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Chapitre 2 Traduction et société : état de la question

2.1 Les quatre grands virages de la pensée traductologique

2.1.4 Le virage sociologique en traductologie

2.1.4.3 Les théories prédominantes dans le virage sociologique de la traduction

2.1.4.3.2 Bruno Latour

Contrairement à Pierre Bourdieu, Bruno Latour n’est pas un chercheur à qui il est fait énormément référence en traductologie. Hélène Buzelin s’est penchée sur l’application des idées de ce sociologue, notamment la théorie de l’acteur-réseau à la traduction115. La traductologue fonde son analyse sur l’idée que la conception latourienne de la traduction renvoie à un aspect de transformation et de mouvement qui est proche de la conception des chercheurs poststructuralistes en traductologie (2007, p. 138). Trouvant les approches traductologiques qui font appel à la sociologie de Bourdieu insuffisantes au traitement d’une opération aussi complexe que la traduction, Buzelin propose la manière dont la théorie sociale de Latour pourra compléter la perspective bourdieusienne adoptée par nombre de traductologues. La théorie latourienne permet de mettre davantage l’accent sur le processus de traduction « in the making » (Buzelin 2007, p. 135). Elle permet également de dépasser les questions de transfert et d’équivalence pour aborder des questions d’hybridité et de métissage qui demeurent sous- exploitées en traductologie. Grâce à cette théorie, la multiplicité des agents traductionnels « translation agent » (Buzelin 2005, p. 214) serait pleinement reconnue, évitant ainsi les

115 La notion de traduction, affirme Michel Callon (2006, p. 41), un des fondateurs de la théorie de l’acteur-réseau, à côté de

Bruno Latour, constitue le fondement même de la théorie de l’acteur-réseau. Empruntée à Michel Serres, cette notion servait initialement de moyen de comprendre la manière dont se déroule la circulation des connaissances scientifiques en évitant les notions scolastiques de champ ou de sphère sociale. Michel Callon et Michel Ferrary, « Les réseaux sociaux à l’aune de la théorie de l’acteur-réseau », Sociologies pratiques, 2006, vol. 2, nº 13, p. 37-44, p. 41. La notion de traduction chez Latour constitue « l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force ». Michel Callon et Bruno Latour, « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il? » Sociologie de la traduction : textes fondateurs, École des mines de Paris, Paris, 2006, p. 12. Callon et Latour établissent également un rapport entre le contrat social et les opérations de cette traduction « ce que le contrat social montre en termes juridiques, à l’origine de la société […], les opérations de traduction le démontrent empiriquement, de façon réversible, tous les jours dans les négociations multiples et parcellaires qui élaborent peu à peu le corps social » ibid., p. 13.

perspectives réductionnistes qui mettent uniquement l’accent sur le traducteur. La sociologie de Latour permet une meilleure reconnaissance du caractère imprévisible116 de la pratique de la traduction (Buzelin 2005, p. 205), ce qui est susceptible d’atténuer la recherche excessive de régularité chez les systémistes que justifie l’existence même des normes. D’ailleurs, la collecte de documentation selon la méthode ethnographique de Latour est susceptible d’aider à identifier les normes qui gouvernent les pratiques de la traduction, tout en évitant le déterminisme des études systémiques (2007, p. 143). Buzelin inscrit la traduction dans une « logique de réseau117 » (ibid.) grâce à laquelle il est possible de saisir toute la complexité des interventions des actants humains (interventions, négociations) ou non humains (aspects techniques : logiciels, imprimantes, etc.) dans le processus de traduction.

L’aspect de « recherche sur le terrain » de la sociologie de Latour constitue, selon la traductologue (2007, p. 140), l’originalité de l’approche latourienne. En effet, Latour s’intéresse à la « manufacture » d’un objet d’étude, ce qui « allows for more specifically documenting from within two interdependent realities: the selection and promotion of foreign texts [...] and the work of translation and editing strictly speaking » (Buzelin 2007, p. 140). C’est un avantage majeur de cette approche puisqu’elle permet de combler une lacune dans l’état actuel des recherches, soit celle de mener uniquement des études de textes a posteriori, c’est-à-dire une fois le texte traduit. Une approche a priori ouvrira donc la voie à un « more process-oriented kind of research » (2007, p. 142). Dans ce sens, le processus de traduction sera observé in situ (Buzelin 2004, p. 740), de manière à rendre possible le suivi de l’ensemble des étapes du processus traductionnel et la prise en considération des « multiples mains » (ibid.) ainsi que des données souvent ignorées ou perdues une fois le texte traduit.

Adoptant une approche ethnographique et critiquant le fait que le « process of making » en traduction littéraire, contrairement au processus scientifique ou artistique, n’ait pas fait l’objet d’études approfondies sur le terrain, le projet de Buzelin consiste à effectuer une étude sur la

116 Buzelin affirme à cet égard que théoriquement, « actor-network theory does not give much consideration to norms. On the

contrary, going a step further than Bourdieu in the recognition of agency, it claims that behaviour is somewhat unpredictable » (Buzelin 2005, p. 205).

117 La prise en considération de l’action des objets dans le réseau différencie cette notion de la notion de « champ » ou de

« système ». Latour considère la notion de réseau « plus souple que la notion de système, plus historique que celle de structure, plus empirique que celle de complexité » (Latour 1997, p. 10, cité dans Buzelin 2005, p. 197).

traduction « en laboratoire » (De Sutter et Gutwirth, 2004, p. 2), c’est-à-dire de suivre toutes les étapes du processus de traduction. Ce faisant, elle suit à la trace l’opération de traduction ainsi que le texte traduit dans toutes les phases de sa production : de la négociation des droits de traduction à la commercialisation du produit fini, en suivant au passage les acteurs et les actes de traductions selon une méthodologie empirique. Elle réunit des données de types discursifs, c’est-à-dire qu’elle réunit, au moyen d’entretiens, des informations de la part d’un large éventail d’acteurs participant au projet de traduction (gestionnaire du projet, éditeur, traducteur, réviseur, agent de presse, représentant, entre autres). Elle procède ensuite à la collecte de données écrites, notamment les différentes versions du texte traduit durant les phases de sa production et la documentation de nature administrative comme les contrats, la correspondance entre les participants, des brochures promotionnelles à distribution limitée. La troisième catégorie de données consiste en la consignation de notes prises durant tout le processus de production (à la suite des entretiens, des rencontres ou après observation des participants en action).

Cette approche est certainement très avantageuse dans une recherche portant sur un texte codifié. Toutefois, une analyse ethnographique de codes historiques serait-elle possible? On pourrait se demander si elle serait applicable à un champ/espace/réseau/système aussi fermé que le droit. Aurait-on été autorisé à suivre à la trace le processus de traduction d’un texte juridique d’une aussi grande envergure qu’un code civil, dans une aire géographique où le droit relève pratiquement du sacré? D’un autre côté, il y a fort à parier qu’une collecte d’informations auprès des codificateurs et des traducteurs de notre corpus de recherches (le C.O.C. et le D.O.C.), notamment au cours des travaux préparatoires, aurait été d’une grande aide, ne serait-ce que pour expliquer la méthode de rédaction adoptée, les choix syntaxiques et lexicaux adoptés au cours du processus de traduction ainsi que certaines tendances observées dans les textes cibles, difficilement insérables dans une case traductologique.