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Trois concepts, une seule réalité : entre champ, réseau et système

Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.4 Le virage sociologique en traductologie

2.1.4.4 Critique du virage sociologique

2.1.4.4.6 Trois concepts, une seule réalité : entre champ, réseau et système

L’espace traductologique est reconnu par la multiplicité de ses concepts, dont les similitudes sont grandes, mais les différences ne sont pas prononcées. En prenant en considération leur caractère hautement abstrait, il est légitime de se poser des questions sur la pertinence de la pluralité de ces concepts dans la mesure où ils décrivent une même réalité, soit un espace structuré qui possède ses propres règles de fonctionnement (Hermans 1999, p. 132) et grâce auquel une visualisation de l’espace de traduction « into its internal structure and evolution, and its relations with the outside world » (Hermans 1999, p. 103) est rendue possible. Nous nous posons des questions sur la pertinence d’accorder l’exclusivité (Grutman 2009) à un concept plutôt que l’autre.

La critique qui semble être adressée à la conception formaliste du paradigme « système » est qu’il semble souffrir de rigidité et ne considère que très peu l’aspect actif de l’élément humain dans le processus de la traduction, insistant davantage sur le fonctionnement du système en tant que tel et sur les contraintes ou les pressions engendrées par celui-ci sur le traducteur et sur les circonstances de traduction. Le paradigme champ vient apporter une autre perspective qui satisfait ceux qui veulent mettre l’accent sur le traducteur en tant qu’individu « à responsabilité sociale ou culturelle » (Wolf, Gouanvic). Mettant l’accent sur le côté « champ de forces », une des caractéristiques qui qualifient un « champ littéraire » selon Bourdieu, ce paradigme offre le moyen de conceptualiser les luttes122 des agents (ou entre les agents) afin de se créer une position, qu’ils ont acquise par habitus et qu’ils poursuivent par illusio, pour eux-mêmes ou pour leur produit dans le champ traductologique. Le champ apporte son lot de concepts qui permettent de discuter de nombreux aspects relatifs à la personne et à la pratique du traducteur, soit l’habitus, l’illusio, le capital (culturel, économique ou symbolique).

122 Grutman (2009, p. 147) offre un point de vue intéressant : l’aspect conflictuel (ou agonistique selon les termes de l’auteur)

existe aussi dans la pensée systémique. Selon cet auteur, l’absence d’accent mis sur les agents dans le paradigme « système » à travers notamment cette notion de « combat » (ibid.) justifie l’intérêt à le compléter par le recours à la notion de « champ » (ibid.).

Le paradigme « champ » mettant un accent démesuré sur le traducteur, le paradigme du réseau123 fait son entrée sur la scène traductologique. Le réseau présente les mêmes caractéristiques que le champ, mais il comporte un élément de plus : non seulement le traducteur n’est plus le centre du processus de la traduction, mais il partage sa place dans ce même processus avec une multitude d’autres individus « actants » (réviseurs, éditeurs, relecteurs d’épreuves, agent de communication, agent commercial) ou d’objets124.

Pour conclure ce chapitre, nous reconnaissons que depuis l’avènement d’une réflexion sociologique sur la traduction, l’espace traductologique ne cesse de s’enrichir, permettant un élargissement de la perspective traductionnelle et attirant même « the attention of scholars outside of it » (Venuti 2013, p. 6). Il est indéniable que la présentation de la traduction comme un phénomène social apporte un nouvel éclairage à la discipline. La prise en considération d’éléments comme les rapports de force lors d’un transfert culturel, l’inscription du traducteur dans un système social, l’intervention d’autres acteurs dans le processus de traduction ainsi que l’appel à réfléchir sur les « enjeux sociaux » (Gouanvic 1999, p. 13) a affranchi la discipline d’une approche uniquement linguistique ou culturelle. Bien qu’elle soit axée sur le texte littéraire, l’approche sociologique permet un questionnement sur les conditions sociales de la production d’une traduction d’envergure, marquée par un langage et un style particulier et qui partage certaines caractéristiques avec le texte littéraire : le code civil.

La pensée sociologique, surtout celle de Bourdieu, permet une conceptualisation du processus et des agents/acteurs, mais l’accent mis sur les rapports conflictuels dans le champ (littéraire)

123 Dans un entretien accordé au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des mines de Paris, Michel Callon cite quelques

avantages de la « catégorie » de réseau. Cette catégorie permet de dépasser la distinction entre microstructures et macrostructures puisqu’elle circule entre les deux, biffant au passage la distinction entre le local et le global et réfutant l’idée d’un « cadre dans lequel les acteurs seraient plongés ». Elle apporte également un éclairage nouveau sur la notion de pouvoir en y incluant « les rapports de faiblesse ». Ce faisant, elle permet de voir comment un point isolé devient un point qui est en contrôle bien d’autres points. Cette catégorie permet également d’établir des liens entre des points éparpillés (path dependency), ce qui permet le suivi d’un enchaînement d’évènements et l’observation de la prise en forme finale. Enfin, la catégorie de réseau permet d’aller au- delà du concept de contexte, lequel ne constitue qu’une « catégorie fourre-tout qui permet aux esprits paresseux d’expliquer sans avoir à expliquer quoi que ce soit » (Michel Callon 2006, p. 37-38). Il est difficile de ne pas établir de liens entre les avantages cités par Callon et certaines notions traductologiques relatives au concept de système comme le centre et la périphérie. Le système est un modèle qui permet de voir des liens (ou points) qui, sans un tel concept, n’auraient probablement pas été observés et partant, décrits.

124 L’observation de l’aspect « comment les choses agissent-elles? » (Callon 2006, p. 40) n’est pas encore exploré dans l’espace

traductologique. Or c’est un aspect fondamental à la théorie de l’acteur-réseau dans la mesure où « on ne peut ignorer les non- humains, ne serait-ce que pour des raisons quantitatives. Pas une action qui ne les prend comme relais, comme amplificateurs, qui ne s’en remette à eux, qui ne leur délègue une partie de nos réflexions et de nos comportements. Comme le dit Latour, on ne peut faire sans faire faire; et nos délégués sont massivement des non humains (ibid., p. 41).

constitue un frein à notre perspective laquelle se place en terrain juridique. D’ailleurs, Bourdieu ne s’est pas vraiment intéressé au champ juridique. Ses contributions sont limitées dans ce domaine. La plus connue est sans doute « la force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique » rédigé en 1986, « La codification » (dans Choses dites 1987, p. 98) ou encore ses notes dans Ce que parler veut dire (1982, p. 27). Dans ces contributions, Bourdieu s’intéresse à la formalisation du discours du droit et aborde la notion de codification. Sa pensée reste toutefois axée sur les mécanismes de production du discours juridique que sur le discours lui-même. Par conséquent, il n’offre que peu d’instruments à celui ou à celle qui voudrait aborder, d’un point de vue empirique, la « singularité formelle » (Caillosse 2004, p. 27) du texte législatif et la « polysémie textuelle » (Ricœur 1995, p. 107, cité dans Caillosse 2004, p. 31) que celui-ci peut engendrer dans un cas d’une double traduction, comme c’est le cas de notre corpus. C’est pour cette raison que, sans faire abstraction des apports juritraductologiques (Harvey, par exemple) qui sont à même de permettre une lecture traductionnelle comparative d’un corpus de textes, nous puiserons dans la pensée sociologique sur le droit. Jean Carbonnier (1978) définit la sociologie du droit (ou sociologie juridique) comme une branche de la sociologie générale qui « traite de cette espèce de phénomènes sociaux qui sont les phénomènes juridiques ». Nous considérons que la traduction législative fait partie de ces phénomènes. Nous nous intéressons même à une forme plus précise de cette sociologie : la sociologie de la législation125 dans la mesure où cette forme de « sociologie appliquée » (Carbonnier, 1967)126 s’intéresse à « l’art de légiférer » (Perrin 2007, p. 403). Elle « englobe toutes les manières qu’a la sociologie juridique de se mettre au service du législateur, par aide et conseil, non seulement pour élaborer les lois nouvelles, mais aussi, une fois élaborées, pour les faire accueillir de la population » (Carbonnier, 1967). Appliquée à une analyse traductologique, cette approche ne se limiterait pas à observer l’environnement d’une traduction législative (circonstances et conditions historiques, études de faisabilité préalables, présence de l’élément religieux, choix du rédacteur/législateur/traducteur), mais

125 L’expression « sociologie de la législation » ou « sociologie législative » a probablement été inventée par Jean Carbonnier

dans les années 1960. La définition de cette forme de sociologie est la suivante : « Expression employée pour désigner la fonction pratique de la sociologie juridique dans la partie qui concerne l’aide au législateur » (Arnaud 1993, p. 571; cité dans Perrin 2007, p. 403). Il s’agit des moyens dont le législateur peut se servir dans la création des lois. Ces moyens sont pluriels. Ils englobent la sociologie générale, la linguistique et la psychologie sociale, entre autres (Perrin 2007, p. 405).

cherchera aussi à faire ressortir la manière dont les traducteurs ont tenté de faire accueillir cette traduction par son public cible (adoption d’un langage technique ou d’un langage simple), en se soumettant (ou non) aux normes (linguistiques ou sociales) régissant la société source ou cible. Étant aussi un questionnement sur le style des lois (pourquoi le style d’une loi est plus abstrait que celle d’un autre, par exemple)127, elle nous permet de mettre l’accent dans le cas qui nous intéresse sur les particularités, mises en relief par le rapport dialogique entre deux droits et deux langues, d’un style législatif particulier, celui du code civil. C’est dans ce sens que notre recherche, loin de prendre les textes sources comme une donnée figée, les soumet au contraire à une étude de style dont l’aboutissement révèle l’importance de leur apport dans le processus traductionnel, ce qui les place sur le même pied d’égalité avec les textes sources. L’apport de la composante sociojuridique à notre analyse permet de prendre conscience, avant d’aborder toute analyse textuelle, des limites du traducteur au cours du processus de traduction. Normatif et contraignant, le texte législatif n’offre pas une grande liberté de mouvement au traducteur juridique comme peut l’être le texte littéraire. La perspective particulière d’une sociologie législative permet l’insertion du texte du traducteur dans un espace social particulier, rendant possible d’aborder les mécanismes constitutifs (analyse comparative des concepts par exemple) de choix terminologiques du traducteur, au-delà du déterminisme d’un habitus socialement acquis, ainsi que les effets de ces choix sur l’espace juridique cible (changement de registre, langage artificiel, nouveau langage et compréhension de ceux-ci de la part du public cible). Placer notre analyse au sein d’une approche sociojuridique rend possible l’explication empirique et objective des facteurs qui pourraient faire pencher le traducteur vers un système juridique en particulier, ou son va-et-vient d’un système à un autre ainsi que les raisons qui peuvent le pousser à sélectionner une norme linguistique relavant d’un répertoire juridique dans une quête légitimante ou identitaire potentielle. Nous espérons qu’elle nous permette de comprendre les raisons du choix du législateur de traduire un droit étranger alors qu’un autre droit existait déjà. Nous espérons également qu’elle nous permettra de savoir si une réflexion qualitative et

127 Carbonnier (1978) posait la question en ces termes : « pourquoi en effet, le style des lois est plus abstrait en Allemagne qu’en

quantitative a eu lieu sur les effets sociaux qu’un changement de registre à la fois juridique et linguistique pourrait avoir sur la société réceptrice.

CHAPITRE 3 Le Dahir formant code des obligations et des contrats : histoire