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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.3 Le virage postcolonial en traductologie

2.1.3.2 Intérêt et limites du virage postcolonial

La perspective postcoloniale marque une rupture plus précise que les autres virages traductologiques avec la fonction idéaliste et abstraite de la traduction89. La traduction n’est plus considérée comme un « noble task of bridging the gap between peoples, as the quintessential humanistic enterprise » (Niranjana 1992, p. 47) ou comme ce désir sur fond ethnographique abstrait de faire connaître l’autre. Elle partage avec bien des disciplines cette « historical complicity in the growth and expansion of European colonialism in the nineteenth and twentieth centuries » (Niranjana 1992, p. 47-48). L’aspect « dialogue » de la pratique traductionnelle s’est effacé devant son aspect « domination » entre des cultures dont les niveaux économiques et sociaux sont inégaux.

À la lecture des ouvrages clés qui ont influencé le virage postcolonial en traductologie, une idée d’ensemble s’impose d’elle-même. La traduction est vue négativement. Elle se joint à d’autres disciplines, comme le droit ou la littérature, pour exercer une violence réelle sur ses destinataires. Elle est la source des malheurs qui se sont abattus sur les nations et les peuples des pays anciennement colonisés. Dans le sens propre comme dans le sens figuré, elle est « one of the key tools by which the Europeans stole the Indian’s land, turned some of them into

89 En comparant entre l’approche postcoloniale et l’approche systémique (polysystème), Robinson avance que « from a

postcolonial viewpoint, polysystems theory seems bland and abstract, very lightly grounded in actual political engagements » (Robinson 1997, p. 104).

pseudo-Europeans and killed the rest » (Robinson 1997, p. 106)90. Niranjana ne va pas jusqu’à une telle affirmation, mais sa démonstration ne réussit pas à brosser un tableau plus reluisant de la traduction. La traduction est la source d’une domination symbolique91 dont les effets sont aussi importants que la domination physique (Niranjana 1992, p. 34). C’est un discours qui a servi à légitimer la colonisation (ibid., p. 20) et qui a donné autorité à certaines représentations, pour la plupart péjoratives, de l’Oriental. Ce dernier vit d’ailleurs encore dans des représentations dont les effets sont tellement négatifs que seule une retraduction de l’histoire est en mesure de rétablir la vérité.

La figure du traducteur dans la pensée postcoloniale est double. Elle oscille entre deux extrêmes dans lesquels le traducteur est soit colonisateur, soit décolonisateur. Le traducteur-colonisateur est l’outil même de la colonisation. C’est le cas par exemple de William Jones, juriste et traducteur des lois indiennes qui, ne trouvant pas la traduction des érudits indiens du sanskrit fiable, estima qu’il était mieux placé pour traduire ces lois pour eux. Prétendant connaître les Indiens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes92, il s’est prévalu du statut de législateur pour donner aux Indiens « their own laws » (Niranjana 1992, p.18). Sur ce point, nous pourrions établir un parallèle avec les codificateurs du code civil tunisien qui, estimant que les Arabes (Tunisiens en l’occurrence) manquaient d’esprit de synthèse, entreprirent non seulement de leur confectionner un droit, mais de le traduire pour eux. L’action du traducteur-décolonisateur s’opère généralement après le départ du colonisateur. Il est surtout question de revalorisation du sujet colonial et d’effacement du passé colonial. Dans ce sens, le « retraducteur » doit se réapproprier la traduction et combattre sur deux fronts : le discours du colonialisme et le discours essentialiste des anticolonialistes, complice du discours impérialiste. Cette retraduction

90 Il faut placer cette citation en contexte. Robinson traite, dans sa critique de la manière dont la traduction est perçue chez les

auteurs postcoloniaux, de l’apport d’Eric Cheyfitz dans ce sens. La citation ci-dessus est plutôt une tentative humoristique de

résumer la négativité extrême de la traduction comme moyen de colonisation.

91 Niranjana fait appel ici au concept de domination symbolique de Pierre Bourdieu, et à la violence qu’elle exerce sur l’individu.

À cause de sa participation dans les pratiques discursives de tous les jours, le sujet postcolonial participe au maintien des rapports asymétriques qui caractérisent le colonialisme (Niranjana 1992, p. 32).

92 Il est à noter que cette question a été soulignée par Toury. La traduction étant un fait de la culture cible, elle est destinée à

remplir un vide dans cette culture. En contexte colonial, un vide présumé peut être créé par le colonisateur « who also purports to "know better" », la manière dont il faut pallier ce vide. Ce raisonnement explique le cas d’importation de connaissances étrangères au lieu d’en créer localement, car « the more persuasive rationale is not the mere existence of something in another culture/language, but rather the observation that something is "missing" in the target culture which should have been there and which, luckily, already exists elsewhere » (Toury 1995, p. 27.)

signifie une sorte de relecture contradictoire des traductions existantes de manière à mettre l’accent sur la différence et la résistance93 dans le but de reconquérir l’espace occupé par l’Autre et de redéfinir le sujet postcolonial moderne.

En misant sur le traducteur en tant que valeur pouvant inverser les rapports de domination qui ont assujetti les peuples colonisés, le virage postcolonial a grandement modifié le rôle du traducteur. Plus visible que dans les autres perspectives traductologiques, celui-ci est appelé à réécrire l’histoire (Tymoczko 2010, p. 17) et à réhabiliter l’image de l’ex-colonisé (Niranjana 1992, p. 172). Si l’espoir placé dans le traducteur de renverser les pouvoirs est très grand, le poids des responsabilités (pourvu qu’il en soit conscient) engendrées par cet espoir doit l’être lui aussi. On se demande si le traducteur n’est pas perdu dans les oppositions binaires absolues : colonisé/colonisateur, dominant/dominé, colonie/métropole, minorité/majorité94, s’il ne traîne pas la mission de retraduire l’histoire des colonisés comme un boulet. De plus, quels sont les moyens et outils dont il dispose pour mener cette entreprise colossale? Sa figure elle- même n’échappe pas à cette vision binaire et quelque peu simpliste, elle varie entre le traducteur manipulateur (Jones) ou traducteur subversif résistant. Souvent perçu comme sujet monoculturel, on omet d’envisager la complexité identitaire dont il pourrait se prévaloir. Notons également que le rôle de résistance et de retraduction/réécriture de l’histoire est alloué par procuration au traducteur qui n’a pas nécessairement vécu la période traumatisante de l’histoire de son pays ou de sa culture.

Bien qu’elle revendique un intérêt prononcé pour les effets de la traduction, la perspective postcoloniale reste ancrée dans l’analyse du texte lui-même. En dehors du postulat voulant que les sujets postcoloniaux vivent encore dans l’image d’eux-mêmes créée par le dominant, peu d’effets sociaux ou politiques de la traduction sont traités dans les ouvrages postcoloniaux. De plus, la recherche est limitée aux textes littéraires. L’analyse de textes de grande envergure, comme les codes juridiques, est ignorée. En traitant de Jones, Edward Saïd reconnaît le rôle du droit en tant qu’« occupation with symbolic significance for the history of Orientalism » (1978,

93 L’appel à la résistance envoyé au traducteur n’est pas sans rappeler celui de Venuti (1995, p. 312). Il est à noter que le côté

résistant du traducteur est beaucoup moins exploré dans les écrits postcoloniaux que son côté manipulateur.

p. 78), mais ne va pas jusqu’à citer des exemples juridiques. Niranjana, comme Edward Saïd, cite bien le cas du juriste et traducteur William Jones ainsi que des lois indiennes, mais réserve son analyse à un poème sacré, un texte d’ailleurs très court95. La plus grande contribution en ce

sens demeure « the translation of the Treaty of Waitangi: A Case of Disempowerment » de Sabine Fenton et Paul Moon, publié dans Translation and Power de Edwin Gentzler et Susan Bassnett en 2002. Fenton et Moon traitent du rôle de la traduction dans la colonisation britannique des Maoris. Pour ce faire, ils examinent le contexte historique et idéologique, le processus de traduction ainsi que les effets de la traduction du Traité de Waitangi sur les Néo- Zélandais. Selon eux, la manipulation de la part du traducteur, un missionnaire anglican du nom de Henry Williams, de la version de ce document juridique présentée aux Maoris a conduit ces derniers à l’accepter, cédant ainsi leur souveraineté et du même coup leur territoire aux Britanniques. Williams, conscient des buts d’une « colonizing translation », a produit une version en langue autochtone très différente de la version anglaise (Fenton et Moon 2002, p. 26). Afin de s’assurer l’accord des Maoris, il a non seulement converti le langage juridique du traité en un langage simplifié susceptible d’être compris par ceux-ci, mais il a aussi donné un sens différent à certains termes de manière à ce qu’ils renvoient à des concepts « other than the sense in which they were used » (Fenton et Moon 2002, p. 33)96 dans la version anglaise. De plus, il

a choisi des termes « obscure and ambiguous », en a omis d’autres97 et n’a pas rendu les termes

dans leurs équivalents maoris le plus proches, mais dans ceux employés par les Maoris « to convey meaning in the missionary translations of the Bible » (ibid.).

Il semble pertinent de s’arrêter sur les deux stratégies les plus visibles en traduction, notamment celle préconisée par Venuti, pour ce qui est du virage culturel et celle de Niranjana, pour ce qui est du virage postcolonial. La stratégie de Venuti, aboutissement de la pensée culturaliste, est l’étrangéisation ou minorisation, selon l’angle de vision qu’on adopte. Elle consiste à perturber le style de la traduction de manière à la rendre non transparente et empêcher son absorption par

95 L’analyse de Niranjana porte majoritairement sur le paratexte, ce qu’elle qualifie de « outwork » (1992, p. 13), c’est-à-dire

préfaces, lettres et poèmes de Jones, entre autres.

96 Par exemple, le terme « sovereignty » a été traduit par un terme qui signifie « governance » en langue locale. Juridiquement

parlant, la différence est très grande entre les deux concepts.

97 À ce sujet, Henry Williams affirme que « in this translation it was necessary to avoid all expressions of English for which

there was no expressive term in Maori, preserving entire the spirit and tenor of the treaty » (Fenton et Moon 2002, p. 26). Notons également qu’il ne disposait que d’une nuit pour traduire l’ensemble du traité.

la culture cible. Une traduction étrangéisante serait une « disruption of target-language cultural codes, so that its value is always strategic, depending on the cultural formation into which it is translated » (Venuti 1994, p. 42). Sur le plan pratique, la stratégie de Venuti consiste à introduire délibérément des éléments d’étrangeté dans le texte traduit (Munday 2001, p. 147). Il adopte pour ce faire une approche littérale, c’est-à-dire, respecte fidèlement la structure et la syntaxe du texte source. Venuti donne l’exemple de sa propre traduction d’un écrivain italien du 19e siècle (Tarchetti). Il insère, dans le but de rappeler sans cesse au lecteur le statut de traduction du texte qu’il est en train de lire et de l’initier à une lecture hétérogène, quelques éléments perturbateurs dans le texte traduit. Il recourt ainsi au calque (sojourn/soggiorno), aux archaïsmes (scapegrace) ou à des néologismes (funk, con artist) et utilise des graphies différentes de mots (britanniques comme offence, demeanour)98. Niranjana s’inscrit également dans cette « attack against homogenizing and continuous narratives » (Niranjana 1992, p. 185), mais va encore plus loin que Venuti. S’il est important pour elle de rester le plus près possible du texte source, il est essentiel que le traducteur puisse révéler l’instabilité du texte original (Niranjana 1992, p. 156) afin de comprendre « the specific significance inherent in the original which manifests itself in its translatability » (Benjamin 1969, p. 71, cité dans Niranjana 1992, p. 180) et d’interrompre la transparence et la fluidité (smoothness) d’un « totalizing narrative » (ibid., p. 185). Dans sa

retraduction d’un poème indien sacré du 12e siècle, Niranjana produit une traduction littérale et étrangéisante selon une stratégie qu’elle qualifie de « speculative, provisional, and interventionist » (p. 173). Elle va dans le sens contraire de l’évolution traductionnelle et opère un retour au mot comme « operational ‘unit’ of translation » (Bassnett et Lefevere 1990, p. 8). Après avoir accusé deux autres traductions de l’objet de son analyse de constituer des versions romantisées ou christianisantes, elle opère une série d’interventions dans le texte de manière à y replacer quelques éléments, signifiants de son point de vue, pour saisir le contexte religieux et spirituel dans lequel le poème a été créé99. Parmi les interventions qu’elle entreprend dans le texte, Niranjana restitue le nom de la divinité religieuse (Guhesvara), absente dans la version « christianisée » (Lord of the cave). Elle enlève l’interjection ô, sans doute trop chrétienne ou

98 Les exemples sont tirés de Jeremy Munday, Introducing Translation Studies. Theories and applications, 2001, p. 147. 99 L’appréciation de la version de Niranjana comme de son interprétation reste relative dans l’impossibilité de comprendre la

langue d’origine, le Kannada. De plus, le projet de Niranjana étant de très grande envergure, soit décoloniser l’Inde et par ricochet, déconstruire le discours colonial, il est difficile, comme l’énonce Robinson « to see how any one of these translations is "better" or "worse" than any of the others for the project of decolonizing India » (Robinson 1997, p. 110).

orientaliste à son avis. Elle insère le terme linga et opte pour la première acception dictionnairique du terme heresari qui est drew back puisqu’elle indiquait mieux le contexte, selon Niranjana. La « deliberate roughness » (1992, p. 185) de la traduction permet, affirme Niranjana, au texte d’« affecter », dans le sens de Benjamin, la langue dans laquelle il a été traduit.

Il est légitime de demander jusqu’à quel point les stratégies préconisées par les tenants des théories postcoloniales seraient ouvertes au traducteur juridique100, connaissant les contraintes dont ce dernier fait l’objet. Ces contraintes sont à la fois liées à la nature du texte lui-même et au contexte culturel, social et politique de la création des textes juridiques. Le recours aux calques ou à la création de néologismes est une technique courante dans la traduction des textes législatifs légués par le colonisateur. Par contre, l’adoption d’une stratégie perturbante (ou corruptive) du point de vue de la syntaxe ou de la grammaire ou encore la préservation des éléments étrangers dans un code semble tout à fait impossible, dans la mesure où c’est justement ces éléments étrangers qu’on veut faire oublier aux destinataires du texte. La traduction « officielle » des textes législatifs semble répondre à une logique très différente de celle des textes littéraires, en particulier dans un contexte colonial ou postcolonial.