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PEIRCE ET LA SIGNIFICATION

7.6  Temporalité et semiosis

7.6.2  Le temps et les catégories de l’expérience

Le temps est considéré par Peirce comme l’expression primaire de la continuité, son  paradigme, une Tiercéité à la fois émergente et évolutive, qui structure toute autre  perception du continuum, comme par exemple celles de l’espace, de la connaissance, de la 

conscience, ou de la continuité du sujet (Fabbrichesi Leo, 1986 ; Helm, 1985 ; Luisi, 2008). 

Etant la cadence de l’univers, le temps séquence avec sa grammaire quelque chose qui est  vraisemblablement amorphe (Helm 1985) et, de la même manière que l’espace, il est vécu  comme continu parce qu’il incarne la continuité de l’univers, permettant de l’apercevoir  directement : « Since Kant it has been a very wide‐spread idea that it is time and space  which introduce continuity into nature. But this is an ‘anacoluthon’. Time and space are  continuous because they embody conditions of possibility, and the possible is general, and  continuity and generality are two names for the same absence of distinction of individuals »9  (CP 4.172, 1897 ‐ in Fabbrichesi Leo, 1986). 

Trait dominant de l’expérience, le temps n’est cependant pas perçu de façon prioritaire,  il est à peine remarqué, car nous n’avons pas une expérience qui puisse le contraster, c’est à  dire un vécu de « non temps » (Helm, 1985). Son écoulement peut être pensé, perçu par la  conscience non pas dans l’immédiat, mais seulement sous une forme médiate, à l’apparaître  de ses discontinuités, car comme toute continuité il implique des interruptions qui en  désorganisent le flux tout en en faisant partie (Fabbrichesi – Leo, 1986 ; Helm, 1985 ; Luisi,  2008). La relation entre le temps et la conscience est transversale à cette perspective – la  conscience étant entendue au sens large (nous l’avons vu dans la description du phaneron)  comme « ce qui est présent à l’esprit à un certain moment », bien que cette ‘présence’ soit  caractérisée par différents niveaux d’intensité –. Pour expliquer cela Peirce utilise la  métaphore suivante : « La conscience est comme un lac sans fond dans lequel les idées sont  suspendues à différentes profondeurs » (CP 7.547, sans date – trad. Fisette, 1996, p. 277). 

D’ailleurs la conscience, ainsi que le mouvement sémiotique, nécessitent du temps pour se  déployer, car c’est dans le dialogue entre les trois modes de la temporalité, ou dans l’écart  entre continuité et discontinuité, que prennent place la conscience, la pensé et donc la  signification (Fabbrichesi Leo, 1986 ; Fabbrichesi Leo & Leoni, 2005).  

Les trois catégories de l’expérience manifestent pour Peirce le passage de l’atemporalité  à la temporalité. La Priméité n’a pas une connotation temporelle (ou spatiale), car cela  impliquerait un lien avec une altérité, exprimée par un avant ou un après. Elle manifeste  une unité absolue avec le flux du temps sans l’apercevoir car, ayant la même nature du  continuum, elle l’incarne sans s’en distinguer, donc elle ne saisit pas le temps mais 

       

9 Précisons que cette utilisation du terme “possible” fait référence aux potentialités engendrées par le 

« would be » de la Tiercéité.  

simplement y participe, dans un présent indifférencié. Cette Priméité caractérise aussi les  instants,  puisque ce derniers  se  manifestent  de façon prioritaire comme expérience  immédiate d’une qualité, avant tout autre mise en relation, en l’absence d’un passé ou d’un  futur (Fabbrichesi Leo, 1986 ; Helm, 1985).  

La Secondéité est la catégorie de l’expérience dans laquelle se manifeste prioritairement  le passé, car ce dernier est le mode d’être du temps qui agit directement sur nous et qui  nous influence, comme un Existant à part entière (Helm, 1985). C’est la catégorie dans  laquelle l’Existant surgit, la zone où des actualités viennent d'être, le royaume des faits  accomplis (Helm, 1985). Ce qui vient d’advenir produit une interruption, qui déchire le flux  de la continuité du temps, tout en la faisant émerger : « What, then, is the fact that is  present to you? Ask yourself: it is past. A fact is a ‘fait accompli’ (…) Its force is brute force. 

So then, you are compelled, brutally compelled, to admit that there is such an element in the  world of experience as brute force. » (CP 2.84, 1902). Les intervalles ont aussi ce caractère  de la Secondéité, car ils indiquent la portion délimitée du temps qui sépare deux pensées,  tout en les mettant en correspondance dans un avant et un après (Helm, 1985).  

La troisième catégorie de l’expérience, celle de la médiation, est la catégorie qui  s’exprime selon le mode du futur. La Tiercéité filtre l’avenir en constituant des scenarios  potentiels, des régularités, des habitudes qui pourront s’actualiser si des conditions sont  présentes (Chevalier, 2010 ; Basso‐Fossali, 2008). Lorsque nous imaginons le futur, nous  anticipons ce qui surviendra par la constitution de généralisation de ce qui est advenu. C’est  un futur qui prend essor à partir des connaissances acquises dans le passé, car nous agissons  en considération de celles‐ci (CP 5.460 – 5.461, 1905), bien que cette influence soit médiée  par l’action de l’interprétant : « But it is true that the future does not influence the present in  the direct, dualistic, way in which the past influence the present. A machinery, a medium is  required » (CP 2.86, 1902). Il s’agit d’un futur conditionnel, et selon Peirce c’est l’unique  mode du temps que nous pouvons contrôler, parce que nous pouvons exprimer les  conditions de sa réalisation (CP 5.461, 1905). Comme l’a souligné Chevalier (2010), signifier  correspond alors à une prévision de l’avenir, ce qui implique l’émergence d’intentionnalités  et d’attentes, plus ou moins « présentes » à la conscience (Chevalier, 2010 ; Luisi, 2008). 

Cette prévision relative au futur ne se fait pas selon un mode fictionnel (qui serait du ressort  de la Priméité) mais selon le mode du réel, de ce qui devrait effectivement s’avérer selon la  maxime pragmaticiste (Chevalier, 2010).  

La position du présent, à l’intérieur des trois catégories de l’expérience, apparait enfin  dans toute sa dimension d’incertitude. Comme affirmé par Peirce, le présent est tellement  impossible à scruter qu’on peut douter de sa réalité (CP 5.459, 1905). Si dans la Priméité on  a affaire à un présent « atemporel » ou à des instants sans référence à rien d’autre, si dans  la Secondéité c’est le passé qui prime, et si le futur se manifeste dans la Tiercéité, quel est le  lieu où se situe le moment présent, le présent effectif en tant que mode de la temporalité  entre le passé et l’avenir ?  

De fait pour Peirce le moment présent n’a pas une existence en soi, indépendante des  deux autres modalités, car l’ici et maintenant s'estompe insensiblement par degrés entre le  passé et l’avenir. Pour expliquer cela l’auteur utilise l’exemple d’une surface peinte à moitié  en rouge et à moitié en bleu. S’il est clair que là où se trouve le bleu il n’y a pas de rouge et  vice‐versa, la couleur de la ligne de démarcation entre le bleu et le rouge, leur frontière, doit  être à moitié d’une couleur et à moitié de l’autre. Ainsi le présent est à la fois à moitié passé  et à moitié  futur (CP  6.126, 1892), il comprend  le moment  qui vient  d’advenir et  l’anticipation de ce qui sera, dans une gradation dont il est difficile d’établir le début et la  fin. Son caractère insaisissable s’exprime alors comme état naissant de l’actuel (CP 5.462,  1905), inexistant et à la fois nécessaire aux autres modes de la temporalité (Helm,1985 ;  Luisi, 2008).  

L’expérience du temps, au‐delà des différenciations catégorielles, s’inscrit comme toute  expérience dans un mouvement de signification, qui s’amorce à partir d’un événement qui  fait irruption dans la régularité du continuum. Elle n’a pas lieu (ne se limite pas) dans  l’instant mais couvre un intervalle  temporel qui  comprend  aussi  la conscience  d’un  changement (Luisi, 2008). Dans cet intervalle infinitésimal nous percevons des séquences  temporelles caractérisées par un début, un milieu et sa fin. Chaque séquence en suit une  autre, dont le début est le milieu de la précédente, et le milieu est aussi la fin de la  précédente, du fait que les séquences se succèdent tout en restant reliées entre elles (Helm,  1985 ; Luisi, 2008). Ce lien inextricable entre temps, conscience, expérience et signification,  que nous avons essayé de décrire selon la perspective de Peirce, trouve à notre avis sa  meilleure illustration dans la métaphore proposée par lui‐même :  

Dans un morceau de musique, il des notes séparées et il l'air. Un  simple son peut être prolongé une heure ou une journée ; il existe aussi  parfaitement dans chaque seconde que durant tout cet espace de temps. De  cette façon, aussi longtemps qu'il résonne, il est présent à un esprit auquel  le passé échapperait aussi complètement que l'avenir lui‐même. Mais il en 

est autrement de l'air. Son exécution occupe un certain temps, et dans les  parties de ce temps ne sont jouées que des parties de l'air. L'air consiste en  une  succession  ordonnée  de  sons  qui  frappent  l'oreille  à  différents  moments. Pour percevoir l'air, il faut qu'il existe dans la conscience une  continuité qui rende présents pour nous les faits accomplis dans un certain  laps de temps.  Évidemment nous ne percevons  l'air qu'en entendant  séparément les notes ; on ne peut donc pas dire que nous l'entendons  directement, car nous n'entendons que ce qui se passe à l'instant présent, et  une succession de faits ordonnés ne peut exister en un seul instant. Ces  deux sortes d'éléments que la conscience perçoit, les uns immédiatement,  les autres médiatement, se retrouvent dans toute perception intérieure. 

Certains éléments, les sensations, sont complètement présentes à chaque  instant aussi longtemps qu'elles durent ; les autres, comme les pensées, sont  des actes ayant un commencement, un milieu et une fin, et consistent dans  un accord de sensations qui se succèdent et traversent l'esprit. Elles ne  peuvent être présentes pour nous d'une façon immédiate, mais elles doivent  s'étendre quelque peu dans le passé et dans l'avenir. La pensée est comme  le fil d'une mélodie qui parcourt la suite de nos sensations. (Peirce, 1879, p. 

44). 

 

 

CHAPITRE 8 

 

 

 

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