L’ACTIVITÉ‐SIGNE ET LE CADRE D’ANALYSE DU COURS D’EXPÉRIENCE
9.1 Une théorie de la signification cohérente avec l’hypothèse de l’enaction l’enaction
9.1.2 De la sémiotique peircienne à l’activité‐signe
La prise en compte de la sémiotique de Peirce donne la possibilité de constituer une conception du signe et de la signification permettant une description symbolique acceptable (selon les termes de Varela) de l’activité humaine et de la conscience pré‐réflexive.
D’ailleurs, cette référence aux conceptions de Peirce est critique, et s’accompagne d’une série d’ajustements pour les rendre opérationnelles, ainsi que de l’intégration d’autres conceptions cohérentes avec l’approche enactive. La référence à la pensée des Stoïciens et de Fichte (que nous ne reprenons pas dans cette thèse), est une source d’affinement et d’approfondissement de cette réélaboration (Theureau, 2004, 2006, 2009).
La conception triadique du signe de Peirce, ainsi que la notion de semiosis et de phanéroscopie soulignent, comme dans la perspective de l’enaction, la dimension dynamique et non causaliste de l’activité cognitive, ainsi que la non séparation entre la signification et l’ensemble de l’expérience humaine. La nature spécifique du lien entre les trois composantes du signe évoque la dimension autonome (auto‐organisatrice et auto‐
productrice) de la cognition telle que définie par Maturana et Varela. Par ailleurs, l’affirmation de la cognition comme mouvement interprétatif émergeant de la relation entre les composantes du signe, et non comme résultante d’une relation dyadique entre la pensée et les faits (Peirce, CP 1.420, 1896 ‐ in Theureau, 2004, p. 141) s’accorde avec la conception de l’in‐formation comme signification émergeant des activités cognitives mêmes. La conception étendue et non arbitraire du signe, qui d’une part intègre aux dimensions symboliques, les sentiments et les actions comme composantes de la signification, et de l’autre considère comme Representamen possible tout ordre de grandeur de l’existant, s’accorde à une conception incarnée et située de la signification, ainsi qu’au dépassement d’une vision exclusivement intralinguistique de celle‐ci. Elle permet aussi d’identifier une dimension fractale de la conception du signe peircienne, en accord avec l’exigence manifestée par Theureau de repérer des unités d’analyse valables pour la description de différents niveaux de l’activité (Theureau, 2004, 2006).
Mais c’est fondamentalement la catégorisation phanéroscopique, bien que revisitée, ainsi que la recherche constante d’une mise en relation entre les trois catégories d’expérience et les autres notions de Peirce, qui permettront à Theureau de fonder un langage de description de l’activité humaine, et d’élaborer le Cadre d’analyse sémio‐logique du cours d’expérience (Theureau, 2004, 2006). Comme signalé auparavant, la constitution de ce cadre nécessite une série de transformations de la sémiotique peircienne, qui guident l’élaboration progressive de la théorie de l’activité‐signe en tant que phénoménologie sémiotique empirique de l’activité humaine.
La notion d’activité‐signe a été proposée initialement comme intégration logique entre la conception du lien indissociable entre activité et cognition de Maturana et Varela, et celle de la pensée‐signe de Peirce. Si toute activité est cognitive, et toute cognition est inscrite dans une semiosis, alors toute dynamique d’activité est caractérisée par une dynamique de signification : c’est une « activité‐signe » (Theureau, 2006). Dans des élaborations théoriques successives, cette notion se précise comme cadre reliant une phénoménologie empirique de l’activité humaine et une théorie généralisée de la signification, et se structure dans un système de notions descriptives et explicatives qui constituent le cadre d’analyse sémio‐logique du cours d’expérience. Elle porte sur le vécu de l’acteur et ne sépare pas l’action humaine (ainsi que le langage ou les émotions) de l’ensemble de l’activité cognitive (Theureau, 2006, 2009).
Le travail de réélaboration des conceptions de Peirce débouche fondamentalement sur une littéralisation de celles‐ci, afin de passer d’une dimension spéculative à une dimension opérationnelle de sa sémiotique. Cette littéralisation se caractérise par les opérations suivantes : (a) la redénomination des catégories phanéroscopiques de Priméité, Secondéité et Tiercéité comme catégories respectivement du Possible, de l’Actuel et du Virtuel (en s’inspirant aux écrits de Peirce) et la spécification et le développement de leurs caractéristiques à la lumière de travaux d’autres auteurs ; (b) la constitution d’une conception originale du signe cohérente avec ces catégories, qui reformule la triade sémiotique d’abord en signe tétradique, puis hexadique ; (c) la spécification des caractéristiques de chaque composante du signe ainsi reformulé ; (d) l’élaboration d’une conception des structures significatives du cours d’expérience, ressortant des concaténations et transformations des signes hexadiques.
La reformulation (ou révision) de la triade peircienne résulte fondamentalement de cette littéralisation. Elle cherche à dépasser une incohérence entre la conception de la semiosis infinie : « l'interprétant devenant à son tour un signe, et ainsi de suite ad infinitum » (CP 2.303, 1902, trad. Marty, 1997) et l’évolution des catégorisations peirciennes qui avait abouti aux catégories phanéroscopiques, ces dernières étant caractérisées, entre autres, par l’incommensurabilité de chacune par rapport aux autres. Comme signalé par Theureau, si l’Objet ressort de la catégorie de la Priméité/du Possible, le Representamen de la Secondéité/de l’Actuel, et l’interprétant de la catégorie de la Tiercéité/du Virtuel, la notion de semiosis infinie, qui implique qu’un interprétant (donc un Virtuel) devient à son tour un signe/Representamen (un Actuel) engendre une contradiction par rapport à la dimension d’incommensurabilité des trois catégories phanéroscopiques. Le Virtuel ne peut pas constituer un Actuel susceptible de devenir un Representamen, comme « une habitude ne peut se constater qu’à travers des exemples de sa mise en œuvre » (Theureau, 2006, p. 259).
Theureau effectue alors une première reformulation du signe triadique en signe tétradique (que nous ne traitons pas dans cette thèse), et élabore ensuite la notion de signe hexadique qui précise et corrige la formulation précédente. La structuration de ce signe hexadique est réalisée à partir de l’intégration des notions présentées par Peirce dans le manuscrit A guess at the riddle (MS 909, 1887‐1888) traduit partiellement en français dans Une conjecture pour trouver le mot de l’énigme (Bourdieu, 1998). Dans ce texte, toujours sur la base de la distinction fondamentale entre relations de type monadique, dyadique et triadique (décomposables ou indécomposables), et en reprenant la distinction entre leur formes possibles (authentique et dégénérée), Peirce (a) intègre la distinction scholastique entre deux sortes de relations entre catégories (de pensée et réelles) et (b) élabore une construction méta‐mathématique des catégories, en en ajoutant trois autres aux catégories initiales : la Secondéité dégénérée, la Tiercéité dégénérée au premier degré, et la Tiercéité dégénérée au second degré (Bourdieu, 1998 ; Theureau, 2006, 2009). Cette structure en six catégories, qui n’a pas été reprise ailleurs par Peirce, devient le cadre de référence pour l’élaboration du signe abstrait, à partir duquel sont spécifiés le signe hexadique et les autres éléments constituant le cadre d’analyse sémio‐logique du cours d’expérience.