique, l’arabe est « un système codifié, renforcé par des siècles de tradition écrite : poésie antéislamique, ouvrages de grammaire, lexiques » (Boukous 1979). De nos jours, une forme dérivée de l’arabe classique constitue la langue de la littérature et de l’enseignement et est utilisée « dans la presse écrite et dans l’administration » (Benzakour 2000, p. 68) ainsi que dans les discours officiels dans les pays arabes. Cette variante ne présente pas de différences « morphosyntaxiques et phonologiques notoires » (Benzakour 2000, p. 68) avec l’arabe classique, mais diffère quant à son style et contient une nouvelle terminologie imposée par le contact colonial et les besoins de modernisation qui ont suivi celui-ci. Ce qu’il est d’usage de qualifier d’arabe classique est rarement utilisé dans le parler de tous les jours (excepté par une élite savante ou des amoureux de la langue originale). Dans le contexte historique du transfert juridique qui nous intéresse, quelle était la langue du droit au Maroc et en Tunisie? Existait-il seulement un arabe juridique à cette époque? Pour en avoir le cœur net, nous avons consulté les ouvrages prévalant à l’époque précoloniale et dont la présence est encore vivante dans l’espace juridique arabo-musulman. Jusqu’au 19e siècle, époque des premières colonisations dans les pays de l’Afrique du Nord (dont le Maroc et la Tunisie), la langue du fiqh a été l’expression juridique usuelle de la société arabo-musulmane. L’arabe de cette époque adoptait un certain mode d’énoncé répondant à une construction qu’on juge aujourd’hui classique, parfois même archaïque. En effet, le fiqh a donné naissance à un « […] type de prose, que l’on peut qualifier de technique et qui se caractérise, malgré une certaine lourdeur, par une indéniable précision analytique » (Kouloughli 2007, p. 70). Cette prose recourt à « une énorme terminologie technique extrêmement spécialisée » (ibid.)22. Il reste qu’on ne peut qualifier cette forme linguistique de « langue juridique », comme celle qui existe dans le monde civiliste. Il faut toutefois noter que s’il n’existe probablement pas de répertoire connu de termes qualifiés explicitement de juridiques, il existe bien un nombre d’ouvrages23 consacrés à la langue du fiqh ainsi qu’à des types de langages techniques liés à

22 Des exemples d’énoncés islamiques seront montrés dans les pages qui suivent.

23 Pour une liste de ces ouvrages, consulter Mou’ajam al-mostalahate al-ahliya wa al-iqtissadiya fi loughate al-fouqaha

certains métiers, à la consignation de termes rares, aux termes philosophiques, et même aux emprunts. Certains de ces ouvrages pouvaient contenir entre leurs pages une certaine terminologie administrative. L’existence d’un nombre impressionnant d’ouvrages consacrés à la terminologie montre la conscience des fouqaha de l’importance de cet aspect dans le traitement d’un domaine de spécialité. Les premiers ouvrages n’étaient toutefois pas élaborés de la même manière que les lexiques civilistes, c’est-à-dire qu’ils ne répondaient pas aux critères de classification reconnus par les rédacteurs de lexiques modernes. Quelques ouvrages manuscrits consultés montraient que les auteurs classiques commençaient par réunir dans un chapitre (une ou deux pages) les termes relatifs à un aspect particulier, sans ponctuation et sous une forme compacte. Ensuite, ils les expliquaient un à un. Ce fait a poussé des auteurs contemporains à remanier ces ouvrages classiques de manière à les rendre plus faciles à la consultation (ponctuation, pagination, numérotation des entrées, présentation alphabétique). Dans tous les cas, les ouvrages du fiqh ne font pas de différence entre la langue savante naturelle des fouqaha24 et une langue spécialisée juridique. Les fouqaha traitaient le cas juridique de la même manière qu’un cas non juridique (ibadates : jeûne, mariage, piété). La langue du fiqh englobait toutes les sphères de la vie, juridique ou autre. Dans ce contexte, on doit se poser des questions sur la langue utilisée par les traducteurs de notre corpus pour reformuler le texte vers l’arabe. Ont-ils opté pour la langue savante qui prévalait avant l’instauration du régime de protectorat, soit celle des ouvrages qui régissaient la vie juridique des Marocains et des Tunisiens, c’est-à-dire la langue25 du fiqh, ou ont-ils inventé un nouveau langage afin que la langue arabe puisse accueillir les nouvelles données juridiques? Il semble que plus la différence entre les langues est grande, plus la traduction est difficile, mais il semble aussi qu’un droit peut s’exprimer en plusieurs langues (Cornu 2000, p. 12). Quoi qu’il en soit, la traduction législative, en ce qu’elle met en relief une forme extrême de langage marqué, constitue l’illustration par

Hassan Mahmoud Chafe’i (1994) à l’ouvrage de Sayf addin al-Amidi (12e siècle) al-moubayin fi charh maani alfad al-

houkama’e et al-moutakalimin (L’explication du sens des termes utilisés par les savants et les orateurs).

24 Appelée « langue commune » par Cornu (2000, p. 23). Il s’agit de la langue de communication dans une société linguistique

donnée (Wroblewski 1988, p. 17).

25 La frontière entre langue et langage semble confuse dans les écrits traitant de la traduction juridique. Dans sa thèse de doctorat,

Traduction de textes juridiques néerlandais et transfert culturel (1998), Héroguel distingue la langue du langage, mais admet

que « le sens de ces mots se recoupe parfois » (1998, p. 30). Il affirme que « par convention, nous entendrons par “langue” une langue particulière, comme le français, l’anglais, le néerlandais, etc. ». Selon cet auteur, le langage a deux acceptions. Il signifie d’abord « la capacité de l’homme à utiliser et à s’exprimer à l’aide d’un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes »; ensuite, « le sens employé par Gérard Cornu […] c’est-à-dire en tant que “langage spécial” ou “langue de spécialité” ». À ces deux mots, il faut ajouter celui de discours (voir Bocquet 2008).

excellence du rapport entre droit et langue, surtout en cas de transfert juridique d’un code reconnu mondialement comme un modèle de technique législative et dont la spécificité stylistique (Cornu 2000, p. 267) suscite beaucoup d’intérêt.