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PEIRCE ET LA SIGNIFICATION

7.4  Le pragmaticisme et le mouvement de la pensée

7.4.1  Du doute à l’habitude

Le mouvement entre doute et croyance, jusqu’à l’établissement de l’habitude est, selon  Peirce, le fondement du raisonnement, c'est‐à‐dire du procédé qui nous porte à connaître  quelque chose qu’on ne sait pas à partir de quelque chose qu’on sait. En reprenant les  distinctions proposées en 1878 sur les méthodes de fixation de la croyance, on peut y  reconnaître plusieurs moyens de conduire de l’inconnu au connu. Il y a celui de la ténacité  qui, par l’acceptation acritique de certaines croyances, éloigne tout ce qui pourrait en  détourner ; celui de l’autorité qui, se fondant sur une opinion considérée indiscutable,  collective ou interne à l’individu, réprime tout ce qui pourrait la questionner ; celui de l’a  priori qui, séduit par les présupposés d’une forme de raisonnement, n’accepte pas de se  confronter à l’empirie ; enfin il y a la méthode scientifique qui, pour Peirce, se fonde sur le  postulat suivant : « Il existe des réalités dont les caractères sont absolument indépendants  des idées que nous pouvons en avoir. » (Peirce, 1878, p. 566). Nos croyances sont mises à  l’épreuve de l’expérience de cette réalité, à la suite de la surprise suscitée par la non  correspondance entre nos croyances et l’expérience même. Cela nous pousse à établir une  connaissance la plus proche possible de cette réalité (quand on renonce à l’assurance  donnée par les autres méthodes, qui par ailleurs, constate Peirce, ont toutes leur utilité).  

Soulignons  à  nouveau  combien la  conception  de  réalité  de cet  auteur  implique  l’insaisissable de cette instance : entre nos croyances et le réel s’établit la même relation  qu’entre l’Objet et le Representamen, ce dernier ne pouvant qu’approcher de façon  partielle et provisoire son objet. Ainsi le réel peut être saisi par approximations successives,  qui toujours aident à l’éclaircir, dans une tension idéale qui (selon les dernières formulations  de Peirce) ne rejoint jamais complètement son but (Fabbrichesi Leo, 1993).  

Les croyances (les significations) ainsi établies ne sont pas circonscrites à une singularité  individuelle. Pour Peirce toute conception d’un sujet se produit en situation : ainsi les actes 

d’une personne sont solitaires seulement en apparence, car chaque acte puise son sens  dans la situation, et toute situation est sociale : « Une personne n’est pas absolument un  individu. Ses pensées sont ce qu’il "se dit à lui‐même". » (CP 5.421, 1905 – trad. Dumais,  2008, p. 1). Et encore : « ce n’est pas ‘mon expérience’, mais ‘notre’ expérience qui compte,  et ce ‘nous’ peut se définir d’une multitude de façons. » (CP 5.402, 1906 – trad. Dumais,  2008, p. 7). Cette conception s’appuie sur une vision critique de l’identité personnelle qui,  pour Peirce, n’est pas réductible à l’individu, mais est à considérer comme un « quasi  esprit », où les « soi » personnels sont dans un rapport de continuité entre eux, selon une  dimension transcendant toute individualité (humaine et non humaine).  

Selon cette vision, qui participe d’une cosmogonie complexe et en partie paradoxale, il  est aussi souligné que l’esprit n’est pas localisé dans une partie du corps, anticipant en  partie les critiques adressées à « l’homunculus cognitif » (Chauviré, 2010b ; Fumagalli,  1995 ; Tiercelin, 1994) : « Aucun de nous ne peut entièrement réaliser ce que sont les esprits  de corps, pas plus qu’une de mes cellules cérébrales ne peut savoir ce qu’est en train de  penser le tout du cerveau. » (CP 6.271, 1892 – trad. Chauviré, 2010b, p. 26). Dans la  conception de la socialité de Peirce il ne s’agit donc pas de statuer sur ce qui, du sujet ou du  social, précède l’autre, parce que les deux résultent de la dynamique des inférences  (Dumais, 2008). En ce sens l’investigation scientifique à proprement parler ne peut que se  déployer dans une communauté illimitée de chercheurs, dont les investigations singulières  s’inscrivent dans cette quête idéale d’un accord ultime sur la nature de la réalité (Chauviré,  2010a ; Dumais, 2010 ; Fabbrichesi Leo, 1993).  

Lors de la description du mouvement entre doute et croyance, Peirce indique que le  doute, qui émerge d’une surprise, d’un choc de la Secondéité, est consubstantiel à une  inquiétude, ou « irritation » (ce qui souligne, avec le calme émergeant de la croyance, une  relation essentielle entre raisonnement et états affectifs) et souvent s’accompagne d’une  indécision ou hésitation. Cela peut advenir de façon massive ou au contraire subtile, car  tous les doutes n’ont pas une ampleur telle qu’ils provoquent une souffrance, ou une  indécision accablante. À partir de la déstabilisation provoquée par le doute, s’active une  série d’efforts, une recherche ou un mouvement d’investigation et de réflexion, qui  démarre d’ailleurs seulement si le doute est authentique « le seul fait de donner à une  proposition la forme interrogative n'excite pas l'esprit à la lutte pour la croyance. Il doit y  avoir doute réel et vivant ; sans quoi toute discussion est oiseuse » (Peirce, 1878, p. 556). 

Pour spécifier ce mouvement d’investigation, Peirce développe une argumentation  détaillée relative au rapport entre la surprise et la régularité. Il signale que :  

Nulla può apparire veramente nuovo senza porsi in contrasto con uno  sfondo vecchio. (…) La prima caratteristica nuova di questa sorpresa, ad  esempio, è che è una sorpresa, l’unico modo di renderne conto è di  ammettere che c’era un’attesa. È così che la conoscenza comincia con la  scoperta che c’era un’attesa erronea di cui prima si era appena coscienti. (CP  d’une régularité » c'est‐à‐dire lorsque se présente un événement qui est non seulement  inattendu,  mais  dont  il  était  attendu  qu’il  ne  se  produise  pas8.  Plus  précisément,  l’événement (ou l’ensemble d’événements) qui fait surprise affirme non seulement la  rupture d’une régularité, mais appelle une explication qui fasse référence à un autre type de  régularité ou de rationalisation (Bonfantini et al., 1984).  

L’investigation activée par le doute est plus ou moins faible ou énergique, de la durée  d’une fraction de secondes ou de plusieurs années ; et elle a pour but d’établir des opinions,  musicale dans la symphonie de notre vie intellectuelle. Nous avons vu  qu'elle juste trois propriétés. D'abord elle est quelque chose dont nous  avons connaissance ; puis elle apaise l'irritation causée par le doute ; enfin  elle implique l'établissement dans notre esprit d'une règle de conduite, ou,  pour parler plus brièvement, d’une habitude. Puisqu'elle apaise l'irritation  du doute qui excite à l'action, elle détend l'esprit qui se repose pour un  moment lorsqu'il atteint la croyance. Mais la croyance étant une règle  d'action, dont l'application implique un nouveau doute et une réflexion  nouvelle, en même temps qu'elle est un point de repos, elle est aussi un  nouveau point de départ. C'est pourquoi j'ai cru pouvoir appeler l'état de  croyance la pensée au repos, bien que la pensée soit essentiellement une  action. (Peirce, 1879, p. 45). 

 

       

8 Cette perspective, bien que selon un cadre théorique différent, a été mentionnée aussi par Smedslund  (1990) pour définir la notion de surprise (in Armezzani, 2002). 

Les doutes et les croyances sont enfin des actes de pensée à l’origine d’actions : les uns  parce qu’ils sollicitent des activités d’investigation et de recherche, les autres parce qu’elles  créent des habitudes ou règles d’action (des régularités). Ainsi, le « caractère d'une habitude  dépend de la façon dont elle peut nous faire agir non pas seulement dans telle circonstance  probable, mais dans toute circonstance possible, si improbable qu'elle puisse être » (Peirce,  1879, p. 47). Soulignons que pour Peirce l’habitude d’une part est inconsciente et de l’autre  ne concerne pas seulement les humains : même un fleuve a l’habitude de creuser son lit  (Fabbrichesi Leo, 1993). 

Selon cette perspective la possibilité de compréhension claire d’une idée ne dépend pas  uniquement de son degré de distinction par rapport à d’autres idées, ou de la familiarité  que nous avons avec elle, mais des « effets pratiques que nous pensons pouvoir être  produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception  complète de l'objet. » (Peirce, 1878, p. 48). Pour illustrer cette affirmation fondatrice du  pragmaticisme, Peirce utilise trois notions : la dureté, la pesanteur et la force. La mise en  évidence de la clarté de chacune dépend de leur effet : un objet dur résiste à la pression et  est difficile à briser, sa pesanteur fait qu’il tombe (en absence de forces d’opposition), et son  accélération dépend de la combinaison des forces qui y sont appliquées (Peirce, 1879).  

Cependant, comme cela est souligné dans des textes ultérieurs, pour se différencier de la  pragmatique qui a pris son essor aux États‐Unis avec les écrits de James, la signification ne  consiste pas dans des actions pratiques ayant un succès immédiat, mais dans l’ensemble des  conditions qui peuvent se vérifier dans le futur, sans nécessité d’une leur actualisation. Il  s’agit d’une tendance ou disposition et pas d’une détermination (Fabbrichesi Leo, 1993). Car 

« Il ne fait aucun doute que le pragmatisme applique ultimement la pensée à l'action, mais  exclusivement à l'action conçue. » (CP 5.402, 1906 – trad. Fisette, 1996).  

La notion d’habitude est restée distincte de la sémiotique peircienne pendant plusieurs  années. Comme nous verrons plus loin en ce chapitre, ce n’est que lors du changement  fondamental de sa doctrine en 1907, que Peirce a précisé, dans le manuscrit 318, que c’est  l’habitude elle‐même et pas une autre pensée, l'interprétant ultime d'un concept (Short,  2007). Ainsi : « In 1907, Peirce broke out of the hermetic circle of words interpreting words  and thoughts interpreting thoughts. It is only through the medium of purposeful action, even  if only a potential action for a possible purpose, that words and thoughts relate to a world  beyond themselves and acquire objects of or about which they are. » (Short, 2007, p. 59).  

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