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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.2 Le virage culturel en traductologie

2.1.2.2 Critique du virage culturel

Vu l’importance de l’élément de culture dans le virage culturel, certains chercheurs déplorent le manque de précision de la manière dont la culture est employée à la fois en tant que terme et en tant que concept. Dans l’approche descriptive, notamment chez Toury, ce concept englobe « the entire social context involved in the translation, along with norms, conventions, ideology and values of that society or ‘receptor system’ » (Snell-Hornby 2006, p. 49). Chez les culturalistes, ce concept semble prendre un sens beaucoup plus large. Influencé sans doute par la définition très large que donne Clifford Geetz de la culture dans The Interpretation Of Cultures (1973) comme des « webs of significance » ou un « system of symbols of meaning » (p. 267), Lefevere définit simplement la culture comme « the environment of literary system » (ibid., p. 226). Sherry Simon critique l’emploi simpliste du concept « as if it referred to an obvious and unproblematic reality » (1996, p. ix, citée dans Munday, 2001, p. 13), ce qui lui donne un caractère statique. Une définition aussi générale fait de la culture un concept « potentially limitless and therefore limited as a means of understanding human action » (Jackson 2008, p. 160). Cette lacune constitue probablement une des raisons du virage sociologique que connaît actuellement la scène traductologique.

D’autres chercheurs mettent l’accent sur les frontières floues entre la culture et d’autres concepts voisins, notamment celui de société. La frontière entre ce qui est culturel et ce qui est social semble être parfois très mince dans les essais se réclamant du virage culturel. Cherchant à clarifier la situation, Pym (2006, p. 14) établit une distinction entre les facteurs culturels et les facteurs sociaux, tels qu’ils sont conçus dans l’état actuel de la recherche traductologique. Il affirme que les facteurs culturels semblent être ceux qu’on peut observer grâce à des techniques

puisées dans l’anthropologie, l’ethnologie, la sémiotique, entre autres. Les facteurs sociaux, qui proviennent majoritairement de la sociologie (Pym 2006, p. 15), seraient ceux qui expliquent les facteurs culturels. Dans le même ordre d’idées que Pym, Wolf affirme que la « society cannot be adequately described without culture nor culture without society » (2007, p. 4) et traite du niveau culturel et du niveau social. Le niveau culturel englobe des éléments comme le pouvoir, la domination ou la religion tandis que le niveau social touche aux agents du processus de traduction. Wolf toutefois reconnaît l’interaction entre les deux niveaux puisque les agents intériorisent les facteurs culturels, ce qui a des conséquences sur le texte traduit. Niranjana élargit le champ de culture pour y inclure non seulement l’art et la littérature, mais également « other practices of subjectification » (1992, p. 8).

Fortement interdisciplinaire, le virage culturel a inscrit la traduction dans un contexte socioculturel, d’une manière plus concrète que ne l’a fait le courant descriptif. Ce faisant, il a rendu plus évidente la prise en considération de facteurs extérieurs au texte traduit (idéologie, politique, pouvoir économique) pouvant influencer le comportement et le résultat traductionnel. Cette accentuation des facteurs extérieurs au texte traduit n’est pas sans danger. La tendance très marquée chez les tenants du virage culturel de mettre en relief le contexte de production des traductions a pour effet de reléguer au second plan le texte traduit lui-même. La nature explicative de la démonstration culturaliste de la pratique de la traduction domine les écrits dans l’état de la recherche traductologique. Les explications demeurent toutefois subjectives puisqu’elles peuvent différer selon le contexte de l’exploration du texte et selon l’angle de vision envisagé. Il reste à déterminer si les culturalistes n’exagèrent pas le rôle des prédispositions culturelles sur les stratégies de traduction (adapter un texte à la culture cible en procédant à son expurgation, par exemple78) au détriment des structures plus larges (directives extérieures, par exemple) pouvant conditionner le processus de prise de décisions. De plus, il est à noter que l’analyse des effets des stratégies traductionnelles dans la culture ou la société cible demeure

78 Voir à ce propos le cas du Journal d’Ann Franck traité dans, Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame

largement sous-exploitée. C’est cette dernière lacune que certains tenants du virage sociologique vont essayer de combler.

Dans un autre ordre d’idées, l’approche culturelle, à l’instar de l’approche descriptive, reste axée sur le texte littéraire (Bassnett, Lefevere, Venuti). Une telle situation rend légitime un questionnement sur l’applicabilité des stratégies traductionnelles à d’autres genres de textes, notamment le texte juridique. Saurait-on relever l’idéologie derrière la traduction d’un grand texte législatif, tel un code? Pourrait-on se permettre une étrangéisation d’un tel texte dont la nature même ne se plie que difficilement à ce genre de pratique? Dans le cas de notre corpus de recherche, une islamisation textuelle équivaudrait-elle à une domestication dans le sens entendu par Venuti?

Grâce à la prise en considération des facteurs socioculturels dans les études sur les traductions et à l’introduction sur la scène traductologique d’éléments comme l’idéologie, la domination, le pouvoir et la représentation de l’autre, le virage culturel a contribué grandement à élargir la perspective traductologique. Il a alimenté un autre virage en traductologie (Robinson 1997, p. 8), soit le virage postcolonial, virage sur lequel nous nous arrêterons dans la prochaine section. De plus, la dimension sociale de la perspective culturelle a pavé, notamment grâce à des concepts comme le patronage et l’idéologie (Snell-Hornby 2006, p. 49), le chemin vers un autre virage dans la pensée traductologique, soit le virage sociologique. Ce dernier sera présenté à la section 2.1.4 de ce travail.