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APPROCHE ET MODALITÉ D’ÉTUDE DE L’ACTIVITÉ  HUMAINE

3.2  Le programme de recherche « cours d’action »

3.2.3  Les hypothèses complémentaires à l’approche enactive

L’ensemble des éléments qui caractérisent l’approche de l’enaction sont au fondement  de l’ontologie du programme CdA et spécifient la dimension cognitive, autonome, incarnée  et située de l’activité. Ces dimensions sont étendues et développées par l’intégration  d’autres hypothèses à la fois interdépendantes et spécifiques, qui donnent la possibilité de  préciser et opérationnaliser des éléments laissés ouverts par l’approche enactive, tout en  gardant une cohérence avec celle‐ci. Ces hypothèses sont respectivement :  

La dimension vécue de l’activité et la conscience préréflexive 

La dimension vécue de l’activité et la conscience préréflexive sont des hypothèses  émergeant du courant phénoménologique, en particulier des travaux de Sartre (1943, in  Theureau, 2006). Selon cette  hypothèse, qui est  fondamentale  autant que celle de  l’enaction, dans l’ensemble du programme CdA, on considère que l’activité humaine va de  pair avec une modalité de conscience particulière, de « présence à soi » ou expérience « de  soi‐même en train d’agir », consubstantielle au flux de l’activité et qui est à l’origine d’un  point de vue en première personne. Cette conscience préréflexive (ou expérience) inclut  tout ce qu’on entend normalement par conscience mais aussi tout l’implicite de l’activité à  chaque instant. Il s’agit d’une familiarité de l’acteur à son activité, un éclatement au monde  comportant un vécu qui est susceptible de compréhension et d’une certaine connaissance  de la part de l’individu, par la mise en œuvre de conditions spécifiques d’exploration. 

L’hypothèse de la conscience préréflexive se conjugue à celle qui postule la possibilité de  son expression, bien que partielle, par des monstrations, mimes, simulations, récits et  commentaires, s’appuyant sur l’utilisation de différentes méthodes (précisées plus loin dans  ce chapitre). Elle spécifie le cadre théorique visant l’accès à la compréhension du vécu des  acteurs impliqués dans des recherches particulières répondant ainsi à l’exigence, manifestée  par Varela et ses coauteurs (1991), de comprendre « de manière scientifique » comment  l’expérience a lieu dans l’existence humaine. Cela à partir d’une modalité d’investigation de  celle‐ci qui seconde une approche directe et pratique du vécu (Theureau, 2006).  

Le caractère intrinsèquement individuel‐social de l’activité 

L’affirmation  du  caractère  intrinsèquement individuel‐social de l’activité développe  l’approche de l’enaction, qui définit trois types différents de couplage entre organisme et  environnement : le couplage de premier ordre entre l’organisme et son environnement, le  couplage de deuxième ordre entre l’organisme doté d’un système nerveux et ce système  nerveux, le couplage de troisième ordre qui concerne le rapport entre plusieurs organismes  dotés d’un système nerveux et fait référence au domaine consensuel ou social entre  organismes (Maturana & Varela, 1987 ; Perrin, 2011 ; Theureau, 2004). La notion de  couplage de troisième ordre est enrichie des réflexions de Sartre au regard de l’irréductible  présence de l’autre dans notre conscience, à la fois comme « conscience de l’autre et  conscience pour l’autre » (Sartre et Levy, 1991, in Theureau, 2006, p. 90). Cette présence  préalable de l’autre dans toute vie individuelle, fait que le processus d’individuation et  d’appropriation d’un acteur, relativement au monde, advient aussi relativement à autrui  (Theureau,  2006).  Comme  synthétisé  par  Viau‐Guay  (2010)  cela  signifie  que  pour  comprendre l’activité individuelle il faut prendre en compte les dimensions sociales dans  laquelle elle s’inscrit. À partir de cela on peut envisager deux objets d’études principaux :  l’activité individuelle‐sociale (l’activité d’un individu en considérant sa dimension sociale et  collective) ou l’articulation collective des  activités individuelles‐sociales (Saury,  2008 ;  Theureau, 2006 ; Veyrunes, 2011 ; Viau‐Guay, 2010).  

La perspective sémiotique 

La perspective sémiotique, est prise en compte en référence à la conception du signe et  de semiosis  élaborées  par Peirce. C’est  dans  la quête  d’une  « phénoménologie  liée  étroitement à une sémiotique » (Theureau, 2006, p. 253) pouvant rendre compte du  processus de signification qui traverse toute activité, et donner lieu également à une  description symbolique acceptable de celui‐ci, qu’émerge la nécessité de faire référence à  une théorie du signe compatible avec la perspective enactive. À partir de la conception de la 

« pensée‐signe » (Peirce, 1931‐1935) Theureau a élaborée la notion d’« activité‐signe ». 

Cette notion précise que, si toute activité est cognitive, et toute cognition est inscrite dans  une semiosis, alors toute dynamique d’activité est caractérisée par une dynamique de  signification (Theureau, 2006).  

L’articulation de la notion de semiosis à celle d’enaction permet de développer et  dépasser certaines limites de ces cadres conceptuels respectifs (Peschard, 2005 ; Theureau 

2004, 2006). D’abord, inscrire la conception du signe dans la perspective de l’activité et de la  perspective de l’enaction, permet à Theureau de développer les liens entre semiosis et  activité humaine, car  la  notion de  couplage  structurel  étend  et  structure le  statut  conceptuel des réflexions présentes dans les derniers écrits de Peirce, concernant les  composantes du signe et leurs relations par rapport au « signifié » (Theureau, 2006, 2009). 

D’autre part, bien que la notion d’enaction exprime une approche de la connaissance qui  met  au centre l’idée  de  signification  (Maturana  &  Varela, 1987),  elle ne  rend  pas  suffisamment compte du processus d’émergence du symbolique, qui semble pourtant  annoncé dans la perspective relationnelle sur laquelle se fonde la notion de couplage  structurel  (Penelaud,  2010).  La  perspective  triadique  de  Peirce  supporte  alors  un  développement de la conception enactive, qui met en relation le monde de l’organisme  avec son environnement, en désignant un troisième, l’interprétant tout en respectant les  conditions d’auto‐organisation et de codétermination asymétrique de l’activité (Theureau,  2004).  L’intégration  et  l’adaptation  de  la perspective sémiotique  peircienne  dans  le  programme CdA aboutit à la constitution du cadre théorique sémio‐logique de l’activité, qui  sera mis en œuvre pour analyser le domaine cognitif et consensuel de l’activité humaine  (Theureau, 2004, 2006, 2009).  

Le caractère cultivé de l’activité  

L’hypothèse du caractère cultivé de l’activité, qui spécifie la dimension située de l’activité  humaine, souligne l’importance de considérer l’inscription de celle‐ci dans une culture  spécifique et la manière dont cette culture affecte l’individu (Theureau, 2006). Cette  perspective développe et intègre de nombreuses recherches en anthropologie cognitive et  culturelle ainsi que les études concernant l’apprentissage situé, la cognition distribuée ou  celles inscrites dans l’Activity theory. Les études d’inspirations vygotskienne et brunerienne  sont des références importantes en ce domaine (Theureau, 2006). Ces travaux assument  une conception dynamique de la culture et du lien entre culture matérielle, symbolique et  comportementale, ainsi qu’un intérêt pour leur transformation. À la différence d’une vision  comportementaliste de la culture ou d’une approche structuraliste, cette perspective de  l’action humaine actualise son héritage culturel (manifesté par des habitudes et des objets  symboliques de différentes natures) par une dynamique d’adaptation, reconstruction et  appropriation de celui‐ci (Theureau, 2006). La prise en compte du caractère cultivé de  l’activité détermine la mise en œuvre, dans les recherches empiriques, d’une approche 

d’anthropologie cognitive située, se fondant sur les principes éthiques et méthodologiques  de type ethnographique.  

La dimension anthropologiquement constitutive de la technique 

La conception de la dimension anthropologiquement constitutive de  la  technique,  s’appuyant sur les travaux de Simondon et Stiegler, spécifie la dimension cultivée de la  connaissance et affirme le caractère techniquement situé de toute cognition et socialisation  du fait que chaque individu se situe dans un milieu technologique (associant technique,  langage et généralement tout ce qui fait signe) à la fois interne et externe (Theureau, 2006). 

Comme le suggèrent de nombreux chercheurs, il existe une coévolution entre la culture  matérielle et la nature humaine au sein de laquelle la participation de chaque individu à une  collectivité est essentielle. Dans cette coévolution, les objets techniques de toute nature  rendent présent le passé et constituent une forme de planification des actions futures  (Havelange et al., 2003). Cette perspective, qui supporte d’ailleurs le dépassement du  clivage entre recherche et conception (indiqué plus haut comme un des critères de  scientificité des activités de recherche), permet d’appréhender l’activité de conception  technologique en termes d’aide à l’appropriation plutôt que d’aide ou support à l’action  (Haradji, Poizat et Motté, 2011 ; Theureau, 2011), et de sortir d’une dichotomie qui sépare  l’activité humaine de type relationnel de l’activité humaine de type technique (Durand,  2008 ; Theureau, 2004).  

Au cours des années, le programme CdA a été affiné, modifié et enrichi à partir des  nombreuses recherches empiriques dans différents domaines et d’avancées théoriques et  conceptuelles (Theureau, 2006, pp. 5‐8). Notamment, la publication de « Le cours d’action :  méthode développée » a marqué une structuration avancée du cadre théorique d’analyse  sémio‐logique, ainsi qu’un développement théorique et méthodologique vers les questions  d’apprentissage‐développement, les questions d’articulation entre l’activité individuelle et  collective  et  celles  portant sur  les  relations  entre  émotion, cognition  et  action.  La  dénomination globale du programme, comme le regrette Theureau lui‐même (2006, p. 47),  ne rend pas entièrement compte de ces évolutions et différenciations. En fait, comme nous  préciserons plus loin, l’approfondissement des recherches dans ce cadre a conduit à  préciser d’autres objets théoriques qui rendent possible la spécification et l’étude de  différents niveaux d’organisation de l’activité (Theureau, 2006).  

La publication récente de « Le cours d’action : méthode réfléchie » (Theureau, 2009),  suivie par d’autres articles qui en précisent certains éléments, synthétise et positionne  mieux ce programme CdA comme phénoménologie de l’activité humaine. À partir d’une  exploration intensive de la manière dont est appréhendée la notion d’activité au cours de  l’histoire de la philosophie, Theureau explore en particulier la perspective des Stoïciens et la  conception de l’action‐acte de Fichte, en lien avec les postulats du programme. Par ce  travail d’approfondissement, il contribue à tracer une « histoire de la question de l’activité  humaine et de sa relation avec la connaissance » (Theureau, 2009, p. 11). Cette synthèse  permet d’expliciter la cohérence des différentes facettes du programme, notamment les  relations conceptuelles entre la perspective d’une phénoménologie de l’activité humaine,  celle d’une anthropologie cognitive située et celle d’une ingénierie des situations, avec un  positionnement  épistémologique  spécifique  au  regard  du  lien  fondamental  entre  connaissance et activité.  

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