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CHAPITRE 1 CONTEXTE POLITIQUE ET MÉDICAL DES ANNÉES 1930 : UNE ÉPOQUE

1.2 Norman Bethune : un médecin à contre-courant

1.2.1 Bethune, un médecin respecté

Il est d’abord important de comprendre que Bethune n’en était pas à ses premières expériences de conflits armés lors de ses missions espagnoles et chinoises. Il avait abandonné ses études à deux reprises afin de participer à la Première Guerre mondiale en tant que brancardier et ambulancier en Europe100. Après avoir reçu son diplôme de médecine en 1916, il s’enrôle de

nouveau, cette fois dans la marine royale canadienne où il devient chirurgien à bord d’un porte- avion de la Royal Navy101, le HMS Pegasus. Il est cependant démobilisé en 1919 pour raisons

98 Marcel Fournier, op. cit., p. 42-44. 99 Ibid., p. 46-47.

100 Roderick Stewart, Bethune, Éditions du Jour, Montréal, 1976, p. 19-22.

101 Avant l’instauration de la Marine royale du Canada et dans les années qui ont suivi, un certain nombre de

Canadiens ont servi dans la Royal Navy. C’est pourquoi Bethune a servi sur le Pegasus même si ce porte-avion appartenait à la Royal Navy britannique : Ledger Sheets, Dossiers de service de la Marine royale du Canada, 1910-

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médicales102. Selon Stewart, son enrôlement de cinq ans durant la guerre satisfait sa soif

d’aventure, mais le perturbe néanmoins grandement. Il y apprend aussi à « relever des défis et à savourer le changement103 ». Son aventure militaire peut donc être mise de l’avant pour

comprendre d’où lui viennent ce goût de l’aventure et cette capacité d’adaptation qui lui auront été si utiles en Espagne, mais surtout en Chine, de nombreuses années plus tard.

Après sa courte carrière militaire, Bethune se rend en Angleterre en 1919 pour y poursuivre ses études. Il se spécialise dans les maladies infantiles puis revient au Canada la même année où il travaille brièvement en Ontario avant de se réengager dans l’armée en 1920, cette fois-ci dans l’aviation canadienne qui est sur le point d’être créée. Bien que les dossiers de l’aviation le mentionnent en 1922, il quitte ses fonctions le 23 octobre 1920 et retourne en Angleterre où il poursuit sa spécialisation en chirurgie et pratique la médecine. Il devient rapidement connu et respecté dans le domaine médical et est même nommé au Royal College of Surgeon. Il quitte cependant l’Angleterre en 1923. Il s’y sentirait notamment exclut en raison de ses origines canadiennes, certains médecins le qualifiant même de « colonisé104 ».

Il va par la suite travailler à Détroit où il pratique la médecine à l’hôpital Harper et enseigne au Département de pharmacologie et de thérapie du Detroit College of Medicine and Surgery105. Le jeune médecin est très occupé et n’aime pas particulièrement sa vie à Détroit,

vivant de surcroît des difficultés dans son mariage106. Il s’épuise alors très rapidement et décide

de se faire examiner. Il reçoit alors un diagnostic qui changera sa vie tant professionnelle que personnelle puisqu’il est atteint d’une grave maladie pulmonaire, la tuberculose. Son état de santé général reste bon et il a toutes les chances de s’en sortir dans la mesure où il est soigné dans un sanatorium107. Bethune passe alors deux mois au Sanatorium Calydor près de

Gravenhurst en Ontario avant d’être admis à celui de Trudeau dans l’État de New York. Les

1941, Bibliothèque et Archives Canada. http://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/patrimoine-militaire/marine-royale-

canada-1910-1941-ledger-sheets/Pages/marine-canada-ledger-sheets.aspx, consulté le 7 octobre 2014.

102 Roderick Stewart, Bethune, op. cit., p. 23. 103 Ibid.

104 Roderick Stewart et Sharon Stewart, Phoenix: The Life of Norman Bethune, op. cit., p. 33. 105 Roderick Stewart, Bethune, op. cit., p. 34.

106 Bethune oblige sa femme à le quitter bien qu’elle revienne avec lui en 1926. Ibid., P. 337.

107 Un sanatorium était un lieu médical où les patients pouvaient se reposer et être soignés à long terme par une

équipe médicale. Il était généralement associé au traitement de la tuberculose. Le sanatorium Trudeau se distinguait non seulement des hôpitaux et des centres de convalescence traditionnels, mais il se distinguait aussi des autres sanatoriums. Pour en savoir plus sur ce type d’établissement, consulter : Thomas Dormandy, The White Death: A

29 médecins sont démunis devant son état de santé qui s’aggrave considérablement. Bethune fait alors de nombreuses recherches à la bibliothèque de l’établissement et propose qu’on pratique un traitement de pneumothorax sur lui108. Cette thérapie s’avère très efficace bien qu’il doive

continuer ce traitement durant de nombreuses années puisque ses fonctions pulmonaires s’en trouvent réduites. Sa santé s’améliore cependant rapidement et il peut finalement quitter le sanatorium109.

Cet évènement change sa façon de penser et sa carrière, marquant ainsi un tournant majeur dans la vie du médecin canadien. Il décide d’abord de renoncer à trouver la richesse et la reconnaissance professionnelle, préférant plutôt se concentrer uniquement sur le côté humain de la médecine. Voici d’ailleurs ce qu’il dit qu’il projette de faire juste avant de quitter le sanatorium Trudeau : « […] de trouver ce que je pourrais faire pour la race humaine, quelque chose de grand, et je vais le faire avant de mourir110 ». Il décide alors de se spécialiser dans un

champ médical qui est alors presque inexploré et relativement embryonnaire, la chirurgie thoracique. Après sa formation, il accepte un poste à l’hôpital Royal Victoria puis à l’hôpital du Sacré-Cœur à Montréal et devient assistant de recherche d’un célèbre spécialiste de la chirurgie à l’Université McGill, le professeur Edward Archibald. Bethune est très productif dans ses fonctions et présente de nombreuses conférences nationales et internationales. Il prouve également de nombreuses théories quant au traitement de la tuberculose et teste régulièrement des expérimentations sur lui-même111. Le jeune assistant de recherche étant également un artiste,

il invente de nouveaux instruments médicaux pour simplifier le travail en chirurgie thoracique contribuant ainsi grandement à sa reconnaissance dans le milieu médical112. Son travail sur la

tuberculose est d’autant plus reconnu qu’il s’agit là d’une cause sérieuse et fréquente de décès au

108 Il s’agit d’une thérapie médicale permettant d’affaisser un poumon en y injectant de l’air afin de le laisser se

reposer et ainsi guérir de lui-même.

109 Roderick Stewart, op. cit., p. 45-50. 110 Ibid., p. 51.

111 Il prouva notamment que le corps absorbe le sang qui provient des hémorragies pulmonaires, infirmant ainsi les

affirmations de nombreux radiologistes. Pour le prouver, Bethune s’est fait insérer un cathéter de caoutchouc durant son sommeil et il a demandé à un externe d’y verser du sang. Une radiographie a ensuite été prise à son réveil et le sang avait été absorbé par son corps.

112 En 1932, le catalogue de fournitures médicales de la Piling and Company contient d’ailleurs une page complète

réservée uniquement aux appareils conçus par Bethune. Parmi ses inventions les plus connues et utilisées, il y a notamment un appareil à pneumothorax et des sécateurs de côtes.

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Canada à l’époque113. Le Dr George Jasper Wherrett, spécialiste de la tuberculose ayant côtoyé

Bethune à Montréal entre 1928 et 1936, affirme même en 1979 que cette maladie est, dans les décennies 1920 et 1930, « the captain of the men of death114 ». Mais les gens ne meurent pas

uniquement de la maladie comme telle, puisque les traitements prodigués aux patients des sanatoriums peuvent parfois être fatals. En effet, plusieurs personnes ne survivent pas aux traitements de pneumothorax115.

En 1933, Bethune devient chef du nouveau Département sur la tuberculose de l’hôpital du Sacré-Cœur malgré de nombreuses oppositions à cette nomination puisqu’il est protestant et unilingue anglophone alors qu’il s’agit d’un établissement catholique francophone116. Ses

nombreuses publications scientifiques et médicales publiées tant au Canada qu’aux États-Unis et le fait qu’il améliore grandement le traitement de la tuberculose contribuent à la notoriété de l’établissement montréalais et du médecin. Bethune est aussi très reconnu pour sa compétence médicale. Il est très rapide dans ses opérations et tente de réduire le temps que les patients passent sous anesthésie. Cet hôpital devient également le premier à Montréal à posséder sa propre banque de sang117. Le médecin anglophone est, de plus, considéré comme un moderniste

puisqu’il tente de révolutionner la pratique médicale à de nombreux égards notamment avec l’utilisation de nouvelles méthodes. À titre d’exemple, il considère les occultations à l’aide de stéthoscopes comme désuètes, préférant plutôt l’utilisation des rayons X118.

Enfin, après un voyage en URSS, Bethune croit fermement en l’importance d’un système universel de soins de santé. Il se bat donc pour diffuser cette idée au Canada; il sera longtemps connu comme contributeur, voire comme précurseur, de ce système de santé gratuit pour tous. Il prétend notamment que le fait que les médecins s’enrichissent aux dépens des malheurs de leurs prochains est indécent119. Il va jusqu’à affirmer à des amis qu’il veut « purifier » sa profession

113 Seulement en 1930, on compte au moins 8 000 morts et 40 000 personnes infectées par la tuberculose au

Canada.

David Shephard et Andrée Lévesque, op. cit., p. 65.

114 Ibid.

115 Louise Côté, En garde! : Les représentations de la tuberculose au Québec dans la première moitié du XXe siècle,

Ste-Foy, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 218-219.

116 Bethune refuse obstinément d’apprendre le français malgré sa nouvelle position dans un hôpital francophone.

Roderick Stewart et Sharon Stewart, op. cit., p. 105.

117 Wendell MacLeod et al., Bethune: The Montreal Years, Toronto, J. Lorimier, 1978, p. 54-58. 118 Roderick Stewart, op. cit., p. 55-56.

31 des « rapaces individualistes »120. La vie et la carrière de l’illustre médecin sont par la suite

grandement influencées par cette façon de penser.