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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.2 Le virage culturel en traductologie

2.1.2.1 Apport fondamental du virage culturel : l’idéologie

L’idéologie est un élément qui n’est pas étranger aux études descriptives. Selon Toury, c’est un des éléments qui « relativise » l’objectivité de ses normes (Toury 1980, p. 57). L’idéologie comprend une forme de manipulation des normes existantes de manière à les faire correspondre à certains objectifs notamment à « ce qu’une société doit être ou est permise d’être » (Lefevere 1992, p. 14). Dans la perspective culturelle, l’idéologie est une notion clé qui occupe une place de choix dans les travaux de bon nombre de chercheurs.

Lefevere n’a pas donné une définition précise de ce qu’il entendait par idéologie. Les éléments de définitions de ce concept qu’on peut réunir à la lecture de plusieurs de ses ouvrages sont très généraux. L’idéologie serait une vision du monde (cité dans Hermans 1999, p. 126) ou un « grillwork of form, convention and belief which orders our actions » (Lefevere 1992, p. 16). Dans un de ses derniers travaux (1998), fondé sur le concept du capital culturel du sociologue

75 Bien que Lefevere emploie le terme « système », il se distancie de la vision qu’en donnent les systémistes comme Toury.

Lefevere donne à ce concept un sens heuristique. Il le définit comme « a map to make sense of a territory » (Lefevere 1984, p. 91, cité dans Hermans 1999, p. 126).

Pierre Bourdieu (Bassnett 2003, p. 444), Lefevere définit l’idéologie comme un « conceptual grid that consists of opinions and attitudes deemed acceptable in a certain society at a certain time, and through which readers and translators approach texts » (Lefevere 1998, p. 48). L’idéologie dans la perspective de Lefevere sert d’instrument d’interprétation et d’explication du comportement des « rewriters » dont le traducteur fait partie. Elle est apparente et directe, surtout quand elle est imposée par les patrons. D’un point de vue sociojuridique, cette idéologie serait facilement observable dans l’histoire puisqu’elle sert de justification de la position d’une communauté donnée.

Un concept particulier chez Lefevere, le patronage76, porte en lui une forte charge idéologique. Pour Lefevere, la traduction est une forme de réécriture. Or, toute réécriture reflète une idéologie qui participe à la manipulation de la littérature dans une société donnée d’une manière donnée (Lefevere, 1992). La traduction constitue le « type de réécriture le plus reconnaissable dont l’effet est potentiellement très grand puisqu’elle est susceptible de projeter l’image de l’auteur ou de textes au-delà des frontières de la culture source » (Lefevere 1992, p. 9). Le traducteur est ici un « professionnel » qui a le monopole de compétence dans son champ particulier (Max Weber, cité par Lefevere 1992, p. 14) et qui peut accepter ou rejeter des œuvres (littéraires) parce qu’elles répondent ou ne répondent pas à l’idéologie dominante de son époque (Lefevere 1992, p. 12). Il peut également adopter une stratégie traductionnelle de manière à répondre aux exigences de cette dernière. La forme de pression que peut prendre cette idéologie est qualifiée de « patronage » par Lefevere. Le patronage constitue l’ensemble des pouvoirs et des moyens qui peuvent être détenus par des personnes ou des institutions qui peuvent permettre ou ne pas permettre la lecture, l’écriture et la réécriture de la littérature (Lefevere 1992, p.15). Plus intéressé par l’« ideology of literature than in its poetics » (Lefevere 1992, p. 15), le

patronage est composé de trois éléments, à savoir un élément idéologique, un élément

économique et un élément symbolique (status). L’élément idéologique est l’élément par lequel le patronage exerce des contraintes sur le choix et le processus de traduction. L’élément économique renvoie au fait que les traducteurs ont droit à une rémunération fournie par les

76 L’idée de patronage est déjà évoquée par plusieurs chercheurs, dont Delisle et Woodsworth. En effet, ces derniers traitent

dans Les traducteurs dans l’Histoire (2007) de cette forme de pouvoir exercé par « les personnes en autorité » (patrons selon Lefevere) sur la traduction.

patrons en contrepartie de leur travail. L’élément de status réfère à la reconnaissance du

traducteur par le groupe social auquel il appartient.

Le concept de patronage présente quelques similitudes avec certains concepts dominants en traductologie. Par rapport au virage sociologique, il renvoie à certains aspects de la théorie sociale de Pierre Bourdieu. Par exemple, le concept de status renvoie à celui du « capital symbolique », défini selon le sociologue comme étant « le capital économique ou culturel lorsqu’il est connu selon les catégories de perception qu’il impose, les rapports de force symbolique tendent à reproduire et à renforcer les rapports de force qui constituent la structure de l’espace social » (Bourdieu 1987, p. 160). Le concept renvoie également à cette forme de sanction (positive : récompense, honneur ou titre) allouée par le groupe à ceux qui se conforment à ses exigences. Il y a un aspect de l’illusio bourdieusien dans le patronage, dans la mesure où l’acceptation de celui-ci renvoie à l’acceptation du traducteur de jouer le jeu d’adhésion au groupe et d’accepter les enjeux d’une telle adhésion (soumission aux patrons). L’aspect contraignant de la composante idéologique du patronage renvoie au concept de normes tourien. Toury voit essentiellement les normes comme des contraintes sur les comportements du traducteur (Toury 1998, p. 17; Hermans 1999, p. 79), ces contraintes correspondant aux paramètres plus ou moins imposés par les patrons au traducteur. Tout non-respect de ces paramètres entraînera des sanctions qui peuvent aller jusqu’à l’exclusion du groupe (Lefevere 1992, p. 14). La différence entre les « paramètres » et les « normes » sont que ces dernières, telles qu’elles sont entendues par Toury, peuvent relever du conscient ou de l’inconscient du traducteur, tandis que pour Lefevere, il semble qu’elles soient clairement comprises dans les ordres donnés par les patrons. Chez Lefevere, le traducteur est conscient des « contraintes » exercées sur lui. Il peut choisir d’y adhérer ou de les rejeter, et d’accepter les conséquences de son choix.

Un des grands avantages que la traductologie doit au virage culturel est sans doute la valorisation du traducteur. Celui-ci est appelé à sortir de son invisibilité en apposant son empreinte sur le texte traduit au moyen de différentes techniques (étrangéisation ou minorisation). Sa place en tant qu’artisan dans la création de cultures (Delisle et Woodsworth 1995) ou de régulateur du système littéraire et social est mise en relief (Lefevere 1992).

Il est toutefois important de noter la place ambivalente du traducteur, notamment chez Lefevere. D’un côté, étant un agent de légitimation du statut et des pouvoirs de la classe dominante, c’est à travers lui que les patrons régulent les rapports entre le système littéraire et les autres systèmes, mettant ainsi de l’ordre dans toute la société (Lefevere 1992, p. 15). Le pouvoir de décision qui lui est dévolu fait de lui un agent dont les actes ont des effets sur la culture et la société auxquelles sa traduction est destinée. D’un autre côté, le traducteur étant un « rewriter », son rôle dans le processus de communication est minimisé au profit de celui des patrons qui lui imposent des textes conformes à leur idéologie. Il est vrai que Lefevere donne au traducteur la liberté de se soumettre ou de rejeter le patronage, mais comme le traducteur est un être qui doit travailler pour vivre, on se demande jusqu’à quel point il peut résister à l’idéologie ou à la culture dominante. D’autant plus que, souvent, la préservation de l’unité du système social ou de la culture dépend du respect de l’idéologie dominante à un moment et à une période donnée de l’histoire.

Dans le sillage de Lefevere, Lawrence Venuti s’est également intéressé à la dimension idéologique de la traduction, plus précisément l’aspect linguistique de l’idéologie. Affirmant que la traduction est en mesure de bâtir l’idéologie ou de critiquer cette dernière et partant « affirming or transgressing discursive values and institutional limits in the target-language culture » (Venuti 1995, p. 19). Étant une pratique aussi bien politique que culturelle, dont les ficelles sont tirées par des groupes et institutions sociaux (maisons d’édition, réviseurs, agents de commercialisation, entre autres)77, la traduction peut être porteuse d’une idéologie assimilatrice ou autonomiste (Venuti, 1995 p. 308). Une idéologie assimilatrice vise une sorte de « cultural narcissism that is imperialistic abroad and conservative, even reactionary, in maintaining canons at home » (ibid.). Une idéologie autonomiste poursuit un but de « cultural diversity, foregrounding the linguistic and cultural differences of the source-language text and transforming the hierarchy of cultural values in the target language » (ibid.). Prendre parti pour l’une ou de l’autre idéologie se traduit, sur le plan textuel, par l’adoption d’une politique de domestication ou d’étrangéisation. Une stratégie de domestication signifie que le traducteur peut

77 Le rôle omniprésent des groupes de pression dans l’œuvre de Venuti n’est pas sans rappeler le concept de patronage de

choisir d’aligner son texte sur les normes de la culture cible (obéir au canon littéraire, aux normes de transparence et à la fluency). Il peut aussi résister à l’idéologie dominante et marquer sa traduction du sceau de l’étranger. C’est l’étrangéisation. La domestication est une réponse à l’idéologie de la transparence (Venuti 2008, p. 5), qui a longtemps dominé la traduction dans l’espace anglophone. Elle « emphasizes nonidiosyncratic, smooth transition, elimination of awkwardness » (Venuti 1995, p. 5). Par contre, l’étrangéisation ou la minorisation met en relief tout ce qui est exclu dans la culture cible.