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CHAPITRE 2 RÔLE MÉDICAL DE NORMAN BETHUNE EN ESPAGNE

2.1 L’intégration de Bethune en Espagne

2.1.2 L’intégration professionnelle en Espagne

L’arrivée de Bethune en Espagne se fait d’abord dans un contexte de suspicion à une époque où les accusations d’espionnage sont quotidiennes entre les communistes et les fascistes220. Cela est notamment dû aux interventions allemandes pour soutenir Franco et aux

soviétiques pour aider le Front populaire221. Il faut donc d’abord mentionner que son intégration

et ses premières interactions à son arrivée à Madrid sont compliquées non seulement par son apparence bourgeoise, mais également par le fait qu’il ne puisse s’exprimer en espagnol. Cela crée certains problèmes entre lui et les autorités locales, bien qu’il soit venu soutenir le gouvernement en place, qui le suspecte alors d’espionnage. Elles vont jusqu’à l’obliger à leur remettre une lettre destinée à son contact Hening Sorensen, qu’il doit rejoindre à Madrid, afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un message codé222. Après cet incident, Bethune doit changer

d’apparence afin de s’intégrer le plus possible à la population223. Sorensen est un Montréalais

d’origine danoise qui se rend en Espagne par attrait pour la culture espagnole. Il a eu à apprendre

218 Ibid., p. 137. 219 Ibid., p. 143-144.

220 Norman Bethune, The Politics of Passion: Norman Bethune’s Writing and Art, op. cit., p. 129.

221 Burnett Bolloten, The Spanish Civil War: Revolution and Counterrevolution, Chapel Hill, The University of

North Caroline Press, 1991, p. 98-99.

222 Cette lettre était finalement envoyée par la conjointe de Henning Sorensen et n’avait aucun lien avec les activités

de Bethune en Espagne.

223 Les républicains possédaient deux importants services d’espionnage durant la guerre, nommés Service

d’intelligence spécial périphérique (SIEP) et Service d’information militaire (SIM). Quiconque se démarquait de la masse par son habillement, son attitude ou autre pouvait faire l’objet de vérification de leur part. Les membres du SIEP devaient d’ailleurs partager les convictions politiques et sociales républicaines. Ils ont d’ailleurs procédé à un grand nombre d’arrestations et de condamnations.

Ramon Rufat, « Le service d’espionnage de l’armée républicaine pendant la guerre civile espagnole de 1936- 1939 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 3-4 (1985), p. 70 et Ramon Rufat, Espions de la république :

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l’espagnol dans l’exercice de ses fonctions dans une compagnie d’assurance de Montréal. C’est donc lui qui sert d’interprète à Bethune pour la suite de sa mission afin de non seulement communiquer le plus facilement possible avec les équipes médicales avec qui il aurait à travailler, mais également d’éviter d’autres malentendus liés à la langue ou à la culture224. Ces

accusations d’espionnage semblent justifiées par le fait qu’il y a effectivement, selon les sources, des espions dans les deux camps durant la guerre d’Espagne225. Cela est donc l’une des

premières embûches rencontrées par Bethune en Espagne, mais non la dernière.

Une fois que Bethune surmonte ces difficultés, son intégration professionnelle ne se fait tout de même pas aisément. Il est particulièrement reconnu pour son fort caractère et son impatience notoire. Ses premières relations professionnelles en tant que médecin sont compliquées. Bethune considère d’abord la situation madrilène comme extrêmement dangereuse puisqu’il affirme, lorsqu’il se rend à Londres quelque temps après son arrivée en Espagne, que Madrid peut être encerclée à tout moment et que la situation y est très précaire. Il refuse, pour la même raison, d’avoir des femmes sur son unité pour ne pas se sentir responsable de leur sécurité. Pour lui, le travail, surtout en zone de conflit, doit être rapide et efficace226. Malgré les craintes

de Bethune à ce moment, Madrid n’est finalement prise par les troupes franquistes qu’à la toute fin de la guerre en 1939227.

Lorsque Bethune commence à travailler sur le terrain en Espagne, ses interactions sont parfois assez difficiles en raison de son caractère, mais aussi d’un certain manque d’inhibition. Il n’hésite pas à dire ce qu’il pense aux autres, selon plusieurs de ses collègues, dont Sorensen et Hazen Sise. Ce dernier est un architecte montréalais membre de l’unité de Bethune ayant fait de brillantes études et qui a préalablement travaillé dans de grands cabinets de Paris et New York avant de s’établir à Londres en 1933. Bethune ne fait pas de différence entre les niveaux hiérarchiques et peut facilement contredire de façon assez brusque et maladroite des officiels espagnols et d’autres médecins. Selon Sise, il n’y a pas de fossé entre la pensée et l’action lorsqu’il a quelque chose à dire à quelqu’un. Il lui arrive donc régulièrement de mettre des bureaucrates en colère ou de blesser certains collègues dans ses paroles puisque ce trait de personnalité n’est pas une chose fréquente dans la culture espagnole. Cela peut miner les

224 Norman Bethune, op. cit., p. 129-131.

225 Pour prendre connaissance de quelques cas d’espionnage recensés à Madrid durant la guerre civile, consulter :

Roderick Stewart, Entrevue avec Hazen Sise, op. cit., p. 38-39.

226 Ibid., p. 12. 227 Ibid.

55 relations de Bethune avec certains Espagnols alors qu’il n’est dans le pays que depuis peu de temps et que sa réputation reste à faire. Afin de calmer la situation et d’éviter de mauvaises relations, tant avec le personnel médical que les bureaucrates et représentants du gouvernement, c’est souvent Sise qui doit réparer les pots cassés. Il est en effet primordial de maintenir de bonnes relations avec les fonctionnaires pour un médecin étranger dans le contexte tendu que l’on retrouve alors à Madrid228.

La représentation selon laquelle le fort caractère du médecin canadien est mal accueilli par les Espagnols ne découle pas uniquement de l’impression de ses collègues occidentaux tels Sise ou Sorensen. Les sources démontrent que, même lorsque l’unité de transfusion sanguine est créée, son attitude peut étonner ou même choquer les Espagnols, qui sont de nature plus calme et posée. Ted Allan décrit d’ailleurs dans ses notes personnelles destinées à ses mémoires et à son livre de quelle façon Bethune s’y prend pour critiquer le travail de ses subalternes. Il donne l’exemple d’un jeune médecin espagnol qui travaille sous les ordres de Bethune dans l’unité mobile de transfusion sanguine et qui a échappé une bouteille de sang destinée à être transfusée sur un patient. Bethune l’a traité alors « d’idiot » et « d’incompétent » et a ordonné à Sorensen de traduire cela. Ce dernier a alors essayé d’atténuer les propos de Bethune, mais le jeune médecin a tout de même été affecté par ces paroles au point de proposer de quitter l’unité afin de se joindre à ses compatriotes sur le champ de bataille. Bethune a alors atténué ses propos et s’est excusé à son subalterne admettant du même coup la dureté de ses commentaires229. Ces exemples

démontrent bien de quelle façon le caractère et l’attitude de Bethune peuvent compliquer ses relations professionnelles tant à son arrivée que tout au long de sa mission. Ce sont souvent ses collègues qui doivent atténuer les tensions lorsque cela arrive, d’autant plus que Bethune risque de perdre des collaborateurs, des subalternes ou encore de se mettre à dos des personnes dont il a besoin, notamment des représentants du gouvernement230. L’attitude de Bethune dans ses

relations professionnelles contribue donc à compliquer ses interactions durant les premières semaines de sa mission espagnole et tout au long de celle-ci jusqu’à son retour au Canada. Mais,

228 Ibid., p. 17.

229 Notes de Ted Allan, Fonds Ted-Allan, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa, MG30 D388, 12, dossier 16-16. 230 Ibid.

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bien que ses relations soient tendues, il vient d’abord offrir ses services en tant que médecin représentant le CADE231.

À son arrivée en Espagne, et durant les deux semaines suivantes, Bethune se promène d’un hôpital à l’autre et y pratique la chirurgie. Il reçoit des offres de plusieurs hôpitaux madrilènes et se rend observer la situation à Barcelone, où il a connaissance des travaux d’un médecin, le Dr Duran Jorda, pratiquant déjà des transfusions sanguines. Bethune observerait alors que les hôpitaux fonctionnent particulièrement bien à Madrid et que certains des meilleurs médecins et chirurgiens espagnols y sont. Comme le système de santé de la capitale espagnole semble bien fonctionner, Bethune refuserait de nombreuses offres afin de servir comme chirurgien puisqu’il sent qu’il serait sans doute plus utile à d’autres tâches232.

Il est cependant difficile d’avoir la véritable interprétation du médecin sur ses possibilités professionnelles, puisque celui-ci envoie sa première lettre plus de deux mois après son arrivée en sol espagnol alors que l’unité canadienne est déjà sur pied et que l’unité de transfusion sanguine est en voie d’être entièrement opérationnelle. Cependant, une lettre qu’il envoie au CADE et intitulée « Practical International Comradship » le 29 décembre 1936 tend à confirmer les observations faites à l’époque par son collègue Hazen Sise. Bethune y affirme en effet qu’il existe déjà 57 hôpitaux de toutes tailles à Madrid et que de nombreux médecins très compétents y travaillent. Il explique que chaque médecin a sa spécialité et que plusieurs d’entre eux offrent leurs services pour la cause plutôt que l’argent. Selon lui, la plupart des blessés sont soignés très rapidement non seulement grâce à la compétence des médecins, mais aussi à certains outils tels les rayons X. Dans la même lettre, Bethune affirme qu’il manque tout de même d’infirmières parlant les différentes langues européennes pour soigner les combattants des brigades internationales. Il manquerait aussi des chirurgiens du cerveau, des médecins parlant français ou allemand, une maison de convalescence pour les étrangers ainsi que des ambulances, des attelles

231 Le Comité d’aide à la démocratie espagnole avait d’abord été créé dans le simple but d’inciter les gens à

s’intéresser à ce qui se passait en Espagne et à soutenir la République espagnole. Au début, ce comité n’existait pas réellement puisqu’il ne devait servir que de motivateur public. Bethune a néanmoins participé, avec Graham Spry, à sa création et ils ont réussi à rallier de nombreuses personnalités et membres de partis politiques plus à gauche tels les libéraux, les communistes et les socialistes. Ce comité a, par la suite, et durant toute la guerre civile espagnole, amassé des milliers de dollars et créé de nombreux comités affiliés dans différentes villes canadiennes. Selon certains auteurs, le nombre de membres du Comité d’aide à la démocratie espagnole n’a jamais été très élevé, mais en raison de la forte personnalité de certains membres dirigeants, cet organisme a connu une très forte notoriété. Roderick Stewart, Bethune, op. cit., p. 120-121.

57 et des films à rayons X233. Bethune étant un chirurgien thoracique anglophone, il n’est pas

particulièrement utile pour combler de tels manques. Cette lettre soutient donc l’argument selon lequel il aurait décidé d’être utile autrement que par la chirurgie, car, pour lui, les hôpitaux fonctionnent déjà très bien. De plus, il commence sa lettre en affirmant être heureux de faire des observations sur les soins apportés aux malades et aux blessés à Madrid, puis en expliquant avoir les compétences professionnelles pour commenter ces soins234. Il est donc particulièrement

confiant face à la situation médicale dans les hôpitaux de la ville. La situation est cependant beaucoup plus précaire au front, notamment en raison du manque de médecins et de personnel médical intégré à l’armée républicaine. Le transport de matériel médical est aussi très complexe dans les zones soumises aux combats. De plus, la plupart des médecins et techniciens spécialisés et entraînés qui sont restés fidèles aux républicains quittent leurs postes pour prendre les armes235. Bethune constate donc que les besoins médicaux sont beaucoup plus importants sur le

terrain que dans les hôpitaux.