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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.3 Le virage postcolonial en traductologie

2.1.3.1 Apport fondamental : l’hégémonie des représentations

L’intérêt pour l’aspect hégémonique de la traduction a commencé dans les années 80, dès la prise de conscience voulant que la traduction ait été aussi un instrument de poids dans les enjeux

80 Ces stratégies sont préconisées par Venuti, Niranjana et Rafael respectivement. La dernière n’a pas suscité beaucoup d’intérêt

chez les traductologues.

81 Pour Niranjana, le discours colonial englobe le « body of knowledge, modes of representation, strategies of power, law,

discipline » et tout ce qui a été utilisé dans la construction et la domination des sujets coloniaux (Niranjana 1992, p. 7).

82 La critique du caractère passif de la traduction a été alimentée, bien avant le virage postcolonial en traductologie, et ce, dès

la prise en considération de l’élément de pouvoir dans le processus de traduction. L’idée de pouvoir ressort déjà dans l’ébauche tourienne sur les normes et plus tard dans le concept du patronage de Lefevere. Delisle et Woodsworth ont également exploré le rapport du traducteur et du pouvoir.

coloniaux (Robinson 1997, p. 10), dans les rapports inégaux entre les cultures (Niranjana 1992) et entre les langues (Venuti 1995). La définition dictionnairique de l’hégémonie renvoie à l’idée de pouvoir83, mais aussi à l’idée d’autorité et de suprématie. En contexte colonial, le concept indique toujours une idée de supériorité qu’elle soit militaire, politique, économique ou culturelle jumelée à une certaine notion d’autorité, c’est-à-dire la volonté de diriger l’évolution d’un peuple ou d’une nation. Quand il s’agit d’un pays anciennement colonisé, le concept d’hégémonie prend un caractère particulier qui s’étend dans le temps : l’influence du colonisateur continue même après son départ84. Ce concept serait même utile « to explain the continuing force of authority to shape the self-concept, values, political systems and personalities of whole populations long after the external source of that authority has been removed » (Robinson 1997, p. 22).

Le caractère hégémonique des représentations est un aspect qui est mis en relief par Edward Saïd dans son œuvre majeure Orientalism (1978)85. Saïd souligne que les effets de l’hégémonie symbolique sur les personnes sont aussi importants que ceux de l’hégémonie économique et politique. Il explore le rôle du transfert des connaissances dans la construction de l’image de l’étranger, notamment l’Oriental. Pour Saïd, l’Oriental est une construction occidentale; c’est une image fictive, souvent négative, qui est devenue réalité, aussi bien pour l’ex-colonisé que

83 L’idée d’hégémonie comporte une grande part de pouvoir. Le concept de pouvoir chez les postcoloniaux n’est pas entendu

de la même manière que chez les culturalistes. Par exemple, Lefevere(1992), influencé par la conception de Michel Foucauld sur le pouvoir, appelle à dépasser l’aspect répressif de ce concept et de mettre plutôt l’accent sur son aspect productif. Il cite à ce propos Foucault « what makes power hold good, what makes it accepted, is simply the fact that it doesn’t only weigh on us as a force that says no, but it traverses and produces things, it induces pleasure, forms knowledge, produces discourse » (Lefevere 1992, p. 15). En d’autres termes, le pouvoir n’est pas uniquement un facteur contraignant, mais également un élément de plaisir qui comporte une capacité de changement et de création. Pour Gentzler, il n’est pas important que le pouvoir soit positif ou négatif puisqu’il peut être facteur de répression comme un facteur de résistance (Gentzler et Tymoczko 2002, p. xix). Une telle perspective est partagée par Delisle et Woodsworth dans Les traducteurs dans l’histoire au cours de leur traitement des rapports ente le traducteur et le pouvoir (p. 138). Chez les postcoloniaux, le concept de pouvoir exclut toute idée de plaisir et apparaît surtout comme un élément de coercition et de domination. Gayatri Spivak (1988, p. 75) cite à cet effet la critique de Saïd de la conception foucaldienne du pouvoir qui lui permet de masquer « the role of classes, the role of economics, the role of insurgency and rebellion » (Saïd 1983, p. 243; cité dans Spivak, 1988, p. 75).

84 Robinson, comme Niranjana et Saïd, fait appel au concept de l’hégémonie d’Antonio Gramsci. Celui-ci considère qu’il y a

hégémonie lorsque certaines formes culturelles dominent les autres et qu’elles sont acceptées par la masse comme allant de soi. L’hégémonie selon Gramsci a ce quelque chose d’insidieux qui opère dans l’ombre et dans la durée, à travers une série de stratégies idéologiques au sein de la société civile, c’est-à-dire parmi l’ensemble de la population de l’État. En cela, il constitue un cadre idéal pour la conceptualisation de l’influence encore présente de la colonisation sur le sujet postcolonial (Saïd 1978, p. 6-7).

pour l’ancien colonisateur86. Pour Niranjana, influencée fortement par les travaux d’Edward Saïd, les concepts traditionnels de la traduction (transparence, objectivité et fidélité) ont permis aux colonisateurs de produire une image du « non-Western other » (1992, p. 4) qui justifiait la colonisation de ce dernier (1992, p. 2). La traduction étant tributaire des notions occidentales philosophiques « of reality, representation and knowledge » (ibid.), elle a créé une image souvent péjorative du colonisé. Niranjana critique l’image de l’Indien paresseux, nonchalant, efféminé, inintelligent et passif87. Adoptant une approche poststructuraliste, elle propose de repenser la traduction à la lumière du « colonial practice of subjectification » (1992, p. 10) pour y relever essentiellement la construction de différence qui permet une représentation stéréotypée et hégémonique de l’Autre. Dans un article récent, Carcelen-Estrada relève l’image négative des Huaoranis, une population de l’Amazonie équatorienne, « traduite au monde extérieur » en tant qu’« ignorant savages », « primitive people » et « Stone Age people » (Carcelen-Estrada 2010, p. 73).

S’il est naturel de s’attendre à l’existence de ces représentations parmi les colonisateurs, il est étonnant de constater que les ex-colonisés continuent à s’identifier à ces représentations. Par exemple, les Indiens subjectivés par la culture hégémonique britannique ont intériorisé cette image et ont fini non seulement par ressembler à l’image que le colonisateur a brossée d’eux, mais continuent d’entretenir cette image. Niranjana affirme à cet effet que l’ex-colonisé est « still scored through by an absentee colonialism » (1992, p. 8) et cite à cet égard le cas de ces érudits indiens qui continuent à être « interpellés » par le discours de William Jones, un orientaliste britannique. Ces érudits appellent leurs compatriotes à essayer de préserver « accurately and interpret the national heritage » en suivant le chemin tracé par Jones (Niranjana 1992, p.13). Niranjana déplore l’influence encore persistante de Jones dans les écrits sur l’Inde (ibid.). Dans le cadre de la réflexion autour de notre corpus civiliste, une telle perspective semble constituer un syndrome postcolonial qui afflige certains juristes marocains,

86 Saïd ajoute un élément important à la perspective postcoloniale. Les représentations se font dans un double sens. Elles ont

des conséquences aussi bien sur les dominés que sur les dominants.

87 En cela, Niranjana fait écho à Edward Saïd lorsqu’il analyse le discours d’Arthur James Balfour sur les Égyptiens. Ce discours

répondait à l’idéologie de la justification de la présence britannique en Égypte. Pour Balfour, les Égyptiens ne sont pas si évolués pour comprendre les bienfaits de l’Empire sur leurs personnes. Il présente ceux-là comme « gullible "devoid of energy and initiative" much given to "fulsome flattery", "intrigue cunning", "liars", "lethargic and suspicious", and everything oppose the clarity, directness, and nobility of the Anglo-Saxon race » (Saïd 1978, p. 38-39). L’Européen est cependant présenté en des termes élogieux. Il est « rational, virtuous, mature, normal » (ibid., p. 40).

chez lesquels le respect absolu de la lettre du code civil est une nécessité à défaut de laquelle, il y aurait inévitablement mauvaise interprétation. À preuve, aucune révision du code n’a eu lieu depuis son élaboration en 1912. S’agit-il d’une forme de sacralisation, intériorisée par la glorification, maintenant ancienne, de la forme codifiée et partant du code Napoléon lui-même? Se pourrait-il qu’il s’agisse d’une transposition de la sacralité du Livre (le Coran) au Code? S’agit-il d’une idéalisation du législateur étranger lui-même? Notons que la rédaction des textes législatifs de grande envergure, dont la constitution marocaine a toujours été effectuée par des juristes étrangers, notamment Français. Le code civil marocain est présumé être l’œuvre de Stéphane Berge, juriste français et tous les projets constitutionnels de 1962 à 1996 ont été partiellement rédigés par des professeurs de droit français de notoriété publique, dont Maurice Duverger, Georges Vedel, Jacques Robert et Michel Rousset. Ils étaient assistés en cela par des conseillers marocains (Ahmed Reda Guédira de 1962 à 1996, Driss Slaoui, Mohamed Moatassime en 1996) et quelques hauts fonctionnaires (le secrétaire général du gouvernement Abdesadiq Rabi’i en 1996) ou plus rarement des ministres (Abdellatif Filali, alors premier ministre, en 1996), le Roi Hassan II, juriste de formation, avait le dernier mot sur le contenu de la constitution ou des révisions proposées. Il semble que la situation a changé en ce qui concerne la dernière constitution. La révision de celle-ci a été déclenchée dans les circonstances qui ont accompagné le Printemps arabe. Les membres de la commission de révision sont tous des Marocains (juristes et professeurs d’université). Dans le même sens, la révision du Code des obligations et des contrats tunisien a été menée en 2005 par des juristes tunisiens uniquement88. L’élite maghrébine commence-t-elle à se considérer capable de gérer ses propres lois?

Les représentations sont tellement fortes qu’elles interviennent au stade de la sélection des œuvres qui font l’objet de traductions massives. Les cultures hégémoniques choisissent celles des auteurs qui correspondent à l’image que les Occidentaux se font de la culture ou de la société étrangère (Robinson 1997, p. 34). Dans ce sens, le choix du texte « and the particular mode of representation create an image which readers across the word take metonymically to stand for that culture as a whole » (Tymoczko 1995, citée dans Hermans 1999, p. 128). Les traductions

88 Cette révision est malheureusement très limitée. Une certaine sacralisation semble toujours planer sur toute réforme

ultérieures ont alors une fonction précise, celle de corroborer les stéréotypes déjà existants sur les peuples concernés. C’est le cas par exemple des œuvres de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, titulaire d’un prix Nobel dont le choix a été acclamé en Occident, mais critiqué dans le monde arabe. Il y a aussi le cas de l’écrivain marocain Mohammad Choukri, dont les œuvres ont été traduites vers plusieurs langues européennes et dont le rayonnement en Occident dépasse de loin celui au Maroc. Les œuvres de ces écrivains répondent aux attentes du lecteur occidental en confirmant les représentations déjà construites des sociétés dont elles proviennent : les œuvres de Naguib Mahfouz portent sur une Égypte pauvre et misérable, dominée par le pouvoir patriarcal et l’injustice sociale; celles de Mohammed Choukri traitent d’érotisme et d’homosexualité dans un environnement marginalisé et extrêmement pauvre.