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Les innovations et le travail médical en Chine

CHAPITRE 3 RÔLE MÉDICAL DE NORMAN BETHUNE EN CHINE

3.2 Les innovations et la réforme médicale en Chine

3.2.2 Les innovations et le travail médical en Chine

Les problèmes et les lacunes observés par Bethune dans la zone contrôlée par la 8e armée de

route communiste sont donc particulièrement nombreux et complexes. Il doit trouver des solutions à la piètre qualité des hôpitaux et à leur difficulté d’accès, augmenter le nombre de médecins et d’infirmières compétents, changer les habitudes concernant l’hygiène et les méthodes de travail et trouver des outils médicaux dans une zone de guerre régulièrement soumise aux attaques japonaises. Pour de nombreuses raisons qui seront abordées, cela s’avère particulièrement compliqué et demande la contribution de nombreuses personnes de tous les niveaux, des autorités militaires aux villageois, puisqu’il n’a pas, en Chine, d’équipe spécialisée pour l’appuyer dans sa tâche comme c’était le cas avec son unité canadienne de transfusion sanguine en Espagne.

373 Nie Rongzhen, Report at general hdqt of 8th Route Army, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History

of Medicine, McGill, P89 637/1/80, 13 octobre 1944, p. 12.

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Durant les premiers mois de sa mission dans la zone du Jin-Cha-Ji et jusqu’au mois de juillet 1938, Bethune pratique la médecine en collaboration avec le Dr Brown. Ce dernier est alors d’une aide incontestable pour Bethune puisqu’il connaît parfaitement les rouages du système médical chinois et parle couramment la langue. Cependant, les lacunes du système chinois ainsi que le manque de ressources les empêchent de pratiquer un grand nombre d’opérations, ou du moins pas autant qu’ils ne le souhaiteraient. Le 17 mai, Bethune écrit d’ailleurs une lettre à Mao dans laquelle il explique que les conditions dans lesquelles ils doivent travailler sont inadéquates et qu’il faut trouver une solution pour y remédier. Il est très explicite sur le fait qu’il se sent incapable d’accomplir ses tâches dans l’environnement qui lui est assigné :

We are working in the closest co-operation both in practical everyday work, and in round-table discussions with Dr. Chiang. Some of our conclusions are as follows: 1. It is unpractical to think this unit of 2 surgeons can go into hospitals such as this and do all the work which needs being done. In this hospital alone, there is enough work to keep us both busy for six month375 […]

Les lettres de Bethune démontrent donc bien son sentiment d’impuissance face à la situation qu’il constate dans le nord de la Chine et il sait qu’il doit travailler de concert avec les autorités et les Chinois locaux afin d’améliorer les conditions sur place. Cependant, il est conscient que cette tâche s’annonce de loin plus compliquée qu’en Espagne.

Selon plusieurs lettres que Bethune a envoyées à des connaissances au Canada, il aurait rapidement l’idée de construire un hôpital dans le nord de la Chine afin de pallier les lacunes constatées. Il a d’abord, avant son arrivée dans le nord, l’ambition de réaliser un tel projet en demandant de l’aide au Canada et aux États-Unis, notamment au CAC. S’il a reçu un tel appui lors de sa mission en Espagne, il ne se doute pas qu’il en sera autrement lorsqu’il arrivera dans son nouvel environnement de vie et de travail dans les montagnes nordiques de la Chine. Après son arrivée, il est alors rapidement désillusionné par le manque de soutien de l’Amérique du Nord, l’éloignement de la région ainsi que les conditions primitives qui y règnent. Il est particulièrement déçu d’une telle situation et va même jusqu’à faire part, dans une lettre envoyée au CAC, de son humiliation de devoir se tourner vers les Chinois eux-mêmes pour financer son

95 projet376. Il y affirme que lui et Ewen n’ont pas le choix d’accepter l’aide leur étant offerte car ils

n’ont plus d’argent377.

Avec ces fonds offerts par les autorités communistes chinoises, Bethune se tourne vers le général Nie pour lui faire part de son projet de construire un hôpital fonctionnel. Celui-ci accepte immédiatement de l’aider afin de voir ce qui peut être fait compte tenu des conditions qui règnent dans la région et du risque d’attaques japonaises378. L’idée de Bethune est de mettre sur

pied un hôpital permanent près du front pour permettre aux blessés d’être soignés beaucoup plus rapidement. Plusieurs vies seraient ainsi sauvées puisque les blessures n’auraient plus le temps de s’infecter et on pourrait attendre que les patients soient stabilisés avant de les déplacer vers les bases arrière plus éloignées du front. Pour le médecin canadien ayant participé à plus d’un conflit en Europe, cela semble la meilleure solution envisageable. Ce n’est cependant pas l’opinion des autorités militaires de l’armée rouge qui se montrent particulièrement réticentes à un tel projet. Celles-ci lui expliquent que, en raison du risque d’attaque et de bombardements japonais, il est impensable de construire un hôpital permanent près du front. Situé à un tel endroit, l’hôpital serait alors une cible facile et il risquerait d’être détruit rapidement. Bethune leur écrit alors une proposition dans laquelle il explique en détail les raisons pour lesquelles cet hôpital, selon lui, doit être bâti. Les principales raisons qu’il évoque sont que l’établissement d’un hôpital près du front ferait en sorte que les blessés pourraient être soignés dans de meilleurs délais. Les autorités se rangent finalement derrière ses arguments et acceptent alors son projet de construction d’un hôpital près des lignes japonaises379.

Avec l’aide du général Nie et de son interprète, il faut d’abord trouver un site propice à une telle entreprise. Ils choisissent ainsi un temple bouddhiste afin de le transformer en hôpital. Celui-ci n’a alors qu’un simple plancher sale et aucun mur. Bethune et ses collègues ne peuvent pas tout construire seuls et doivent faire appel aux Chinois locaux. Ils recrutent des charpentiers, des forgerons et des ouvriers locaux afin de transformer ce lieu de culte en hôpital fonctionnel. Ils nettoient le plafond, changent les fenêtres, construisent des lits en bois et fabriquent des

376 Nous ne possédons pas de documents démontrant que le CAC ait répondu à cette lettre mais ils n’ont pas envoyé

de fonds supplémentaires.

377 Norman Bethune, op. cit., p. 242-243.

378 Nie Rongzhen, Report at general hdqt of 8th Route Army, op. cit., p. 12.

379 Roderick Stewart, Interview with Ho Tzu-Shin, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of

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couvertures de coton. Dans la partie est de l’hôpital, ils construisent sept ou huit chambres380

d’environ 14 mètres carrés chacune. Au nord du bâtiment, il y a une grande pièce d’où ils retirent les statues. Une entrée avec une pièce adjacente faisant environ 400 pieds carrés est divisée en plusieurs sections et à l’ouest ils construisent plusieurs chambres supplémentaires. Cet établissement peut, une fois érigé, contenir entre 50 et 100 lits. Durant la construction, Bethune utilise une partie du temple pour faire des opérations et c’est aussi à ce moment qu’il commence à donner des cours aux futurs médecins et infirmières de l’armée rouge. Son interprète traduit alors ses textes, car c’est moins long de les faire lire en chinois aux étudiants que de les traduire oralement. Cet hôpital allait donc, en plus de soigner les blessés, servir d’école pour le futur personnel médical de l’armée communiste. Les soins apportés en temps de guerre n’ont alors jamais été aussi bons puisqu’il y a désormais un hôpital où les soldats peuvent être soignés rapidement avant d’être transportés loin du front. C’est d’ailleurs pour la qualité extraordinaire des soins apportés en temps de guerre et parce qu’on y forme des futurs médecins et infirmières que les soldats surnomment cet établissement l’hôpital-modèle, terme reprit lors de l’ouverture officielle et qui se répand par la suite en Chine pour désigner les hôpitaux-écoles381.

Lorsque la construction de l’hôpital est terminée, Bethune apprend alors qu’il ne se trouve pas réellement sur le front de bataille alors qu’il a presque forcé les autorités militaires à l’y conduire. Cela le contrarie particulièrement, mais il est possible d’affirmer que les dirigeants militaires agissent de la sorte afin de le protéger, car ils considèrent qu’il est très dangereux d’envoyer leur médecin occidental trop près du front. En effet, la majorité des sources consultées font état de la réticence des autorités à autoriser Bethune à se rendre au front et à s’approcher des zones de combat. Cependant, en raison d’une campagne militaire japonaise surnommée « Mopping-up campaign382 », l’hôpital se retrouve au cœur du nouveau front de bataille et, dans

la semaine suivant son ouverture, il est détruit par les bombardements japonais383. Cette

expérience ne donne pas seulement raison aux autorités militaires, mais met également en lumière, une fois de plus, l’entêtement de Bethune et sa difficulté à suivre les conseils et les ordres qui lui sont proférés. Selon le général Nie, il aurait cependant commencé, après cet échec, à changer d’attitude envers les autorités et les Chinois en général. Nie explique, dans le rapport

380 Le nombre exact de chambres reste vague dans les sources. Les témoins, dont l’interprète de Bethune, parlent de

7 ou 8 chambres.

381 Roderick Stewart, Interview with Ho Tzu-Shin, op. cit., p. 18-19.

382 Ce nom peut littéralement se traduire par « opération de ramassage ou de balayage ». 383 Roderick Stewart, Interview with Ho Tzu-Shin, op. cit., p. 19.

97 qu’il remet au quartier général de la 8e armée de route en 1944, qu’après cet incident Bethune lui

demande conseil, en tant que commandant, sur ce qui peut être fait. Le médecin commence ensuite à parcourir la région afin de suggérer un nouveau site où il pourrait construire un hôpital. Il s’adapte alors considérablement aux conditions chinoises et, toujours selon Nie, il commence à prendre les conditions chinoises en considération dans son travail. Le général affirme d’ailleurs ceci : « His scientific training and experience began to combine with understanding of our situation384. » Cette citation du commandant chinois est particulièrement importante dans

l’analyse du travail de Bethune. En effet, son entêtement quant à sa difficulté à écouter et à entretenir de bonnes relations avec les autorités locales tant en Espagne qu’en Chine revient souvent dans les sources comme nous l’avons déjà mentionné. C’est donc au cours du printemps et de l’été 1938, après la destruction de l’hôpital qu’il a construit à l’aide d’ouvriers locaux, que Bethune commence à travailler de concert avec les autorités chinoises en intégrant son expérience et ses connaissances médicales à la réalité locale. Le médecin canadien prend même l’habitude de rédiger régulièrement des rapports sur son travail en trois copies, l’une pour le département médical du Jin-Cha-Ji, une pour le commandant local et l’autre pour Mao385.

Bien que Bethune se mette à la recherche d’un nouvel emplacement pour son hôpital, plusieurs discussions ont lieu entre le médecin et le plus haut commandement de la chaîne militaire, incluant Mao, au sujet de la suite des choses. Bethune propose de nombreuses idées d’emplacements et d’innovations, mais les autorités considèrent plusieurs d’entre elles comme difficiles à réaliser, surtout après la destruction du premier hôpital-modèle. Pour le commandement de l’armée, il est hors de question de reconstruire un établissement près du front pour des raisons de sécurité alors que Bethune maintient son idée selon laquelle il faut à tout prix soigner les blessés le plus rapidement possible. Certaines des idées d’abord proposées par Bethune sont considérées comme infaisables, car on croit, surtout chez l’état-major, qu’il n’a aucune idée du mode de fonctionnement d’une guerre de guérilla386. Ils veulent à tout prix éviter

de répéter la même erreur deux fois en acceptant un projet qu’ils savent être extrêmement risqué, voire perdu d’avance. Bethune propose donc une unité médicale mobile dont le modèle serait basé sur l’unité qu’il a auparavant créée en Espagne. Il y a alors une acceptation générale quant à

384 Nie Rongzhen, Report at general hdqt of 8th Route Army, op. cit., p. 18.

385 Israel Epstein, « Bethune, Born A Century Ago, Lives In Our Memories », Beijing Review, 10 (1990), p. 33. 386 Les communistes étaient, eux, très habitués aux techniques de guérilla, car ils avaient combattu les nationalistes

avec ce type d’attaque au début des années 1930.

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la mise sur pied d’une unité mobile de chirurgie qui pourrait opérer le plus près possible du front, mais avec du soutien provenant d’une zone plus stable et reculée387.

Il n’y a rien d’étonnant dans l’acceptation de ce projet même si cela implique, pour les membres de l’unité, de se rendre près du front puisque l’état-major, en particulier Mao, est très intéressé et impressionné par l’expérience espagnole de Bethune. Ce dernier doit néanmoins s’adapter à la situation chinoise puisque celle-ci est unique et bien différente de celle en Espagne, et ce, même si l’unité mobile qu’il décide de mettre sur pied s’inspire de celle qu’il avait créée à Madrid. En Espagne, il avait créé une telle unité de façon complémentaire au système médical déjà en place. Il se rendait notamment pratiquer des transfusions sanguines dans des hôpitaux et transportait du sang d’un établissement à l’autre. En Chine, il ne crée pas cette unité de chirurgie pour compléter le système en place puisque ce dernier est particulièrement déficient sinon inexistant à plusieurs endroits. Il la crée plutôt dans le but d’adapter sa pratique médicale à une situation de guerre particulière et après avoir constaté l’échec de son projet d’hôpital et d’école de médecine à proximité des zones de combat. Avec une telle unité mobile, il pourrait maintenant se déplacer là où il y aurait des combats. Bethune et son équipe seraient alors beaucoup plus efficaces et, pour cela, Bethune travaille en étroite collaboration avec les autorités militaires afin d’anticiper les zones où il devrait se rendre, d’où l’idée d’une base arrière permanente. Le Dr Ma résume très bien la situation dans une lettre qu’il envoie à Stewart en 1972 :

You just can’t go with a unit and then wait until it starts an engagement. You’d have to be in advance planned a little so that you’d know in the general area where it would be and how far away you could set up the mobile team and so forth. And then go into action388 […]

L’objectif de cette unité mobile de chirurgie semble donc très clair, il faut rapidement déterminer les lieux où il y aura des combats puis agir lorsque ceux-ci éclatent. La nécessité de prévoir les zones où l’unité doit se rendre tient au fait que les distances sont souvent très longues et les trajets difficilement praticables dans le nord de la Chine.

387 Roderick Stewart, Interview with Ma Hai-The, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of

Medicine, McGill, P89 637/1/80, avril 1972.

99 Bien que le principe de l’unité mobile de Bethune en Chine soit basé sur celui qui l’avait aidé préalablement à mettre sur pied son unité mobile de transfusion sanguine en Espagne, cette nouvelle unité mobile est différente sur bien des points tant par sa raison d’être, comme nous venons de le traiter, que par son fonctionnement. D’abord, contrairement à l’unité mobile de transfusion sanguine en Espagne, l’unité mobile de chirurgie doit servir à pratiquer des chirurgies sur les soldats blessés au front tout en soignant les civils qui sont victimes de la guerre contre les Japonais. Leur mission est d’être là où les combats éclatent afin de réduire au maximum le délai entre le moment où un soldat est blessé et celui où il est soigné. Bethune n’a pas non plus à étudier de nouvelles techniques médicales comme il avait dû le faire précédemment en allant apprendre le fonctionnement des transfusions sanguines à Londres. Il peut désormais mettre son expérience à profit tant pour la création d’une unité mobile que pour la pratique des transfusions sanguines et la constitution d’une banque de sang389. De plus, bien que Bethune soit un

chirurgien thoracique de formation et qu’il possède donc les compétences et l’expérience nécessaires à la pratique de la chirurgie, il doit s’adapter au contexte rudimentaire dans lequel il se trouve. Il invente notamment lui-même le matériel dont il a besoin pour faciliter le transport des médicaments ou d’une table d’opération. Il crée, par exemple, une table d’opération portable qui peut être montée sur le dos de deux ânes. Il nomme cette invention « Le Pont Marco Polo » en raison de sa forme. Cela s’avère particulièrement pratique390. Sur ce point, on peut dire que le

médecin exploite beaucoup plus son expérience et sa formation en Chine que cela n’avait été le cas en Espagne.

Cependant, la création de cette unité mobile se heurte à de nombreux défis en raison des conditions particulières rencontrées dans le Jin-Cha-Chi. L’un des principaux problèmes auxquels Bethune est confronté est la constitution d’une banque de sang. Cela est probablement l’une des plus grandes sources d’incompréhension entre lui et les locaux notamment en raison de la différence culturelle entre les Espagnols et les Chinois en ce qui a trait au prélèvement sanguin. En effet, lorsqu’il faisait appel aux Espagnols pour donner leur sang, ceux-ci répondaient avec beaucoup d’enthousiasme et faisaient la file durant de longues périodes pour avoir la chance d’aider l’unité médicale de Bethune. Mais, la situation est toute autre en Chine.

389 La constitution d’une banque de sang pour l’unité mobile de chirurgie sera expliquée plus en détail dans ce

chapitre.

390 Lu Zhengchao, « 我唯一的希望就是能够多有贡献», (Mon seul espoir est d'apporter une plus grande

contribution), 1979, p. 16-20. Dans Renmin Chubanshe, « 纪念白求恩 »(À la mémoire de Norman Bethune), op. cit.

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Les Chinois sont réticents, voire effrayés, face à cette pratique391. Cela peut s’expliquer par la

rareté de cet acte médical dans la région reculée et montagneuse qu’est le Wutaishan392.

Il est cependant impossible pour Bethune de poursuivre sa mission sans se constituer une banque de sang. Il doit donc trouver une solution pour non seulement se procurer le sang nécessaire à ses opérations médicales et aux transfusions, mais également trouver un moyen pour convaincre les civils et militaires qu’il n’y a rien de dangereux dans une telle pratique et que ce n’est pas douloureux. Il n’y a pas de meilleur moyen pour cela que de prêcher par l’exemple. Bethune pratique alors, devant public et à plusieurs reprises, des prises de sang sur lui-même et sur certains de ses assistants. Il lui est même arrivé de devoir pratiquer une transfusion sanguine sur lui-même afin de sauver un soldat blessé d’urgence pour pallier le manque criant de sang dont il dispose. En effet, Bethune étant de type O, il doit notamment utiliser son propre sang lors d’une intervention urgente pendant laquelle ce groupe sanguin est requis393. Il affirme alors, en

public, ceci : « To save one wounded with our blood is better than killing 10 Japanese fascists394. » Cette citation démontre la détermination de Bethune à convaincre les Chinois de