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Chapitre 1 Système juridique, tradition textuelle et traduction

1.1 Composantes du problème : droits et langues en présence

1.1.3 Texte et langage législatifs

1.1.3.1 Codification, non-écriture et modèle textuel

Notre travail constitue une réflexion sur les rapports, sur le plan de l’écrit, entre le droit civil et le droit musulman. Le texte civiliste ne se présente pas de la même manière que le texte islamique. Des divergences entre les deux existent non seulement du point de vue du fond, mais aussi de la forme, c’est-à-dire qu’elles touchent les modes mêmes d’écriture du droit (Buskens 1997, p. 64). Comme l’écrit Buskens : « Les modes islamique et français d’écriture du droit doivent être rapportés aux différentes formes de cultures et de rationalité, exprimées par différentes idées sur l’étude et sur la connaissance. Ces formes culturelles sont intimement liées à différents modes d’organisation sociale, économique et politique » (ibid.). Dans l’esprit civiliste, un rôle important est accordé à la loi, souvent élaborée sous la forme d’un code (David et Jauffret-Spinosi 1992, p. 17). Le droit civil trouve sa consécration dans le Code Napoléon, lequel a été élaboré en 1804 sous l’appellation Code civil des Français. Ce code, pivot du droit civil français (Cornu 2007, p. 155) et pierre angulaire de la législation civile (ibid., p. 155), est présenté comme une œuvre de synthèse et de conciliation entre l’Ancien droit, le droit coutumier et le droit romain ainsi qu’une réaction à l’arbitraire de l’Ancien Régime28 (Essaid 2010, p. 280).

L’adoption de ce modèle d’expression juridique illustre la volonté d’uniformiser le droit face à la diversité des sources juridiques et coutumières. Forme principale de législation (Gammbaro 2011, p. 221) dans le modèle français, la codification s’inscrit dans le projet révolutionnaire (mais toujours moderne) de laïcisation du droit, c’est-à-dire la séparation du droit et de la religion. De plus, elle vient mettre un terme aux inégalités et consacre quelques principes idéologiques hérités de la Révolution française (1789) : l’égalité civile, la conception individualiste du droit

28 Comme nous le verrons dans le chapitre III, il est ironique de constater que la codification des lois civiles au Maroc et en

(liberté contractuelle, autonomie de la volonté) et le respect de la propriété privée (abolition de la féodalité). Sur le plan textuel, le code civil organise la matière selon un plan rationnel. Il est subdivisé en livres, chapitres, sections, articles et alinéas. Dans le but de faciliter le repérage de l’information, chaque article porte un numéro et le code entier est paginé et doté d’une table des matières visant clarté et commodité d’accès (David et Jauffret-Spinosi 1992, p. 368). L’enchaînement de la matière encourage « une culture de la référence » et est soumis à « certains standards qui en facilitent l’usage » (Buskens 1997, p. 64). La présentation de la matière suit une certaine logique (dans la perception civiliste, du moins). Ainsi, il est d’usage, dans la partie consacrée aux contrats, de commencer par le contrat de vente, considéré comme le contrat type. Cette logique a influencé les juristes comparatistes arabes qui ont été formés dans les universités françaises. Chehata (2005, p. 113), par exemple, après avoir présenté plusieurs classifications relevées dans des ouvrages du fiqh, critique ces dernières et affirme que « [l]a vente est, en effet, le contrat type. Il importe de l’étudier en premier lieu ». Il qualifie par conséquent de rationnelle la classification d’un théologien-juriste musulman (al-Qadouri), lequel présente la matière contractuelle dans l’ordre suivant : la vente, le gage, le louage, la société, le mandat, le cautionnement, le transport de dette, la transaction, la donation, le dépôt, le commodat, l’amodiation et le métayage, le testament. On remarque que cette classification ressemble au modèle français. Dans le même ordre d’idées, un des traducteurs de notre corpus semble trouver la classification civiliste des contrats selon leur objet (vente, don, location, etc.) plus « proche de la logique » (Abdel-Baqi 1976, p. 67) et plus apte à répondre aux critères de la clarté et de la bonne rédaction des lois. Il déplore ainsi l’« arbitraire classificatoire des contrats » des fouqaha. Le religieux étant important pour les fouqaha, les ouvrages du fiqh commencent habituellement par une partie réservée aux ibadates (obligations de l’humain envers Dieu), dont la prière et le jeûne. Ensuite, on y traite de matières comme les ventes (boyou’e), le louage, la choufa’a, entre autres. Si les auteurs s’entendent sur la première matière, leur présentation du deuxième volet (moua’malates) diffère.

Il est généralement prétendu que le droit musulman est un système non écrit. Or, bien qu’elle ait été reprise étrangement par certains juristes marocains (Kettani, entre autres), cette affirmation témoigne d’une confusion entre « écriture » et « codification ». En effet, le droit musulman, comme système d’organisation symbolique destiné à régir et à réglementer la vie

sociale, existait bien sous une forme écrite, mais cette forme écrite ne peut être qualifiée de codification. Dans la tradition textuelle islamique, il n’y a pas de code proprement dit destiné à régir un aspect particulier de la vie en société, comme c’est le cas dans la perspective occidentale où généralement le droit est classé par matière (code civil, code pénal, code de commerce, etc.). Par contre, nous pouvons parler d’une forme de compilation par laquelle les premiers rédacteurs réunissaient « sous une rubrique générale, les décisions jusqu’alors entassées pêle-mêle dans les vastes recueils des traditionalistes, les admettant ou les rejetant, suivant qu’elles leur semblaient conformes ou contraires à leur doctrine particulière [...] » (Zeys 1885, p. ix). Les compilations du droit musulman sont nombreuses. Un des premiers théologiens-juristes de la pensée islamique, l’imam Malek, « rédigea son al-Mouwatta’e sur 300 hadiths, dont le texte lui suffit à consigner les principes fondamentaux des traditions généralement admises, groupées en chapitres et en titres, comme dans les Traités de droit » (Milliot 1953, p. 446). Les classifications de la matière dans cet ouvrage majeur du fiqh malékite sont différentes de celles qu’on trouve dans les codes civilistes. Il s’agit plutôt d’une classification dont la logique, non civiliste, répond à d’autres schèmes d’énonciation, de catégorisation et de présentation et qui peuvent faire de ce droit un phénomène « entièrement original » (David et Jauffret-Spinosi 1992, p. 368) chez un adepte de la logique civiliste. En général, un ouvrage islamique est composé de plusieurs

koutoub (pl. de kitab; litt., livre). Un kitab est lui-même divisé en abwab (pl. de bab; litt. porte,

mais habituellement traduit par chapitre). Un bab pouvait traiter d’une matière et être suivi d’un autre bab qui traite d’un aspect (une interdiction par exemple) relatif à cette matière. À titre d’exemple, le bab portant sur la vente des arbres fruitiers et de leurs fruits, est suivi du bab

l’interdiction de vendre les fruits avant qu’ils ne soient mûris (al-Mouwatta’e). Un bab pouvait

s’étirer sur plusieurs pages et ne comporter aucune subdivision physique en sections ou en articles; les paragraphes étaient très difficiles à repérer d’un premier coup d’œil.

Dans leur forme manuscrite originale, les ouvrages étaient volumineux :

Vers la fin du moyen âge, la science de la loi atteint le plein de son développement, forme un système cohérent. Les commentaires du Coran et de la Sunna ont expliqué les textes de la Shari’a. Les traités d’Usûl29 ont analysé les sources, assignant à chacune son importance

et son rôle dans l’extension du système législatif. Les principes de la légalité sont définis.

Les principes de furû’30 qui, d’abord, ont été des Sommes ou Digestes de volume

considérable, consignant les réponses des maîtres à leurs premiers disciples et sont devenus ensuite des Bréviaires (Mokhtassar), répertoires mnémotechniques31 sur lesquels est repris

le travail de commentaire et de glose (Milliot 1953, p. 449)

La consultation de quelques versions manuscrites du Mokhtassar, ouvrage important pour notre recherche, a permis de voir que la matière juridique est rédigée en bloc, sans table des matières et sans pagination. L’ouvrage est toutefois divisé en abwab (chapitres). Aucune démarcation physique ne séparait le titre bab du corps du texte qui le suit et le texte n’est pas divisé en paragraphes. Ce qui produit pour l’œil non averti un énoncé compact et difficile à décoder. Cette difficulté est accentuée par l’absence de ponctuation facilitant le repérage de segments et la séparation visuelle de ceux-ci à la lecture. Pour toute personne habituée à la classification et à la systématisation civilistes, il ne fait pas de doute que la consultation de ce type d’ouvrage puisse constituer un défi énorme dont l’approche relève de la prouesse. Zeys (1885, p. ix) écrivait : « Tout, dans le droit musulman, terminologie, principes, procédés d’argumentation, déductions, diffère absolument, radicalement, du droit français. Si parfois, on est tenté, par d’apparentes analogies, de raisonner du connu à l’inconnu, nos législations modernes étant le connu, cette mer sans rivage […] se hérisse d’écueils où le naufrage est inévitable. » C’est pour cette raison qu’au début de l’ère de l’exploration coloniale au Maghreb, les ouvrages du fiqh ont souvent fait l’objet de « traduction réarrangée » (Buskens 1997, p. 68). Les auteurs coloniaux conféraient une structure à l’occidentale, pour la plupart française, aux ouvrages du fiqh. Les sujets traités étaient numérotés et le traité était doté d’une table des matières. À titre d’exemple, Zeys a réuni dans un livre la matière régissant les contrats. Intitulé Des contrats, ce livre traite des types de ventes (vente à terme et vente en bloc, par exemple), des vices de consentements, de l’objet, etc. La terminologie employée relève bien du « connu » puisqu’on reconnaît immédiatement celle du droit civil français.

La différence dans les traditions textuelles touche également la partie la plus petite du code, l’article. Un article civiliste est avant tout un mode d’énoncé qui suit des modes rationnels

30 Les furû sont les branches de la religion. Ce sont les obligations qu’il faut accomplir comme la prière, le pèlerinage, le jeûne,

etc.

31 Au Maroc, par exemple, il semble que tout aspirant faqih devait apprendre par cœur un ouvrage du fiqh, notamment le

Mokhtassar de Khalil (Buskens 1997, p. 67). Nous allons retrouver cet ouvrage dans la partie réservée à l’élaboration des textes

(numérotation, subdivision) de présentation, adopte une certaine récurrence terminologique et répond à des contraintes de structure (concision des segments) relevant souvent de l’esthétique32. Si le mode d’énoncé civiliste a fait, et fait encore, l’objet de bon nombre d’études,

tel n’est pas le cas, du moins dans la limite de nos recherches, du mode d’énoncé islamique auquel le concept même d’article semble étranger. Dans les pages qui suivent, nous tenterons de dégager des caractéristiques propres à chacun des modes d’énoncés en cause dans la présente recherche.