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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.1 Le virage descriptif en traductologie

2.1.1.2 Intérêt et limites des normes traductionnelles

Le concept de normes place la traduction dans un contexte socioculturel, permettant ainsi de voir cette pratique comme phénomène social et non pas uniquement comme un arsenal d’instruments techniques destinés à qualifier l’acte traductionnel. Rejetant la perspective classique de la traduction comme une rencontre entre un individu et un texte dans une situation de communication déterminée (Toury 1998, p. 18), ce concept permet de traiter la traduction comme une activité socioculturelle, menée dans un contexte déterminé par un agent plus ou moins présent, dont le résultat reflète toutes les contraintes subies au cours du processus traductionnel. Puisqu’elles sont opérationnelles dans toutes les étapes de la traduction, les normes contribuent à la complexification de l’activité de traduction, faisant passer cette discipline d’une simple pratique à un phénomène dont les étapes sont observables et analysables. L’accent mis par Toury sur la position de la traduction (texte) dans le système (littéraire) cible

permet d’envisager les relations de pouvoirs dans le processus de traduction parmi les traducteurs appartenant à des groupes différents ou parmi le champ de traduction et d’autres champs (le droit, entre autres).

Le concept de normes a permis un certain degré d’abstraction dans les études sur la traduction. Les normes vues comme « category for descriptive analysis of translation phenomena » (Toury 1980, p. 57) constituent des balises permettant d’expliquer le choix et les décisions du traducteur, des instruments de mesure des régularités de choix de ce dernier et de son intention traductive (Hermans 1999, p. 79). Puisqu’il comporte une grande part d’observation des actes69 du traducteur, en particulier pour y relever des régularités, le concept de normes a aidé ultérieurement70 à orienter l’intérêt traductologique vers la position de celui-ci dans la société et à produire des hypothèses d’explications de ses prises de position, de ses choix traductifs (intentionnels ou déterminés) et de la façon dont celui-ci justifie ces choix. Indirectement, le concept de normes a élevé le traducteur au rang d’agent social dont le pouvoir, selon la position qu’il occupe dans le groupe, va jusqu’à opérer un changement dans les normes (Toury 1980, p. 17). En effet, en dehors de toute pression extérieure dont le traducteur peut faire l’objet, c’est généralement lui qui jongle entre les normes du texte source et du texte cible et qui choisit d’adhérer ou non à une politique de traduction. C’est également à lui que sont dévolues les décisions concrètes concernant l’acte traductionnel (normes opérationnelles)71. Dans un autre ordre d’idées, le concept de normes a permis d’inclure l’environnement de la traduction (critiques, préfaces des traducteurs) ainsi que l’apport de personnes, autres que le traducteur, « involved or connected with translation » (Toury 1980, p. 57) dans la pensée traductologique. Le concept de normes traductionnelles souffre toutefois d’un écueil majeur, à savoir le manque d’une définition claire de ce que peut être une norme. L’accent mis sur les caractéristiques d’une norme ne permet pas une visualisation claire de ce concept. La définition qu’en donne Toury reste une tentative de catégorisation de l’analyse descriptive du phénomène de traduction plus

69 Toury distingue entre l’acte de traduction et l’évènement de traduction. Le premier désigne la traduction comme activité

mentale (cognitive) et le second englobe le contexte de production de cette traduction ainsi que le texte traduit lui-même (Toury 1980, p. 19).

70 Pour ce qui est des virages culturel, postcolonial et sociologique.

71 La prise en considération de la subjectivité du traducteur, notamment dans la justification des normes a ouvert le chemin vers

qu’une définition du concept lui-même. Toury ajoute à l’ambiguïté du concept en affirmant qu’une norme est différente de sa formulation verbale (Toury 1980, p. 52), c’est-à-dire de sa manifestation dans le monde réel. C’est ainsi que la formulation d’une norme peut être positive ou négative (Toury 1980, p. 52). Une formulation positive peut prendre la forme d’une recommandation (dès que vous le pouvez, utilisez une expression idiomatique) ou d’une obligation (entre plusieurs possibilités, optez toujours…). Une formulation négative peut aussi prendre la forme d’une recommandation ou d’une prohibition (essayez d’éviter les expressions ambiguës) ou (n’utilisez jamais…). De cette façon, Toury ne définit pas les normes elles-mêmes, mais plutôt les manifestations grâce auxquelles une certaine « awareness of the existence of norms and their significance » (Toury 1998, p. 16) est possible. Ces manifestations verbales serviront aussi de données dans l’étude d’un comportement traductif gouverné par les normes et partant, à l’étude des normes elles-mêmes72 (ibid., p. 16).

Le flou conceptuel autour de la notion de normes a non seulement donné naissance à quelques définitions directes ou indirectes du concept, mais également à diverses tentatives pour en repousser les frontières. Hermans par exemple, semble prendre les normes dans leur sens large, « include the entire range from strict rules down to conventions » (Hermans 1999, p. 2). Critiquant l’accent mis par Toury sur l’aspect contraignant73 des normes, il propose de ne pas voir en ce concept un moyen de recherche de régularités de comportement, mais plutôt un instrument d’analyse pour une étude historique de la traduction et un moyen de mettre en relief certains aspects négligés jusqu’à maintenant dans les études qui ont recours aux normes traductionnelles. Les aspects négligés sont des options écartées par le traducteur durant le processus de prise de décision. L’analyse des options écartées rendra possible la compréhension de la signification des choix adoptés (Hermans 1999, p. 3). Mona Baker (1997, p. 164, citée dans Munday 2001, p. 113), qualifie les normes d’options dont le traducteur dispose dans un contexte socioculturel sur une base régulière. Elles rendent compte des conditions de réalisation d’une traduction dans un contexte historique et dans une situation en particulier. Gisèle Sapiro tente une qualification des normes. Elle traite des normes de « fidélité », de « respect du texte

72 Remarquons que les normes ici servent à la fois d’outils et de finalité.

73 Hermans propose plutôt de voir les normes comme un modèle « in offering ready-made solutions to particular types of

original dans son intégralité » et de « la supériorité des traductions directes sur les traductions indirectes » (2001, p. 202). Elle va plus loin en opérant une différence entre les normes de traduction des textes spécialisés (juridiques, techniques ou scientifiques) qui obéissent à des contraintes spécifiques de précision au détriment de tout désir esthétique et les normes de traduction des textes littéraires pour lesquelles les considérations stylistiques et esthétiques sont importantes. Andrew Chersterman propose une reconfiguration des normes fondée sur les effets de celles-ci. Il met en place deux types de normes traductionnelles : les « expectancy norms » et les « professional norms ». Les premières renvoient à l’idée de ce qu’une communauté linguistique particulière se fait d’une traduction « regarding grammaticality, acceptability, appropriateness, style, textuality, preferred conventions of form or discourse and the like » (Chesterman 1993, p. 69). Ces normes englobent également des facteurs économiques et idéologiques. Chesterman attire l’attention sur l’idée que les « expectancy norms » puissent recevoir une forme de validation ou de critique d’une personne habilitée à le faire (professeur, critique par exemple), ce qui pourrait influencer la réception de la traduction parmi ses destinataires (ordinaires). Les « professional norms » gouvernent les méthodes et les stratégies acceptées au cours du processus de traduction. Elles se subdivisent à leur tour en trois catégories : « accountability norms », « communication norms » et enfin « relation norms ». La place prédominante accordée au concept de normes en traductologie est contestée par certains traductologues. Lawrence Venuti (1998, p. 27) critique le caractère répressif des normes qu’il voit uniquement comme des contraintes imposées au traducteur. Les normes excluent la prise en considération de l’hétérogénéité d’une langue (ibid., p. 30), d’une culture ou d’une société. Bien que le concept de normes reconnaisse le contexte socioculturel d’une traduction, la quête d’objectivité de la pratique traductionnelle à laquelle répond l’existence même des normes omet de prendre en considération la forte charge de valeurs qu’une traduction peut porter. De ce fait, une analyse des normes ne serait possible que si l’aspect culturel est mis en relief, car les normes, qu’elles soient linguistiques ou littéraires, comprennent « diverse range of domestic values, beliefs, and social representations which carry the ideological force in serving the interests of specific groups. And they are always housed in the social institutions where translations are produced and enlisted in cultural and political agendas » (ibid., p. 29). Douglas Robinson (1991, p. 260) n’a consacré que quelques lignes à la question. Faisant de la

traduction une opération psychosomatique, il considère que le concept de normes n’est pas pertinent à la traduction, car son caractère régulateur empêche les traducteurs de se fier à leur intuition. Jean-Marc Gouanvic remet en cause la portée des normes sur les traducteurs. Selon ce traductologue, la traduction en tant que pratique « has little to do with conforming to norms through the deliberate use of specific strategies; in other words, it is not a question of consciously choosing from a panoply of available solutions. Norms do not explain the more or less subjective and random choices made by translators » (2005, p. 157-158).

Le concept de normes est fortement sociologique. Toury reconnaît que la perspective de recherche des normes est socioculturelle et que ce faisant, il est tout à fait naturel de puiser dans les sciences sociales (Toury 1998, p. 15). C’est ainsi que des termes comme « convention sociale » (Toury 1998, p. 14), « négociations » ou encore « validation » et « légitimation » viennent appuyer l’élaboration de la conception tourienne d’une théorie de la traduction. De plus, on trouve dans la définition tourienne du concept tous les éléments d’une définition générale d’une norme au sens sociologique. Il s’agit de comportements prescrits par la société, fondés sur les valeurs partagées par un groupe social. Le rôle de la socialisation de l’individu y est essentiel. Appliqué à la traduction, le concept de norme traductionnelle signifie, entre autres, que les comportements traductionnels sont intériorisés par les individus grâce à la socialisation. Le caractère collectif de la légitimation des normes exerce une pression sur le traducteur. Sous cette pression, le traducteur développe des stratégies pour répondre aux attentes « behaving as one should expect from a literary agent » (Even Zohar 1990, p. 40; cité dans Wolf 2007, p. 8). Le penchant sociologique chez Toury est remarqué par Gentzler qui note la place minoritaire allouée aux aspects stylistiques et linguistiques du processus de traduction dans la théorie tourienne. Il affirme que le choix tourien des textes est toujours idéologique, marqué par une « preference for social and even ‘socialist’ works, for certain subjects and topics ». (Gentzler 2001, p. 124). Un tel avis est partagé par Simeoni qui semble voir chez Toury une certaine tendance, de plus en plus marquée, vers des considérations sociologiques (2005, p. 5). En effet, dans Descriptive Translation Studies and Beyond, Toury explore davantage le côté social des normes, le rôle social du traducteur ainsi que les pressions sociales qui poussent constamment celui-ci à ajuster son comportement traductionnel (1995, p. 62 et suiv.).

Bien que la définition tourienne des normes traductionnelles soit grandement sociologique, ces dernières n’ont pas le même objectif que les normes dans le sens strictement sociologique. Elles ne constituent, du moins dans la perspective tourienne, qu’une tentative de catégorisation du processus traductionnel et de ce fait, elles ne nous éclairent pas sur la nature ni la fonction sociale des normes. Dans l’état actuel de la recherche, les normes semblent servir à expliquer le comportement du traducteur, ses choix et ses exclusions ainsi que sa réaction aux contraintes socioculturelles (Hermans 1999). Le concept sert également à présenter les motifs de la sélection des textes à traduire ainsi que la stratégie adoptée pour ce faire (Chesterman 1997). Les diverses applications pratiques des normes comportant une grande part de spéculation, il semble que la traduction ne soit pas encore débarrassée de l’indétermination qui l’a toujours caractérisée. À moins d’une conceptualisation claire de ce concept et du lien de cause à effet entre, par exemple, un texte et les normes qu’on peut y « déchiffrer », il est légitime de se poser des questions sur le véritable apport de ce concept à la traductologie74 dont Toury lui-même déplore le « galvaudage » qui en a fait une sorte de « catch-phrase » (Toury 1998, p. 12) dans l’espace traductologique.