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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.4 Le virage sociologique en traductologie

2.1.4.4 Critique du virage sociologique

2.1.4.4.1 Une approche (trop) interdisciplinaire?

L’emprunt de cadres théoriques ou de modèles heuristiques ou épistémologiques à la sociologie n’est pas toujours perçu comme un enrichissement du champ sociologique. Dans « Y a-t-il une place pour une socio-traductologie? » Yves Gambier s’interroge sur la place éventuelle d’une socio-traductologie. Il se demande si les virages fréquents en traductologie constituent des « hésitations épistémologiques » (Gambier 2007, p. 205), des « essais méthodologiques » ou des « virages opportunistes » (ibid., p. 205-206). Le recours à des concepts sociologiques tient- il lieu de « bridging role », comme semble le penser Chesterman (2007, p. 172) dont l’utilité est d’arriver à une sorte de « consilience » dans l’espace traductologique et de mettre fin à la fragmentation, déjà considérable, de la discipline? Wolf (2007, p. 22), discutant du recours massif aux concepts bourdieusiens, estime qu’il est grand temps de passer outre l’aspect heuristique119 emprunté à la théorie bourdieusienne et de chercher « more closely into the theorising potential of his framework for a more comprehensive understanding of translation ». Un tel saut ne serait possible que si un « critical questioning of the limits of his theoretical and analytic work for the development of a sociologically oriented translation studies » (ibid.) est entrepris.

Les perspectives sociologiques semblent opérer une sorte d’application partielle des concepts empruntés. Une « certaine vulgarisation » (Gambier 2007, p. 207) semble avoir transformé les concepts bourdieusiens en termes fétiches (ibid.) qui ne sont pas exploités en profondeur. Le

118 Graphie adoptée par l’auteur cité.

119 Citant Bernard Lahire (Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, 1999), Michaela Wolf semble s’adresser aux

traductologues pour leur demander de cesser l’« endless repetition of these concepts and prefabricated arguments » et de se livrer à une relecture critique de ses travaux en entamant un dialogue constructif avec le sociologue (Wolf 2007, p. 22).

concept d’habitus en particulier semble faire partie de ces bridge concepts « which capture overlaps between other notions, and thus enable us to cross borders and set up new viewpoints » (Chesterman 2007, p. 172) dont le courant sociologique est très fécond. Il pourrait être considéré comme la réaction du traducteur aux normes et aux contraintes que ces normes lui imposent, consciemment ou inconsciemment. Sans remettre en question la pertinence de l’importation de ce concept dans l’espace traductologique, on gagnerait mieux à en définir les frontières, de manière de permettre la pleine saisie de sa signification et de pouvoir l’appliquer en connaissance de cause au cas traductologique en particulier. Il faudra également décider de la part de déterminisme qu’il comporte. Est-il toujours vrai que les choix lexicaux et esthétiques du traducteur ne sont pas des choix stratégiques conscients (Gouanvic 2006), ce qui l’empêche d’être « complètement le sujet de ses pratiques » (Bourdieu 1997, p. 166)? Ou à l’inverse peut- il adopter des stratégies propres selon un certain « objectif » qu’il se fixe?

Il semble que les concepts sociologiques empruntés à la sociologie de Pierre Bourdieu ne soient pas suffisants (Gouanvic 2006, p. 131 et 2007, p. 169) pour mener à bien une recherche traductologique ou pour « construire un discours théorique sur la traduction » (Gouanvic 2007, p. 169). Par conséquent, il est fait appel à des notions purement traductologiques pour pouvoir mener à bien une analyse de traductions. On assiste alors à des alliages entre des concepts sociologiques et des concepts traductologiques, à des comparaisons et à des tentatives de rapprochement entre certains concepts. Gouanvic (2007, p. 82) par exemple fait appel au concept d’habitus pour reconceptualiser la « pulsion de traduire » de Berman en « libido

translatandi », à la manière bourdieusienne (libido sciendi, par analogie) (Bourdieu 2003,

p. 25). Selon Gouanvic, Bourdieu va au-delà de la constatation bermanienne voulant que les traducteurs soient motivés par une telle pulsion : toute la théorie sociale de Bourdieu est construite pour expliquer le rôle de l’agent et ses pratiques. Gouanvic va encore plus loin en établissant un certain parallélisme entre les notions bourdieusiennes et bermaniennes : l’expérience bermanienne ressemble à la pratique bourdieusienne et la réflexion bermanienne équivaudrait au concept de réflexivité chez Bourdieu. Dans une autre contribution (2007, p. 88) et pour relativiser l’idée du « transport homologique » parfait opéré par la traduction, Gouanvic fait appel au concept de décentrement de Meschonnic, tout en lui conférant un sens sociologique. Un autre concept de Meschonnic employé par Gouanvic (2006, p. 129-130) est celui de la

signifiance qu’il associe à l’illusio bourdieusienne. Le traductologue affirme que c’est par la signifiance que serait possible l’évaluation du transfert de l’illusio d’un texte à un autre (ibid.

p. 131). Gouanvic emploie la signifiance de Meschonnic pour traiter le « matériau textuel » (2007, p. 39), notamment des éléments comme, la ponctuation, la rythmique ou la prosodie des textes qui font l’objet de son analyse.

Gouanvic n’est pas le seul à recourir à la pensée bermanienne. Pierre Lassave (2006, p. 150) considère que le projet bermanien rejoint la sociologie dans sa recherche de détermination de la position explicite ou implicite du traducteur au sein de « l’horizon traductif » et permet d’analyser, sur le plan traductologique, l’analyse de la réception et des effets d’une traduction, notamment à travers la critique, à la fois sur le public et sur le traducteur. Dans son article « The location of the ‘translation field’: Negociating borderlines between Pierre Bourdieu and Homi Bhabha », Wolf estime également que la théorie sociale de Bourdieu est insuffisante pour rendre compte de tous les enjeux du transfert culturel (2007, p. 114), puisqu’elle ne met pas la lumière sur le phénomène de médiation, lequel « generates the actions of the agents involved in the translation enterprise » (p. 110). Pour ce faire, Wolf fait appel au concept du « Third Space » d’Homi Bhaba, qui présente des analogies avec ce qu’elle dénomme « mediation space » mettant l’accent sur ce qui est « in between », hybride ou qui constitue une « zone de contact » elle-même productrice d’une forme de vie. La prise en considération de cette zone de contact est seule capable de rendre compte des renégociations continues qui accompagnent le processus de traduction et que le concept de champ, tel que perçu par Bourdieu, ne met pas en relief (2007, p. 22).