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APPROCHE ET MODALITÉ D’ÉTUDE DE L’ACTIVITÉ  HUMAINE

3.2  Le programme de recherche « cours d’action »

3.2.2  L’enracinement dans l’approche enactive

Le programme CdA trouve ses origines vers la fin des années septante, dans les  recherches en analyse du travail de la tradition ergonomique de langue français, et  particulièrement  celles  visant  un  dépassement  des  limites  du  courant  cognitivo‐

computationniste qui les traversait à cette époque (Theureau, 2004). Il a successivement  modifié son objet d’étude, qui était initialement le travail, pour prendre en compte l’activité  humaine en situation dans toute sa généralité (Theureau, 2006). C’est dans cette recherche  d’un fondement scientifique qui prenne en compte l’activité dans son contexte complexe,  ainsi que les particularités des acteurs qui y sont insérés, que la perspective de l’enaction 

trouve  son  insertion  fondatrice  (Theureau,  2004).  En  mettant  l’accent  sur  le  lien  indissociable entre activité et cognition, et sur l’aspect contextualisé et créateur de cette  dernière,  cette  perspective  permet  d’aborder  les  problématiques  qui  intéressent  directement l’analyse du travail (et ensuite de l’activité), en cohérence avec le principe  fondateur de l’ergonomie de langue française, concernant l’écart entre « travail prescrit » et 

« travail réel », et le caractère énigmatique des situations de travail (de Montmollin, 1986).  

La notion d’enaction, a été proposée par Varela pour souligner l’idée que la cognition se  manifeste comme propriété émergente de l’histoire du couplage d’un organisme avec son  environnement (Varela, Thompson & Rosch, 1991). Cette approche, autrement définie par  Varela en empruntant la poésie de Machado « Caminante, son tus huellas el camino, y nada  mas ; caminante, no hay camino, se hace camino al andar »2 (Thompson, 2007) se fonde sur  l’ensemble des prémisses élaborées par Maturana et Varela (1987) concernant la dimension  autopoïétique du vivant. Celle‐ci se caractérise par deux dynamiques en interaction : les  propriétés auto‐organisatrices et auto‐productrices (ou clôture opérationnelle) de chaque  organisme, garantissant son autonomie ; et l’interdépendance réciproque (ou couplage  structurel) entre l’organisme et son environnement. Chaque organisme se configure tout en  configurant son environnement de façon asymétrique, à partir de son point de vue propre :  c’est  l’organisme  qui  définit  ce  qui  est  pertinent  et  significatif  pour  lui  de  son  environnement (Maturana & Varela, 1987). Lors de cette codétermination asymétrique, se  constitue une cohérence particulière, où l’environnement contribue de façon essentielle,  sans la déterminer, à la spécification de l’organisme même, selon la pertinence que ce  dernier alloue à celui‐ci.  

La cognition se manifeste alors sur l’arrière‐plan de cette spécification réciproque,  comme « action incarnée », c'est‐à‐dire comme propriété de chaque organisme de « faire  émerger » ou « enacter » un corps propre et un monde propre (Varela et al., 1991). Ces  dernières notions, reprises de la perspective phénoménologique, font référence à la façon  dont se constitue l’identité des  organismes. Celle‐ci se fonde sur des  processus de  distinction, qui font apparaître en même temps des organismes et leur arrière‐plan, chaque  organisme étant spécifiée par son système de relations internes et par ses relations avec cet 

       

2 Voyageur, le chemin c'est les traces de tes pas, c'est tout ; voyageur, il n'y a pas de chemin, le chemin se 

fait en marchant [Machado, A. (1912), in Champs de Castille ‐ Solitudes, Galeries et autres poèmes ‐ Poésies  de la guerre, traduction Gallimard, 1973].  

arrière‐plan (Maturana & Varela, 1987 ; Varela, 1989a). En particulier, à tous les niveaux où  une identité se constitue en tant que distinction par rapport à son arrière‐plan, elle se  manifeste non pas comme substance, mais comme un mouvement auto‐organisé et auto‐

organisant qui se définit lui‐même et ce qui l’entoure à partir de sa propre perspective. Il y a  donc émergence conjointe d’un ensemble d’événements et d’objets qui sont perçus comme  externes à l’organisme (monde propre), et une délimitation d’événements et d’objets qui  sont perçus comme internes à cet organisme même (Havelange, Lenay, Stewart, 2003 ;  Theureau, 2006, 2011). Ces univers d’existence et de signification sont dépendants à la fois  de  la  situation  contingente  et  de  l’histoire  des  interactions  de  l’organisme  et  son  environnement (Varela, 1989b). Tous ces éléments, qui soulignent le lien indissociable entre  cognition et dynamique de l’activité, conduisent à un dépassement des perspectives  objectivistes ou subjectivistes sur l’origine des capacités cognitives : ce n’est pas dans un des  pôles de l’interaction entre individus et environnement qu’elles sont posées, mais dans les  processus qui les relie (Varela et al., 1991).  

Theureau, qui reprend en partie la perspective de Simondon (1989), précise que la  dynamique  décrite  auparavant  possède  deux  faces  complémentaires :  celle  de  l’individuation et celle de l’appropriation. L’individuation désigne le fait que par la co‐

émergence d’un monde propre et un corps propre, un organisme se constitue comme  individu particulier. L’appropriation consiste en l’intégration partielle ou totale, de la part de  cet organisme, d’objets et événements instanciés à cette conjonction entre monde propre  et corps propre. La notion d’appropriation, qui est spécifiée en trois pôles d’appropriation  proprement dite, d’incorporation et d’inculturation (Theureau, 2011), comporte toujours  une adaptation de l’organisme aux structures de l’environnement et une adaptation par  l’acteur de ces structures (Theureau, 2006).  

La perspective de l’enaction se spécifie ultérieurement par les éléments suivants : (a) la  cognition  se caractérise  par  sa capacité  de  créer de la  signification, cette  dernière  émergeant  de  l’interconnexion  à  de  multiples  niveaux  entre  cerveau,  corps  et  environnement physique, social et culturel ; (b) le monde n’est pas quelque chose d’externe  qui est représenté à l’intérieur du cerveau mais un domaine relationnel, émergeant de  l’interconnexion entre organisme et environnement ; (c) concernant les êtres humains,  l’expérience n’est pas un épiphénomène de l’esprit, mais une dimension centrale pour toute  compréhension de la cognition, dimension qui nécessite d’être investiguée dans une  perspective phénoménologique (Thompson, 2007).  

La prise en compte des dynamiques de signification et de l’expérience humaine comme  dimensions essentielles de la connaissance participent à un large mouvement de pensée  traversé  par  différentes  disciplines,  comme  la  philosophie  herméneutique  et  phénoménologique, les neurosciences, l’intelligence artificielle, la sémantique cognitive, la  psychologie  culturelle  et  l’ethnométhodologie,  pour  n’en  citer  que  quelques‐unes  (Armezzani, 2002 ; De Munck, 1999 ; Thompson, 2007 ; Varela et al., 1991). Ces disciplines  soulignent que nos façons de donner sens au monde et à nous‐mêmes sont ancrées dans  notre corporéité biologique autant que dans nos vécus, à partir de l’immédiateté de notre  expérience, à l’intérieur des domaines consensuels que nous partageons et de l’histoire  culturelle dans laquelle nous nous situons au fil des jours. (Varela et al., 1991). Cette  approche spécifique à la cognition conduit à une « dé‐marginalisation » du corps dans le  processus de connaissance ainsi qu’à la redéfinition des notions de représentation et  d’information, comme nous allons le préciser plus bas.  

La « dé‐marginalisation » du corps  

L’importance  du  corps dans  les  processus de  connaissance et signification  a été  longuement minorée, et ce de différentes manières, dans la culture occidentale (Pasquinelli,  2000). Cela a marginalisé le corps comme objet de pensée et comme instance agissante,  source de sensations et d’opérations qui le relient à d’autres corps et au monde. D’une part,  dans la tradition platonique il y a eu une condamnation de tout ce qui a à voir avec  l’incarnation des facultés de la pensée, ces dernières devant être séparées de ce qui était  considéré (le corps, les émotions) comme entravant la connaissance de la vérité. De l’autre,  dans la tradition des sciences naturelles, le corps était assumé comme instance utile à la  recherche mais refusé comme instance perceptive, pris en compte seulement comme objet  soumis à d’innombrables analyses (Pasquinelli, 2000). L’approche de l’enaction, en tressant  les liens avec les approches phénoménologiques de Husserl et Merleau‐Ponty ainsi qu’avec  la tradition bouddhiste, participe au dépassement de ce refus, en soulignant la prégnance  du corps comme contexte des processus cognitifs ainsi que comme structure « vécue »  (Varela  et al.,  1991).  Par  ce  double  sens  de  la corporéité,  à  la  fois biologique et  phénoménologique, le corps dont les limites ne peuvent pas être circonscrites à sa  dimension physique, est reconnu dans son rôle fondamental d’entité mobile, en échange  continu avec l’environnement (Pasquinelli, 2000).  

Selon l’approche de l’enaction notamment, la dimension incarnée (ou embodied) de la  connaissance exprime le fait d’avoir un corps doté de capacités sensorimotrices qui  s’inscrivent dans un contexte biologique et culturel plus large. Cela se manifeste par les  deux versants de corporalité et d’incorporation. Le premier terme indique que les processus  de pensée ne sont pas confinés dans le cerveau, mais sont entrelacés aux dimensions  somatiques du corps intégré dans son environnement ; par le deuxième terme on spécifie  que les composantes sensorimotrices de l’expérience orientent et rendent possibles les  processus de signification, sans avoir d’ailleurs un rôle de stricte détermination de la  compréhension du monde (Durand & Salini, 2011 ; Thompson & Varela, 2001 ; Varela et al.,  1991).  

De la représentation à la signification  

Par la prise en compte des processus de signification s’exprime la conception spécifique  des chercheurs dans la perspective enactiviste de la notion de représentation. La question  n’est pas de contester cette notion « en soi », ou l’existence d’un niveau symbolique dans la  pensée humaine, mais de ne pas reproduire un modèle causaliste de l’activité cognitive  (Varela et al., 1991). Cette conception va à l’encontre de la perspective computationniste  qui considère la cognition comme une représentation mentale d’un monde prédonné, ainsi  que comme instance de traitement de l’information, selon la métaphore du cerveau‐

ordinateur. Elle dépasse aussi la perspective connexionniste qui postule une analogie entre  le fonctionnement du réseau neuronal et l’activité cognitive, considérée cette fois comme  émergeant de l’ensemble des connexions neuronales, ce qui confine cette émergence, bien  qu’auto‐organisée, au rapport avec un objet (le reste de l’environnement) qui lui est  externe. Dans ces deux perspectives il y a une conception de la cognition qui se fonde sur  des entités qui préexistent à leur mise en relation (Peschard, 2004 ; Thompson, 2007 ;  Varela et al., 1991).  

L’approche de l’enaction ne conteste pas l’existence de représentations, mais la manière  dont leur processus de production et leur fonction sont conçus au regard des processus  cognitifs. Varela distingue un sens faible du concept de représentation (ce qui interprète la  réalité, comme un plan, ou les mots sur cette page, par exemple), et un sens fort et marqué  du point de vue ontologique et épistémologique, qui présuppose un monde prédéfini dans  lequel les activités s’accomplissent sur la base de ces représentations (Varela, 1989b). Pour  illustrer cela nous reprenons les propos de Havelange, Lenay & Stewart (2003) qui évoquent 

la distinction donnée par Ladrière (1995) entre deux métaphores de la représentation, celle  de la diplomatie et celle du théâtre. Dans le premier cas la représentation « tient lieu »  d’une instance clairement séparée  ‐ le représenté  ‐, de façon telle que les relations entre  l’une et l’autre sont envisagées comme des mises en correspondance. Dans le deuxième cas,  il s’agit de « rendre présente » une instance qui ne peut jamais être répliquée ou substituée. 

C’est dans ce dernier sens qu’il faut lire l’approche de l’enaction : la représentation n’étant  pas un objet en soi, dotée d’une possibilité de régir l’action, elle émerge d’une activité  relationnelle,  où  le  sujet et l’objet  coadviennent en tant  que  pôles  d’une relation  réciproque, située dans le temps (Havelange et al., 2003).  

La conception non représentationnelle de la cognition est indissociable du regard qui est  posé sur l’information : celle‐ci ne constitue pas un « objet pré‐établi » qui est transporté à  l’intérieur de l’organisme, de l’organisme à son environnement, ou d’un organisme à un  autre, mais résulte comme ordre émergeant des activités cognitives (Varela, 1989b). 

L’information n’existe pas indépendamment du contexte organisationnel qui engendre un  domaine cognitif, ni d’une communauté d’observateurs qui choisit de qualifier certains  éléments d’informationnels ou symboliques (Varela, 1989a). Les propriétés de l’information  sont à distinguer aussi de la notion de feed‐back, ressortant de la perspective cybernétique,  car celle‐ci implique toujours une source de référence externe (Maturana & Varela, 1987). 

En rupture avec une conception causaliste, la notion de « perturbation » se substitue à celle  d’« input », pour souligner que les modifications (internes ou externes) d’un organisme ne  sont  pas  considérées  comme  des  réponses  à  un  stimulus  (input)  engendrant  des  changements spécifiques, mais comme des éléments d’activation d’une dynamique de  rééquilibration visant la conservation de son organisation par l’organisme (Varela, 1989a). Il  y a ainsi une conception de la communication qui est considérée non pas comme un 

« système de transport » mais comme résultant « d’un modelage mutuel d’un monde  commun au moyen d’une action conjuguée » (Varela, 1989b, p. 114).  

Si l’information n’est pas un « déjà‐là » qui peut être extrait par un système cognitif, la  tâche  du  chercheur  n’est  plus  d’identifier  son  fonctionnement  ou  traitement,  mais  d’appréhender les manières spécifiques dont des états de cohérence interne de ce réseau  sont produits (Varela, 1989b). De la même manière le phénomène de communication n’est  pas conçu selon la métaphore du « canal », car elle « ne dépend pas de ce qui est émis mais  de ce qui arrive à la personne qui le reçoit » (Maturana & Varela, 1987/trad. fr. 1994, p. 

189). Pour marquer cette distinction avec le sens commun de la notion d’information, 

Varela propose la dénomination « in‐formation » (du latin in‐formare : former de l’intérieur)  en soulignant que celle‐ci n’apparait nulle part ailleurs que dans l’intrication relative de  l’organisme, de ses interactions et de celui qui les décrit. On abandonne ainsi la logique,  inscrite  dans  le  paradigme  de  la  « commande »,  du  passage  d’information  comme  instruction, pour assumer la perspective de la conversation, où l’information apparait  comme codépendante, constructive et créatrice du sens (Varela, 1989a).  

C’est par la substitution de la notion d’information avec celle de « séméiosis » (1989a, p. 

8) que Varela insère pleinement la question de la représentation et de l’information dans les  terrains de la signification et de l’interprétation, désignant cette dernière comme le « faire  émerger de la signification sur le fond d’un arrière‐plan de compréhension » (Varela et al.,  1991, p. 210). Varela précise notamment que « ce que nous appelons communément  représentation n’indique pas ce qui se passe à l’intérieur du système et un certain état du  monde extérieur, mais plutôt une certaine cohérence du système dans la façon dont il  maintient continuellement son identité. Ces régularités, c’est nous qui décidons de les  appeler symboliques » (Varela, 1989a, p. 11). Ainsi, un ordre d’invariances ou de régularités  émerge de l’histoire des perturbations contingentes qui adviennent lors de la rencontre  entre une unité et son environnement et, en reprenant la métaphore du théâtre, ces  régularités ne sont pas représentées : elles « se présentent » (Havelange et al., 2003 ;  Varela, 1989a).  

L’approche enactive s’est ensuite articulée avec d’autres études, notamment avec les  recherches en sémantique cognitive qui indiquent que les processus de catégorisation du  monde ne sont pas assimilables à des mécanismes de logique formelle,  mais qu’ils  procèdent par des effets prototypiques, c'est‐à‐dire par des distinctions établies selon des  degrés  d’approximation.  Les études  sur les  dimensions culturellement  situées  de la  cognition intègrent ces considérations, ainsi que celles qui soulignent comment le « sens  commun » ou les dimensions non propositionnelles de la connaissance, constituent un  arrière‐plan implicite de la compréhension du monde. Ces études affirment aussi la  prégnance de la capacité imaginative des humains dans les processus de compréhension  (Lakoff, 1987 ; Rosch, 1978 ; Varela et al., 1991).  

Pour conclure, dans  l’approche enactive la  connaissance est conçue  comme une  dynamique de signification, le résultat d’une interprétation permanente qui émerge de nos 

capacités de compréhension, qui sont à la fois enracinées dans nos structures biologiques et  dans les dimensions situées et culturelles de notre vécu (Varela et al., 1991).  

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