UN CADRE DE COMPRÉHENSION DES DYNAMIQUES DE SIGNIFICATION DE L’INCONNU
10.1 La signification et l’inattendu
10.1.2 Les constituants de l’anticipation de l’avenir
Pour Theureau, la relation entre le Representamen et les Anticipations se structure selon la même modalité de relation « figure/fond » que celle qui a lieu entre le Representamen et l’Engagement. Cette deuxième relation configure l’ordre de pertinence d’une perturbation, tandis que la première configure le degré de perturbation possible, ou gradient de surprise de « ce qui fait signe ». Pour mieux comprendre le rôle des Anticipations dans la dynamique de la signification et du rapport à l’inattendu, il faut considérer le mode selon lequel l’Interprétant (et ainsi la catégorie d’expérience de la Tiercéité/du Virtuel) donne forme au rapport à l’avenir, tout au long du parcours d’investigation qui va du doute à l’habitude (Peirce, 1878‐1879). Rappelons, en faisant référence à la théorisation avancée du signe de Peirce, que dans le parcours interprétatif s’expriment trois sortes d’interprétant : l’Interprétant immédiat (qui se manifeste par le vécu tacite d’une « familiarité » au monde), l’Interprétant dynamique (qui, comme nous avons indiqué auparavant, exprime les cycles de transformation de nos significations et connaissances), et l’Interprétant final (qui correspond à l’acquisition d’habitudes). Cette acquisition d’habitudes norme le cours de la pensée et de l’action, et correspond à l’émergence d’une généralisation positive, qui guide nos désir et règle nos actes, en tant que « disposition à agir », ou « nécessité conditionnelle » (Peirce, 1931‐1958).
En tant qu’expressions de la troisième catégorie de l’expérience, les habitudes impliquent l’idée de ce qui sera, du futur, car elles filtrent l’avenir en constituant des scenarios potentiels qui pourront s’actualiser, si certaines conditions sont présentes. Cet aboutissement du mouvement de signification en une préfiguration du futur, implique l’émergence d’intentionnalités et d’attentes, plus ou moins « présentes » à la conscience (Chevalier, 2010 ; Luisi, 2008), ce qui nous permet d’affirmer que connaître c’est pouvoir anticiper ou, pour parler comme Theureau (2006), connaître consiste dans le passage d’un état de préparation à l’autre dans la dynamique de l’activité. Pour cet auteur, les régularités issues de la Tiercéité, constituent l’arrière‐fond sur lequel les Anticipations trouvent ancrage, non seulement de ce qui adviendra (la prévision d’événements) mais aussi des actions qu’un acteur pense effectuer (les futures Unités du cours d’expérience), dans une situation donnée. Cette distinction évoque en partie celle décrite par Scollon & Scollon (2000), et reprise dans les travaux en analyse du discours de de Saint‐Georges (e.g., 2005) qui souligne que les dimensions concernant l’anticipation sont analysables selon deux axes : celui du savoir (qui correspond au vécu de la possibilité de prévoir l’avenir) et celui de l’agentivité (qui correspond au vécu de la possibilité d’agir dans le futur).
La prise en compte du lien essentiel entre la constitution d’une régularité et l’émergence d’anticipations permet de clarifier la définition donnée par Peirce de l’inattendu. Si notre possibilité de prévoir les événements et les actions futurs s’enracine dans la constitution d’habitudes (ces généralisations qui régulent nos anticipations), ce qui nous apparait comme inattendu est quelque chose qui contredit ces mêmes attentes de régularités, dont nous nous attendions à ce « qu’il ne se produise pas ». Cela dit, il faut souligner, comme mentionné par Peirce et Theureau, que cet inattendu peut apparaitre selon différents degrés de surprise. Pour préciser la compréhension de cela, nous faisons recours d’abord aux distinctions proposées par Grossetti (2004) concernant les niveaux de « prévisibilité » de ce « qu’on ne peut pas prévoir ». Considérant le fait que l’imprévisible traverse de manière plus ou moins importante toute dimension du social, cet auteur indique qu’il y a des formes différentes d’imprévisibilité, selon que l’issue imprévisible peut ou on être considérée (et même organisée ou planifiée) dans les horizons du possible d’une certaine situation.
Les éventualités d’imprévus peuvent ainsi être distinctes en croisant la prévisibilité ou non des situations (moments) ou de leurs issues (Tableau 6) : des moments prévisibles ou imprévisibles peuvent donner lieu à des issues prévisibles ou non, selon le degré
d’anticipation possible (Grossetti, 2004). Nous pouvons d’ailleurs reconnaître, dans les exemples proposés par Grossetti, des régularités possibles sous‐jacentes, qui d’une certaine manière « encadrent » les constituants des différentes formes d’imprévisibilité ; sauf dans le cas de la forme la plus importante d’inattendu, qui ne peut être anticipée d’aucune manière, et qui crée des bouleversements significatifs aux niveaux individuel et/ou collectif.
Tableau 6. Les formes de prévisibilité des situations (Grossetti, 2004, p. 68).
Moment Issues Moment prévisible Moment imprévisible
Issues prévisibles 1. Carrefour (orientation scolaire, événement sportif)
2. Risque anticipé (événements climatiques ou
environnementaux, maladie, chômage) Issues imprévisibles 3. Transition de cycle
(négociation diplomatique, passage à la retraite)
4. Crise, catastrophe (événements non anticipés)
La forme d’imprévisibilité dépend aussi de la perspective des acteurs qui y sont impliqués (et de leur culture) ainsi que de l’échelle dans laquelle on considère les situations.
Comme l’indique Grossetti (2004), une situation de chômage (et ses conséquences) peut être perçue comme plus ou moins prévisible selon qu’on soit un employé d’une certaine entreprise, un conseiller en insertion professionnelle, ou un chercheur en sociologie.
De la même manière que l’on peut décrire des imprévus « prévisibles » ou pas, on peut parler d’inconnus « anticipables » ou non, et donc d’inconnus qui peuvent être plus ou moins prévisibles. Cette conception de différentes formes d’inconnus est répandue dans les systèmes qui s’occupent de la gestion des risques, où l’on considère qu’on peut distinguer les risques de trois manières possibles : (a) ceux qui sont « connus‐connus » et qui peuvent donc être prévenus ; (b) ceux qui sont « inconnus‐connus » où il est possible de modéliser la gestion des risques mêmes ; enfin (c) ceux qui sont « inconnus‐inconnus » où il n’y a aucune possibilité d’envisager les types de risques qu’on pourrait rencontrer (Maluf, Gawdiak &
Bell, 2005). Il s’agit dans ce dernier cas d’inconnus imprévisibles.
Des formes d’inconnus différentes sollicitent des formes d’inférence abductive différentes, qui peuvent avoir des gradients de créativité spécifiques selon qu’elles s’appuient plus ou moins sur des connaissances préalables. Selon Eco & Sebeok (1983) on
peut identifier trois types d’inférence abductive : (a) le jugement perceptif, où le repérage de la règle de référence est immédiat, à partir d’éléments « déjà présents à notre esprit » ; (b) celle qui donne lieu à des hypothèses en recombinant les relations entre les éléments faisant partie de l’ensemble des connaissances disponibles ; (c) celle qui engendre ex‐novo des hypothèses explicatives. Dans ce dernier cas il y a une double opération d’idéation : la création d’une nouvelle règle et sa mise en correspondance avec le cas pris en considération. Ce type d’abduction fonde toute opération à l’origine d’une nouvelle théorie ou conception. Elle correspond à un défi et provoque un réajustement radical de l’organisation des connaissances, comme par exemple lors des grands changements de paradigme dans la communauté scientifique (Bonfantini et al., 1984 ; Chauviré, 2010 ; Eco &
Sebeok, 1983 ; Fumagalli, 1995).
À proprement parler, l’inattendu c’est donc l’inconnu imprévisible, qui bouleverse les attentes et suscite des crises individuelles ou sociales, tout en activant un mouvement ou
« cycle de recherche », une quête de compréhension qui préfigure une modification de l’organisation des types antécédents. En plus d’une succession d’hypothèses, ce cycle de recherche se caractérise par des bricolages de fragments d’anciennes connaissances, des distinctions par la négative (ce n’est pas), des discussions collectives sur le positionnement ou la dénomination de ce qui apparait comme inconnu‐inattendu, jusqu’à la constitution d’une nouvelle organisation des connaissances (Eco, 1997). Ce réagencement demande plus ou moins de temps, selon le degré d’inattendu de « ce qui fait signe ». Ainsi, par exemple, après le bouleversement de la taxonomie zoologique suscité par la découverte de l’ornithorynque, il a fallu plus de 80 années de discussions entre scientifiques pour aboutir à une nouvelle taxonomie, pouvant intégrer cette sorte de bricolage de différentes espèces d’animaux (Eco, 1997).