PEIRCE ET LA SIGNIFICATION
7.3 Le développement des modes de catégorisation du connaissable connaissable
7.3.3 La phanéroscopie et les catégories de l’expérience
et que Husserl avait introduit presque en même temps en 1901 (Fabbrichesi Leo, 1993 ; Short, 2007). Ayant émergé indépendamment, les deux conceptions phénoménologiques présentent plusieurs points de divergence, mais ont en commun l’exigence de considérer
« ce qui apparait », sans juger de sa réalité ou non (Deledalle, 1978 ; Luisi, 2008 ; Short, 2007). Cela se précise l’année suivante quand Peirce, en quête d’une définition qui puisse se Existant et Réel, ce dernier étant conçu comme ce qui peut être plus ou moins présent à l’esprit, mais qui n’est pas affecté par notre pensée : « The real is that which is not whatever we happen to think it, but is inaffected by what we may think of it » (CP 8.12, 1871).
La présence à l’esprit du phaneron correspond à une expérience immédiate, un état de
« sensibilité ‐ vigilance » (awareness) incluant toute pensée, ainsi que l’observation et Objet
l’individu observant, qui est au fondement de tout état de conscience. D’ailleurs, le phaneron ne peut jamais comprendre l’univers entier : Il peut être connu seulement par prise de distance, par des médiations, ce qui implique non seulement l’individuation de quelques caractéristiques générales lui correspondant, mais aussi la constitution d’une perspective, d’un point de vue, qui met ainsi dans l’ombre une partie du phaneron même (Luisi, 2008 ; Short, 2007). Dans ce mouvement entre immédiateté et médiation se manifeste l’expérience, au regard de laquelle Peirce affirme : « Esperienza può solo significare l’intero risultato cognitivo del vivere, e include le interpretazioni quanto il contenuto dei sensi. Ancor di più le prime, dato che il contenuto dei sensi è un ipotetico qualcosa che non possiamo mai cogliere come tale, libero da un’attività interpretativa » (MS 141, 1899 ‐ trad. Fabbrichesi Leo, 1993, p. 63). La dernière partie de cette citation fait référence aux études de Peirce sur la perception et son rapport avec l’expérience ; études que nous ne détaillons pas, sauf pour signaler que pour lui une perception indépendante de toute activité sémiotique est impossible. Ainsi nos perceptions sont à considérer plus précisément comme des jugements perceptifs (Luisi, 2008).
Ce qui est central dans l’approche de la phanéroscopie est donc l’expérience, comme souligné par Peirce dans une lettre adressée à James, dans laquelle il prend en même temps ses distances avec la conception de l’expérience de ce dernier :
The phaneron, as I now call it, the sum total all of the contents of human consciousness, which I believe is about what you (borrowing the term of Avenarius) call pure experience, ‐ but I do not admit the point of view of Avenarius to be correct or to be consonant to any pragmatism, nor to yours, in particular, and therefore I do not like that phrase. For me experience is what life has forced upon us, ‐ a vague idea no doubt. But my phaneron is not limited to what is forced upon us ; it also embraces all that we most capriciously conjure up, not objects only but all modes of contents of cognitional consciousness. (A Letter to William James, NEM 3:834, 1905).
Remarquons la perspective complexe, précisée dans les deux citations précédentes, selon laquelle Peirce considère l’expérience : d’une part elle est « ce que la vie nous impose », de l’autre elle consiste en l’appréhension immédiate du phaneron ainsi qu’en sa connaissance médiate, nos interprétations. C’est à partir de ce regard posé sur la relation entre le phaneron et l’expérience qu’émerge la nouvelle catégorisation de Peirce. Celle‐ci, à la différence des précédentes qui se focalisent surtout sur les dimensions conceptuelles de la pensée, prend en considération les différentes tonalités de l’expérience, à la fois
concomitantes et distinctes, en distinguant entre expériences monadique, dyadique et triadique (Fabbrichesi Leo, 1986 ; Luisi, 2008).
L’objet de la phanéroscopie est alors de décrire toute expérience, à partir des trois catégories universelles de compréhension de l’Existant, qui ont pris les noms de Priméité, Secondéité et Tiercéité. Ces catégories tout en étant incommensurables l’une à l’autre, gardent des formulations précédentes la caractéristique d’être interdépendantes, selon la logique des relatifs, et d’être structurées de façon hiérarchique, dans le sens où elles suivent un agencement ordinal : la troisième comporte le trois catégories de l’expérience, la deuxième en comporte deux, et la première en comporte une seule, selon les caractéristiques de l’abstraction préscissive mentionnées plus haut (Fabbrichesi Leo, 1992 ; Theureau, 1999). Ces catégories, sans se confondre, sont toujours co‐présentes, elles imprègnent toute notre expérience, ce qui fait qu’une idée épurée de chacune, absolument distinguées des autres, est impossible (Fabbrichesi Leo, 1993).
La Priméité est une catégorie de l’expérience « così delicata, che non si può toccarla senza danneggiarla » (CP 1.358 ‐ trad. Fabbrichesi Leo, 1993, p. 65). Chaque description risque de la fausser, car elle comprend la qualité des phénomènes, leur présence immédiate, leur spontanéité et pure possibilité, sans qu’il y ait de comparaison ou de mise en relation : elle est monadique et indécomposable. C’est la conscience irréfléchie (passive) d’un sentiment ou d’une qualité, qu’elle soit une couleur ou une odeur. Elle est également
« tout ce qu’elle est, par elle‐même, sans considération d’autre chose. » (Peirce, 1898/1992 ‐ trad. Chauviré, Thibaud, Tiercelin, 1995, p. 202), se caractérisant par ses dimensions d’universalité, évoquant le chaos initial, à partir duquel, suite à l’irruption des événements, certains possibles s’actualisent et des régularités se constituent (Fabbrichesi Leo, 1986).
Comme « étant » qui s’accommode de ne pas être réalisé, elle est vague et possède un caractère de généralité négative (elle est sui generis), dérivant de sa dimension potentielle, liée à son « peut‐être » (Chauviré, 1995 ; Deledalle, 1978).
La Secondéité manifeste l’influence du monde des faits dans notre expérience, et (sans se réduire à ceux‐ci) implique l’action d’attention (Short, 2007). C’est à cette catégorie qu’appartiennent les jugements perceptifs (Luisi, 2008). C’est l’actuel, l’ici et maintenant de la survenance des événements, c’est le rapport avec quelque chose de différent, en tant que circonstance accidentelle, inattendue, sans médiation ou raisonnement (Peirce, 1898/1992 ‐ trad. Chauviré, Thibaud, Tiercelin, 1995). C’est l’effort, le choc de la rencontre avec l’altérité
de l’Existant, qui déconcerte ou suscite de la curiosité, de manière telle que « It is by surprises that experience teaches all she deigns to teach us » (CP 5.51, 1903). C’est l’action‐
réaction, qui nous ouvre ainsi à l’émergence de l’Un en opposition au Deux, ce qui fait que dans la Secondéité « noi diveniamo coscienti di noi stessi divenendo coscienti del non‐io » (CP 1.324 ‐ trad. Fabbrichesi Leo, 1993, p. 67). Sa dimension dyadique ne doit pas être confondue avec une dichotomie : elle consiste en un fait unique qui concerne deux objets, caractérisés par une action réciproque (ou lutte). De même, ce fait est une dimension partielle du phénomène entier, appartenant à un moment et à un lieu particulier (Deledalle, 1978).
La Tiercéité est la catégorie de la pensée, de la mise en relation et de la médiation entre les catégories précédentes. Elle exprime la tendance à généraliser, à identifier une régularité dans les faits, donc dans la Secondéité, cette dernière étant une actualisation de la Priméité. Quand la régularité se manifeste par une dimension de détermination, elle correspond à une Loi. Dans son sens le plus complet la Tiercéité consiste en la formation d’une habitude (nous détaillons cela dans le prochain sous‐chapitre) c'est‐à‐dire l’émergence d’une généralité positive, en tant que « nécessité conditionnelle », qui implique l’idée de ce qui sera, du futur (Deledalle, 1978 ; Fabbrichesi Leo, 1993). Peirce la nomme aussi « représentation », bien que dans les dernières années de ses études, il se soit interrogé sur la pertinence de ce terme. Celui‐ci ne lui semble plus adéquat, tandis que celui de « médiation » lui apparait plus pertinent pour indiquer la Tiercéité ou le signe : « All my notions are too narrow. Instead of sign ought I not say Medium? » (MS 339, 1906).
En tant que Tiercéité d’ailleurs, la représentation « en soi » ne peut pas renvoyer directement (de façon mécanique) aux expériences futures :
Quand je dis qu’être réellement est différent d’être représenté, je veux dire que ce qui est réellement consiste en définitive en ce qui s’imposera à nous dans l’expérience, qu’il y a un élément de contrainte brutale dans le fait, et que le fait n’est pas une simple question de caractère raisonnable. (…) ce que le fait réel sera ne dépend pas de ce que je me représente, mais de ce
Ainsi : « nell’idea di realtà la Secondità è dominante ; perché il reale è ciò che insiste nell’aprirsi la strada al riconoscimento come qualcosa d’altro delle creazioni mentali » (CP
1.235 ‐ trad. Fabbrichesi Leo, 1993, p. 67). La Tiercéité se caractérise enfin par sa dimension de généralité positive, à la différence de celle négative de la Priméité. Si là il s’agit d’un
« peut‐être » (can be), dans la Tiercéité il s’agit d’un « serait » (would be), un virtuel, un possible latent qui possède les conditions pour son actualisation (Chauviré, 1995 ; Theureau, 2006).
Entre les trois catégories de l’expérience et les trois composantes du mouvement sémiotique il y a des correspondances, bien que sur ce point Peirce ne soit pas toujours facile à saisir. En conséquence, si tous les interprètes de cet auteur s’accordent pour indiquer que l’Interprétant exprime une Tiercéité, des contradictions émergent par rapport à la relation entre les autres composantes du signe avec la Priméité. Par exemple Deledalle (1978) met en correspondance le Representamen avec la Priméité et l’Objet avec la Secondéité, tandis que pour d’autres auteurs c’est le contraire (Short, 2007 ; Theureau, 2004, 2006). Selon Theureau (2006) l’association proposée par Deledalle semble être générée par des textes de Peirce même, qui indiquent le Representamen comme
« premier ». Pour notre part, nous suivons la perspective qui associe l’Objet avec la Priméité, et le Representamen avec la Secondéité, en considération de la dimension dyadique du Representamen, affirmée par Peirce.
Entre la triade phanéroscopique et la temporalité (ou l’expérience du temps) il y a également des correspondances, mais, comme nous verrons à la Section 5 de ce chapitre, il faut être attentif à ne pas chercher une séquence temporelle linéaire, ou un caractère chronologique dont les étapes puissent être séparées distinctement. Ce qui prime est toujours la dynamique du mouvement sémiotique et le continuum dans lequel s’inscrivent les trois catégories de l’expérience.