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L’intégration professionnelle de Bethune en Chine

CHAPITRE 3 RÔLE MÉDICAL DE NORMAN BETHUNE EN CHINE

3.1 L’intégration de Bethune en Chine

3.1.2 L’intégration professionnelle de Bethune en Chine

Bethune n’est alors pas le seul étranger à se rendre en Chine durant la guerre sino- japonaise ni même à aller aider les communistes. Il y a d’abord une infirmière canadienne avec qui Bethune se rend en Chine, Jean Ewen. Elle ne le suit finalement pas dans le Wutaishan puisque Bethune aurait quitté la région sans elle lors d’un arrêt à Xi’an durant le trajet entre Yan’an et cette région. Les véritables raisons qui expliquent pourquoi elle n’a pas rejoint Bethune font l’objet de débats, à savoir s’il n’avait jamais eu de réponses de sa part ou si elle a décidé elle-même de rester dans une région plus sécuritaire que les zones de combat où ils se rendaient336. Il y a aussi le Dr George Hatem, médecin américain d’origine libanaise dont le nom

chinois est Ma Haide et qui vit en Chine depuis plusieurs années. Celui-ci a la mission d’accueillir Bethune à son arrivée à Yan’an337. Le Dr Ma Haide est en Chine depuis le début des

années 1930 et est la principale relation de Bethune dans la capitale communiste Yan’an. Son

332 E. Stirling, Lettre à Roderick Stewart, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of Medicine,

Université McGill, P89 637/1/55, 22 février 1972.

333 Robert McClure, Dans Roderick Stewart, Bethune, op. cit., p. 157. 334 Norman Bethune, op. cit., p. 200-201.

335 Ibid., p. 195-197.

336 Roderick Stewart et Sharon Stewart, op. cit., p. 284-285. 337 Ibid., p. 275.

85 rôle est vaste et important puisqu’il aide notamment à la coordination des efforts médicaux de l’armée de Mao pour toute la région du Jin-Cha-Ji338. Il y a aussi le Dr Richard Brown qui est

déjà en poste dans le nord de la Chine lorsque Bethune arrive. Ce missionnaire anglican canadien accepte de fonder l’unité médicale canado-américaine au sein de la 8e armée de route

communiste avec Bethune, et ce, même si ces deux médecins ont des convictions politiques et religieuses aux antipodes. Le Dr Brown retourne rapidement au Canada, laissant Bethune comme seul médecin étranger dans la région du Wutaishan, bien qu’il y en ait d’autres dans le Jin-Cha- Ji339. Enfin, il y a Kathleen Hall, une missionnaire néo-zélandaise possédant un passeport

britannique qui se rend régulièrement à Pékin pour y acheter des fournitures médicales pour son propre petit hôpital humanitaire dans la ville de Niuyangou. Pour Bethune, cette missionnaire est la solution à son problème d’organisation puisqu’elle peut acheter des fournitures médicales à Pékin pour l’unité canado-américaine, car, pour ce faire, il faut traverser les lignes ennemies340.

Les étrangers qui se joignent à l’armée rouge sont si peu nombreux que, lorsque Bethune, Brown et Ewen arrivent dans la région du Jin-Cha-Ji, Mao prononce un discours après la projection d’un film soviétique afin d’annoncer publiquement que deux médecins et une infirmière sont venus de loin pour aider les blessés341.

L’intégration de Bethune en Chine est cependant très différente de l’expérience qu’il a vécue en Espagne. La situation géopolitique y est alors tout autre. Comme nous l’avons déjà traité, l’Espagne est, dans la seconde moitié des années trente, enflammée par une guerre civile opposant la rébellion fasciste dirigée par le général espagnol Franco aux forces républicaines dirigées par un gouvernement de Front populaire démocratiquement élu. Lorsque Bethune s’est rendu dans ce pays d’Europe, il savait qu’il allait y combattre le fascisme et qu’il allait se joindre aux forces républicaines. La situation géopolitique est cependant beaucoup plus complexe dans une Chine déchirée par des tensions internes et qui doit faire face à un ennemi extérieur, le Japon. Les conditions de vie y sont, de plus, beaucoup plus primitives dans les régions montagneuses où se rend Bethune qu’en Espagne et cela est d’autant plus vrai en ce qui a trait aux conditions médicales.

338 Norman Bethune, op. cit., p. 222. 339 Ibid., p. 267.

340 Ibid., p. 341-342. 341 Ibid., p. 284.

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Son désir d’aider les Chinois, peu importe leur allégeance, est prépondérant avant d’arriver dans l’Empire du Milieu. Mais, cela change rapidement après son arrivée. Bethune émet très rapidement le souhait de se joindre à la 8e armée de route communiste, allant ainsi à

l’encontre des ordres reçus et créant de la dissension entre les membres de l’unité. Il s’agit d’ailleurs là d’une différence majeure avec les débuts de sa mission espagnole puisqu’il était alors clair pour lui et ses collègues qu’ils devaient se rendre à Madrid. Ses opinions politiques n’entraient alors pas particulièrement en jeu, comme c’est le cas en Chine342.

À Wuhan, l’unité est prise en charge par des représentants de la Croix-Rouge chinoise et Bethune formule rapidement la demande de se joindre à la 8e armée de route communiste. La

capitale est alors dirigée par les nationalistes et, comme Bethune est communiste, il n’est alors pas question pour lui de travailler avec des Chinois ne partageant pas son idéologie, malgré le fait que le gouvernement préfère le garder dans la capitale temporaire, qui est plus au sud et moins soumise aux attaques japonaises. Il rencontre alors deux représentants communistes du front uni à Wuhan, Chin Po-Ku et Zhou Enlai343, qui se montrent très réceptifs à l’idée que le

médecin occidental veuille se joindre à l’armée rouge dans le nord de la Chine. Ils acceptent donc d’aider Bethune à préparer son départ vers Jingangku, le quartier général de la région frontalière du Jin-Cha-Ji344. Avant son départ pour le nord du pays, Bethune doit travailler durant

trois semaines dans un hôpital de la capitale temporaire nationaliste. Il ne s’y sent cependant pas à son aise et émet alors à plusieurs reprises le souhait de vivre comme les Chinois ordinaires et les soldats qui se battent au front contre l’ennemi345. Bethune quitte donc Wuhan en train le 22

février 1938. Normalement, ce voyage de 1000 km prend environ trois jours mais en raison de la guerre, il n’arrive à Yan’an que le 31 mars 1938. Le trajet est si long et dangereux que Bethune est donné pour mort tant en Chine que dans les médias américains. Un article du Chicago Tribune daté du 12 mars 1938 affirme notamment que Bethune et Ewen sont morts en route pour Yan’an346. Il rencontre Mao le 1er avril, soit le lendemain de son arrivée347. Il est alors

342 Norman Bethune, op. cit., 195-197.

343 Zhou Enlai devint par la suite Premier ministre de la République populaire de Chine de 1949 à 1976. Pour en

connaître plus sur l’importance de Zhou Enlai en Chine, consulter : Suyin Han, Le siècle de Zhou Enlai : le

mandarin révolutionnaire, 1898-1998, Paris, Stock, 1993, 623 p. 344 Roderick Stewart, Bethune, op. cit., p. 156.

345 Roderick Stewart, Entrevue avec le Dr Chang, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of

Medicine, Université McGill, P89 637/1/80, 14 avril 1972.

346 Jean Ewen, China Nurse, 1932-1939: A Young Canadian Witnesses History, Toronto, McClelland and Stewart,

87 impressionné de sa rencontre avec le dirigeant du Conseil militaire révolutionnaire et chef du Parti communiste chinois348. Les deux s’entretiennent alors durant environ trois heures sur la

situation actuelle en Chine et sur le brillant avenir du pays349. Bethune reste dans la capitale

communiste environ un mois avant d’être envoyé dans le Wutaishan, sa destination finale, où il arrive le 17 juin 1938350.

Bethune s’adapte plus facilement à son nouvel environnement en Chine qu’en Espagne. Il est d’abord frappé par ce qu’il voit dans ce pays, tant par les dommages terribles causés par les Japonais que par l’organisation militaire qui comprend une armée régulière, une armée locale ainsi qu’une milice351. Il démontre d’abord un très grand intérêt pour les trois principes

directeurs de l’armée chinoise : l’union de l’armée et de la population, l’union des officiers et des soldats et la démoralisation de l’ennemi352. À son arrivée dans la capitale de l’armée rouge, il est

reçu chaleureusement par les plus hautes instances, y compris le dirigeant communiste Mao Zedong. Ceux-ci veulent alors faire de Bethune un modèle puisqu’il est l’un des rares étrangers à vouloir se rendre dans les zones où les combats sont les plus féroces. Cela est donc bien différent de son arrivée en Espagne et permet de comprendre la rapidité avec laquelle il s’intègre en Chine.

Bethune refuse, de plus, les traitements de faveur qui lui sont offerts par les autorités chinoises et militaires. Lorsqu’il se déplace en train de Wuhan à Xi’an, il tient à voyager en troisième classe comme le font les soldats eux-mêmes. Il explique dans une lettre envoyée de Tungwan, dans la région du Shanxi, le 14 février 1938 qu’il voyage en troisième classe comme tous les soldats et que leur seul confort est un coussinet et une petite couverture. Ils achètent de la nourriture de petits vendeurs à chaque station où le train fait escale353. Bethune refuse

également le salaire de 100 yuans qui lui est offert par Nie Rongzhen sous les ordres de Mao. Il envoie un câble pour répondre à l’offre dans lequel il dit : « […] I saw comrade Mao living in a

347 Roderick Stewart et Sharon Stewart, Phoenix: The Life of Norman Bethune, op. cit., p. 259 et Notes de Roderick

Stewart, Background to China, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of Medicine, Université McGill, P89 637/1/80.

348 Shenwen Li, op. cit.

349 Zhou Erfu, « A Soldier of Glory », Beijing Review, 10 (1991), p. 36.

350 Notes de Roderick Stewart, Background to Chine, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of

Medicine, Université McGill, P89 637/1/80.

351 C’est notamment le cas du Dr Chang qui affirme que Bethune est particulièrement impressionné de l’organisation

militaire chinoise.

352 Roderick Stewart, Entrevue avec le Dr Chang, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of

Medicine, Université McGill, P89 637/1/80, 14 avril 1972.

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simple manner. Each soldier receives only 5 fen354 daily. I am a communist. I do not need special

treatment355 […] » Une lettre non datée envoyée à Bethune par quatre responsables des services

sanitaires du nord de la Chine tend cependant à montrer que le médecin canadien aurait fini par accepter ce salaire afin de créer un fonds pour les patients chinois devant servir à leur procurer de la nourriture et du tabac. Cela aurait donc contribué à sa reconnaissance parmi le personnel et les civils chinois. Cette lettre a d’ailleurs pour but premier de remercier Bethune pour ce qu’il a fait pour aider les Chinois356.

Malgré le fait qu’il refuse tout privilège lui étant proposé par les autorités militaires, il a néanmoins droit à certains avantages parce qu’il est un grand médecin venu d’Occident et qu’il doit s’adapter aux conditions difficiles dans le Wutaishan. Par exemple, il a droit à un cheval japonais et à une selle afin de pouvoir se déplacer rapidement dans des zones difficiles d’accès. Il a également un cuisinier et un serviteur personnel ainsi que sa propre grotte357. Dans les années

trente, il est beaucoup plus difficile de se nourrir convenablement dans les montagnes du nord de la Chine qu’en Europe. Alors qu’en Espagne Bethune pouvait manger pratiquement ce qu’il voulait et qu’il se rendait régulièrement en France et en Angleterre, son alimentation en Chine repose désormais principalement sur un régime de mil, de patates, de légumes et de pain. On lui offre parfois de petits gâteaux chinois, car cela se rapproche de la nourriture occidentale selon les responsables militaires358. Contrairement à la situation qui prévalait en Espagne, celle en Chine

fait en sorte que Bethune ne peut plus ordonner aux cuisiniers de préparer et d’améliorer les plats qui sont faits pour les malades en raison du rationnement de la nourriture. Il offre alors à ces derniers, dès le début de sa mission dans le Wutaishan, ses rations et les plats qui sont parfois préparés spécialement pour lui, et ce, malgré les protestations de responsables médicaux et militaires de la région. Par exemple, il offre régulièrement sa soupe au poulet à des blessés venant d’être opérés359.

On peut donc constater que Bethune s’intègre rapidement et qu’il gagne la confiance des Chinois par son dévouement rapide à leur cause. Il pense même souvent aux Chinois malades et blessés avant son propre bien-être. Cependant, certains comportements de Bethune en Chine sont

354 1 fen vaut 1 centième de yuan, l’unité monétaire chinoise.

355 An Chih-Lan, Fonds Roderick-Stewart, Osler Library of the History of Medicine, Université McGill, P89

637/1/80, avril 1972, p. 4.

356 Y’eh Ching Suan et al., Fonds Ted-Allan, MG30 D388, 16, dossier 13-13. 357 Norman Bethune, op. cit., p. 196.

358 An Chih-Lan, op. cit., p. 4. 359 Ibid.

89 aussi différents que ceux qu’il avait adoptés lors de sa mission en Espagne. Par exemple, il ne boit plus d’alcool en Chine ou du moins très peu en raison de sa rareté dans les régions reculées du pays360. Il conserve néanmoins son impatience notoire361. Par exemple, il est impatient

lorsqu’un assistant démontre de l’incompétence ou fait une erreur importante, mais il reprend rapidement ses esprits et reconnaît son impatience362. Son caractère impatient se confirme par

plusieurs témoignages de ses contemporains. Le Dr Ma affirme dans une entrevue donnée à Stewart en avril 1972 que l’impatience du médecin canadien est de loin plus dominante que son sens de l’humour. Le Dr Ma y précise les raisons qui pourraient expliquer ce tempérament. Ce qui est important de retenir de cette entrevue, c’est qu’il devient impulsif surtout lorsqu’une situation particulière peut compromettre sa sécurité et celle du personnel médical ou des blessés chinois. Il ne faut pas non plus négliger le fait que Bethune travaille beaucoup et que cela peut jouer sur son irritabilité. Il prend, de plus, la cause chinoise très à cœur et cela doit inévitablement contribuer à son impulsivité et à son impatience363. Si l’impatience de Bethune

est mal perçue en Espagne, il en est tout autrement en Chine. Bien que les Chinois doivent subir ce trait de caractère, ils y voient surtout le dévouement de Bethune à leur cause. Pour cela, les Chinois se montrent très tolérants et respectueux envers un médecin venu de loin pour lutter à leur côté contre l’envahisseur japonais364.