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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.4 Le virage sociologique en traductologie

2.1.4.2 Les champs d’intérêt : agent, processus, produit

Dans « emergence of a sociology of translation » (2007), Michaela Wolf établit une typologie des champs d’intérêt dans les approches sociologiques. Ces champs se chevauchant, il n’est pas facile d’établir des frontières claires entre eux. Selon Wolf, le virage sociologique semble être divisé en trois courants qui mettent l’accent sur l’agent, le processus ou le produit. Nous traiterons respectivement ces trois courants dans les lignes qui suivent.

La place du traducteur dans le processus de traduction commence, depuis quelques années, à monopoliser la traductologie103. Un grand changement s’est opéré dans la façon dont on perçoit le traducteur, plus seulement comme un médiateur entre deux textes, mais comme un intervenant majeur dans le phénomène de la traduction. Certains traits personnels du traducteur sont pris en compte pour expliquer les stratégies adoptées au cours de la traduction. Une telle perspective n’est toutefois pas particulière au virage sociologique. En 1995, Delisle et Woodsworth, sans se réclamer explicitement du virage sociologique, exploraient des éléments biographiques de certains traducteurs afin de mettre en relief le rôle de ces agents dans la formation des littératures, dans le transfert du savoir ou la propagation de religion, entre autres. Le courant postcolonial a mis en relief le rôle activiste, résistant et nationaliste du traducteur. Dans ce cas,

103 Jeremy Munday trouve étrange que ce « virage » vers le traducteur ait pris longtemps à avoir lieu puisqu’une traduction ne

quel est l’élément nouveau qui distingue le virage sociologique des autres tentatives de mise en relief du traducteur?

D’après la lecture des contributions d’inspiration sociologique, l’explication au traducteur du sens de ses actes semble constituer la visée même d’une sociologie de la traduction. Le virage sociologique apporte un « focus on translators as people » (Pym 2003, p. 3), lacune dont on semble reprocher particulièrement l’absence aux études descriptives, bien qu’il existe dans d’autres approches traductologiques. Des concepts comme l’agent, l’habitus et l’illusio fournissent des prismes d’études de l’histoire du traducteur et permettent de justifier les stratégies traductionnelles. Le concept « agent » sera défini dans les lignes qui suivent, à côté du « processus » et du « produit ». L’habitus et l’illusio le seront à la section portant sur les théories prédominantes dans le virage sociologique en traductologie (2.1.4.3).

L’agent traductionnel est mis en avant dans de nombreuses études. Wolf explore les pratiques de la traduction féministe dans les pays germanophones. Elle s’est intéressée au rôle et à la position de la traductrice en tant qu’agente sociale dans le champ de la traduction (2007, p. 14) et à la place de celle-ci dans ce champ. Grâce à des analyses de l’habitus et de l’illusio104 du

traducteur, Gouanvic explore les apports d’agents dans l’implantation d’un nouveau genre, notamment celui de la science-fiction dans le champ littéraire français. Hélène Buzelin s’inspire de la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour et propose de tenir compte de la pluralité des agents participants au processus traductionnel (2004, p. 740). Dans ce sens, elle suit de très près l’opération de traduction dans des maisons d’édition afin de mieux comprendre le rôle des acteurs105, autres que le traducteur, qui participent à la mise au point du texte traduit, auxquels peu d’intérêt était accordé jusque-là dans la recherche traductologique. Cet intérêt mettrait fin à « l’invisibilité légendaire » (2007, p. 141) du traducteur.

Le traducteur est bien inscrit dans un « social system » (Wolf 2007, p. 1), mais il n’est plus l’« agent privilégié » (Gouanvic 1999, p. 17) du processus traductionnel. Il fait désormais partie

104 Les concepts d’habitus et d’illusio seront discutés dans les pages qui suivent.

105 En sciences sociales, les termes « agent » et « acteur » ne sont pas interchangeables. Le concept d’agent, très fréquent chez

Bourdieu et dans la pensée traductologique d’inspiration bourdieusienne, semble comporter une certaine charge de déterminisme et peut référer à des individus ou à des groupes, tandis que le concept d’acteur semble indiquer une certaine liberté d’action chez l’individu. Sur la distinction entre acteur et agent (et langage), voir Claude Dubar, « Les sociologues face au langage et à l’individu », Langage et société, vol. 3, 2007, no 121-122, p. 29-43.

d’une multitude d’autres agents aussi actifs que lui dans ce processus (auteur, éditeurs, réviseur, vendeur, critique, lecteur, médias de masse, entre autres). Il est à noter que les agents peuvent être des individus (traducteur, critique ou éditeur) ou des entités (marché de traduction, médias). Dans les recherches sociologiques, inspirées de Bruno Latour, les agents, ou plus précisément actants ne sont pas limités aux humains, mais englobent également les machines106.

Dans son article « La traductologie, l’ethnographie et la production de connaissances » (2004), Buzelin critique la manière dont les recherches d’orientation sociologique abordent le processus traductionnel. Elle affirme que les perspectives sociologiques, notamment celles inspirées de Pierre Bourdieu, approchent le texte dans une « reconstruction a posteriori » (2004, p. 739), négligeant en chemin d’autres éléments qui ont contribué à la naissance même du texte traduit. Ces éléments (négociations entre agents, imprévus, stratégies de persuasion, orientation des agents, etc.) ne sont pas apparents dans le produit fini et risquent de disparaître une fois le texte produit (ibid.). Buzelin déplore également le manque d’études de terrain et propose d’approcher la traduction in situ (une maison d’édition par exemple) (Buzelin 2004, p. 740) pour observer des facteurs centraux comme la gestion de risque, les contraintes juridiques, financières ou temporelles ainsi que les ressources (humaines et matérielles) (2004, p. 739).

Dans « Pour une sociologie de la traduction : bilan et perspectives » (2007), Gisèle Sapiro et Johan Heilbron mettent l’accent sur l’aspect « transfert culturel » de la traduction. S’inspirant de la pensée bourdieusienne sur les conditions sociales de la circulation internationale des biens culturels, ces chercheurs voient en la traduction un « produit culturel » qui fait l’objet d’un « inter – and transnational transfer » (Wolf 2007, p. 16), placé au sein d’un marché mondial de la traduction. Ils explorent la traduction dans un cadre de « résultat » dans lequel des questions comme la rentabilité ou la construction d’un fonds (valeur littéraire) sont traitées.

Dans son ouvrage Sociologie de la traduction : la science-fiction américaine dans l’espace

culturel français des années 1950 (1999), Gouanvic s’intéresse au « flux international de la

traduction » (2007, p. 10). Il fait appel à la sociologie bourdieusienne pour affirmer que les textes étrangers traduits et mis sur le marché entrent dans la logique du marché des biens

106 Dans l’état actuel de la recherche d’inspiration latourienne sur la traduction, l’aspect non humain n’est toutefois pas très

culturels. Une traduction est motivée par la loi du marché où un « éditeur » cherche à imposer un produit vecteur d’un nouveau système de goûts et animé par l’esprit de profit (Gouanvic 1999, p. 18)107.

Bien que voulant rompre avec l’aspect économique de l’opération de traduction (Heilbron et Sapiro 2007), le courant axé sur le produit fait ressortir des éléments plus économiques que sociaux. La lecture de certaines contributions fait ressortir des termes plus proches de la politique ou des relations internationales que de la traductologie proprement dite.