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Le départ d’Espagne : volontaire ou forcé?

CHAPITRE 2 RÔLE MÉDICAL DE NORMAN BETHUNE EN ESPAGNE

2.4 Une fin de mission controversée

2.4.1 Le départ d’Espagne : volontaire ou forcé?

Bethune quitte l’Espagne et rentre au Canada au mois de mai 1937 avec l’espoir d’y revenir le plus rapidement possible. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce retour au bercail après seulement sept mois de mission. Il annonce d’abord son départ d’Espagne dans une lettre envoyée à l’Institut hispano-canadien de transfusion sanguine le 19 avril 1937. Dans cette lettre,

308 Le Comité publiait aussi des discours d’autres personnalités internationales connues qui prônaient le

communisme et parlaient en faveur du gouvernement républicain espagnol. C’était notamment le cas des discours du célèbre scientifique britannique John Burdon Sanderson Haldane.

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le chef de cette organisation affirme que sa mission en est arrivée à une fin naturelle puisque son unité est désormais très fonctionnelle et qu’il croit qu’il revient désormais aux Espagnols de la gérer. Il s’exprime alors dans ces termes :

In view of the fact that the Instituto Hispano-Canadiense de Transfusión de sangre as conceived by me in January is now operating as an efficient, well- organised institute, and as part of the Sanidad Militar, it is clear to me that my function as chief of the organisation here in Spain has come to a natural end. Since I am firmly of the opinion that all services of the Republican Army should be controlled by the Spanish people I hereby offer my resignation as chief of the organisation310.

Cette partie de lettre donne d’abord l’impression au lecteur que Bethune quitte effectivement l’Espagne, car il croit avoir rempli sa mission et il pense que c’est maintenant aux Espagnols de prendre le commandement de l’unité.

Cependant, il se contredit légèrement dans cette lettre en affirmant qu’il délègue son autorité de chef représentant de l’unité canadienne d’aide à la démocratie espagnole à Allan May, Hening Sorensen, Hazen Sise et Ted Allan. Il y précise aussi le rôle que chacun d’entre eux doit tenir311. Bethune justifie cela par le fait qu’il doit assurer la continuité du financement de

l’unité, ses collègues déjà présents au sein de celle-ci étant les mieux placés pour assurer cette tâche. Cela est néanmoins contradictoire avec ses affirmations selon lesquelles il part afin de laisser l’unité entre des mains espagnoles. Mais, d’autres témoins ayant côtoyé Bethune apportent des hypothèses bien différentes pour expliquer le départ d’Espagne de Bethune.

En effet, différentes sources confirment que le chef de l’unité canadienne de transfusion sanguine en Espagne est poussé à quitter le pays par différentes personnes et organisations pour plus d’une raison. D’abord, Sise affirme, plusieurs années après la mort du médecin, que Bethune quitte l’Espagne de son propre gré, mais encouragé par quelques personnes, dont lui- même. Bethune aurait eu de nombreux échanges avec le CADE au même moment, par la voie de différents moyens de communication, mais la majorité de ces échanges restent difficiles à trouver et Sise semble lui-même en ignorer le contenu. Cela aurait tout de même eu une influence sur sa décision de quitter le pays. Sise met en lumière de nombreux aspects qui ont pu pousser Bethune à prendre la décision de mettre fin à sa mission sur les conseils de certains collègues et du

310 Norman Bethune, op. cit., p. 159. 311 Ibid., p. 159-160.

77 CADE. D’abord, Bethune n’a qu’un seul poumon et cela fait en sorte qu’il doit régulièrement s’arrêter et prendre une pause de quelques heures afin de se reposer. Durant ces pauses, c’est Sise qui prend le relais du commandement de l’unité. Cependant, pendant les derniers mois de sa mission, Bethune boit beaucoup d’alcool et travaille énormément, tout comme les autres membres de son unité. Cela se fait alors sentir sur son tempérament ainsi que sa santé et il doit s’absenter de plus en plus souvent pour se reposer.

Mais, outre les ennuis de santé de Bethune, Sise aborde deux autres aspects qui auraient conduit Bethune à quitter l’Espagne. Il parle de l’opinion publique qui commence à changer à son égard, notamment en raison d’articles publiés au Canada le critiquant. Plusieurs journalistes s’en prennent alors à Bethune en raison de nombreux reproches publics qu’il fait contre des organisations respectées et des gouvernements312. Le CADE lui fait alors part de ses

préoccupations à cet égard et juge préférable que le médecin revienne au pays. Les membres du Comité le convainquent qu’il serait plus utile à faire une tournée de discours en Amérique du Nord afin de lever des fonds qu’à rester sur le terrain avec les différents problèmes qui commencent à surgir, notamment en ce qui a trait à sa santé et à l’opinion publique qui commence à changer à son égard et à celui de l’unité. Cependant, un autre argument de Sise expliquant le départ du médecin canadien tend à confirmer les écrits et les raisons avancées par ce dernier. Il y confirme que l’unité canadienne est désormais entièrement fonctionnelle et en voie d’être transférée dans l’armée espagnole. Depuis un certain temps, elle fonctionne d’ailleurs comme une unité semi-autonome. À ce moment, Bethune est alors commandant honorifique et porte l’équipement régulier d’un officier de l’armée républicaine. Comme nous l’avons déjà traité, il ne peut cependant pas être intégré directement à l’armée en raison des lois canadiennes alors en vigueur313. Sise émet donc plusieurs hypothèses sur les raisons ayant mené au départ de

Bethune, mais admet tout de même que chacune d’entre elles a dû contribuer à sa décision. Sise nuance néanmoins les propos de Bethune en affirmant que, s’il décide lui-même de quitter l’Espagne afin de rentrer en Amérique du Nord, il est poussé à prendre une telle décision notamment à cause de Sise, mais aussi du CADE et des membres du gouvernement républicain.

312 Il reprochait notamment à la Croix-Rouge d’avoir manqué à son devoir d’assister les Espagnols et au

gouvernement canadien d’avoir mis des obstacles au succès de l’unité de transfusion sanguine. Ses commentaires sur les fascistes et les communistes étaient également critiqués. Il donnait également, à l’occasion, son opinion sur des évènements de politique internationale, ce qui n’était pas toujours très bien vu.

Norman Bethune, op. cit., p. 168-169.

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De plus, Bethune quitte l’Espagne rapidement et sans cérémonie particulière. Tout ce qu’il sait lorsqu’il part est qu’il doit faire une tournée de discours en Amérique du Nord. Mais Sise n’est pas sûr s’il croit qu’il reviendrait réellement en Espagne un jour, bien qu’il ait tenté sans succès à deux reprises d’y retourner par la suite314. Il en est empêché par certains membres haut placés du

Parti communiste espagnol, membre de la coalition gouvernementale républicaine. Ceux-ci préfèrent placer l’institut hispano-canadien sous contrôle républicain, car certains de ses membres espagnols ne sont pas très à l’aise à servir sous les ordres d’un étranger315.

Mais, si les écrits de Bethune nous amènent à croire qu’il quitte l’Espagne de son plein gré et de sa propre initiative et que d’autres écrits affirment qu’il y aurait été poussé, des recherches récentes menées par l’historien canadien Michael Petrou316 dans les archives russes

démontrent plutôt qu’il est forcé à prendre une telle décision. Il affirme que les autorités espagnoles accusent, à l’époque, Bethune d’être un espion fasciste et qu’elles basent leur argumentaire sur deux faits principaux. D’abord, le médecin canadien cartographie minutieusement toute la ville de Madrid et cela paraît suspect aux yeux du gouvernement républicain. Mais, cette accusation envers Bethune ne tient pas la route puisque le but premier de son unité mobile de transfusion sanguine est d’acheminer du sang plus rapidement vers les hôpitaux de la ville. Pour ce faire, il doit connaître la ville par cœur incluant chaque détour possible et les chemins les plus rapides317. D’ailleurs, dans les archives qui furent consultées à

Ottawa dans le cadre des recherches effectuées en vue de la rédaction de ce mémoire, nous avons trouvé des cartes de Madrid ayant été produites par Bethune. La plupart d’entre elles ne sont que des plans de la ville disponibles au grand public. Il y avait également un plan fait à la main montrant le trajet du chemin de fer entre différentes villes où Bethune s’est rendu. Il n’y a donc rien dans ces plans qui peut justifier une accusation d’espionnage autre qu’une paranoïa politique résultant d’un conflit extrêmement tendu entre les fascistes et les républicains durant la seconde moitié des années trente en Espagne et plus largement entre fascistes et communistes en Europe et dans le reste du monde.

314 Ibid., p. 66.

315 Roderick Stewart et Sharon Stewart, Phoenix: The Life of Norman Bethune, op. cit., p. 200-201.

316 Michael Petrou possède un doctorat en histoire moderne de l’Université d’Oxford et il a fait sa thèse sur les

Canadiens ayant participé à la guerre civile espagnole. Il est aujourd’hui rédacteur senior pour la revue Maclean à Ottawa. Il se spécialise sur l’analyse des conflits dans le monde et la participation canadienne à ceux-ci.

79 Petrou met également en lumière un autre fait intéressant qui a, selon lui, probablement poussé le gouvernement espagnol à soupçonner Bethune encore plus d’être un espion : sa relation avec la journaliste suédoise Kajsa. Des documents découverts par Hannant démontrent que des officiels du gouvernement la soupçonnent d’être une espionne à la solde des fascistes en raison de voyages non autorisés sur les lignes de front. Cela est alors particulièrement dangereux et soulève beaucoup de questions. Kajsa a du charme et entretient facilement des relations avec les hommes. Elle commence à être surveillée par les services de renseignements espagnols après avoir entretenu des relations dans les cercles fascistes de Valence et de Barcelone318. Elle

soulève donc des interrogations et des soupçons chez le SIEP et le SIM et chez certains représentants du gouvernement. Bethune y est rapidement associé sans que plus de preuves ne soient nécessaires319. Petrou résume assez bien la situation dans laquelle se trouve Bethune à la

fin de sa mission: « […] in the end he was a victim of the anti-spy paranoia that swept the country in the midst of its civil war. He was passionate, vain, and possibly a drunk. But his only crimes were obsessing over how to get blood to dying soldiers as quickly as possible, and falling for beautiful and exotic women320. »

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Plusieurs points intéressants ressortent donc de l’analyse de la mission médicale de Bethune en Espagne. Tout d’abord, sa réalisation la plus importante est sans contredit la mise sur pied de l’unité mobile canadienne de transfusion sanguine. Il réussit à développer un système pour prélever du sang et à en conserver de grandes quantités malgré le défi technique que cela représente à l’époque. Son unité permet également d’acheminer ce précieux liquide vers les différents hôpitaux madrilènes qui en ont grand besoin en raison des combats entre fascistes et républicains qui font rage dans le pays. Pour arriver à se déplacer dans le pays, les républicains fournissent grades et insignes militaires aux membres de l’unité.

Bethune peut, de plus, compter sur un appui important provenant notamment d’Amérique du Nord. Il profite entre autres du soutien du CADE et d’une bonne partie de l’opinion publique

318 Selon Michael Petrou, cette Suédoise n’était pas une espionne fasciste et n’était pas associée à ceux-ci. Les

preuves démontraient qu’elle était bel et bien une journaliste qui voulait en apprendre plus sur le conflit.

319 Michael Petrou, « Sex, spies and Bethune’s secret », op. cit. 320 Ibid., p. 3.

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grâce à son unité de transfusion sanguine qui permet aux Canadiens de s’identifier à cette réalisation concrète sur le plan international. Cela lui permet d’obtenir le financement nécessaire à la mise sur pied et au fonctionnement de l’unité mobile de transfusion sanguine sans grande difficulté.

Cependant, son intégration parmi les républicains ne se fait pas sans difficulté. Les soupçons d’espionnage qui pèsent sur lui dès son arrivée dans le pays le suivent jusqu’à son retour au Canada et constituent même l’une des raisons avancées pour expliquer la fin de sa mission. Il est également impossible de ne pas considérer son fort caractère et son impatience notoire comme les principaux obstacles à ses relations interpersonnelles et interprofessionnelles durant sa mission. Ses relations ne sont donc jamais excellentes avec les autorités et ses collègues espagnoles. Cela est, entre autres, dû au fait que le gouvernement républicain en est un de coalition ne comptant que quelques communistes. Il ne peut ainsi pas jouer cette carte pour augmenter sa notoriété auprès des membres du gouvernement républicain.

Il existe cependant peu de documents faisant état de l’héritage de Bethune en Espagne. Cela peut s’expliquer par le fait que son départ du pays a lieu dans des circonstances particulièrement controversées, sans oublier que ce sont les fascistes de Franco qui remportent la guerre en 1939. Son unité mobile est cependant très efficace après son départ du pays. Elle est utilisée durant toutes les actions offensives jusqu’à la fin de la guerre en 1939. Les techniques ainsi développées par le médecin canadien en Europe sont ensuite reprises par les armées françaises lors de la Seconde Guerre mondiale et elles s’avèrent tout aussi efficaces que lors de la guerre civile espagnole321. Bethune reprend par la suite ces techniques lors de sa mission en

Chine en plus de nombreuses autres réalisations. Le contexte du conflit sino-japonais et les conditions de sa mission diffèrent alors grandement de ceux en Espagne.

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