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Les exigences d’insertion sociale entretenues envers les prisonniers

CHAPITRE 4 : PROFIL D’APTITUDES DES HOMMES ADMIS EN DÉTENTION

5.3. Les obstacles environnementaux de type socioculturel propres à la prison :

5.4.1. Les exigences d’insertion sociale entretenues envers les prisonniers

À titre d’exemple, Jules regrette « qu’on parle d’emploi constamment, tandis qu’on devrait parler davantage de bénévolat, car ils ont déjà 60-65 ans et ne travailleront pas [en communauté] ». Le processus de gestion de cas semble être un exemple criant de la non- reconnaissance des particularités des prisonniers âgés.

Les données suggèrent que cette non-reconnaissance pourrait engendrer l’absence généralisée de réaction organisationnelle à la présence des prisonniers vieillissants. Cette absence de réaction s’observe, comme nous le verrons dans cette section et dans la section 5.5.1., notamment par le manque d’adaptation des exigences d’insertion sociale entretenues envers les prisonniers vieillissants (règles formelles) et par l’inadaptation de l’architecture des lieux et l’absence de programmes correctionnels adaptés (tableau 4, p.65). Nous observerons par la suite que l’apparente l’inadaptation de ces facteurs environnementaux face aux spécificités des prisonniers vieillissants nous porte à envisager la prison comme un système d’exclusion sociale donc de production de handicap.

5.4.1. Les exigences d’insertion sociale entretenues envers les prisonniers vieillissants

Les acteurs correctionnels entretiennent, à l’égard des prisonniers vieillissants, des expectatives de participation au processus d’insertion sociale. Ces expectatives se déclinent en deux obstacles pour les personnes vieillissantes : la multiplicité des attentes et l’amenuisement des capacités à les atteindre. Pour l’ensemble des participants rencontrés, il ne fait aucun doute que les exigences d’insertion sociale entretenues envers les prisonniers vieillissants feraient directement obstacle à leur processus d'insertion sociale en raison de leur inadéquation aux capacités des prisonniers vieillissantes. Dès lors, les prisonniers vieillissants « ne sortent plus [de prison], car ils ne peuvent pas satisfaire les exigences de l’ALC, ils ne sont pas capables [de satisfaire les expectatives]», s’exclame Albert.

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5.4.1.1 La multiplicité des exigences du processus d’insertion sociale

Les autorités correctionnelles canadiennes exigent que le processus d’insertion sociale des prisonniers fédéraux se déroule d’une manière étapiste selon laquelle le prisonnier se fraie un chemin d’un pénitencier à sécurité maximale ou moyenne vers un établissement à sécurité minimale, avant d’avoir le privilège d’être hébergé en maison de transition. C’est ce que l’on nomme « déclassement graduel » dans le jargon de la prison. Pour effectuer ces transitions, le SCC cultive plusieurs attentes à l’égard des prisonniers : En prison : « il faut être plus catholique que le pape », caricature Albert pour illustrer les hautes attentes entretenues à leur égard. Par exemple, les autorités correctionnelles s’attendent à ce que le prisonnier démontre sa motivation à sortir de prison en se mobilisant de façon autonome et proactive dans cette démarche de déclassement graduel. Cela signifie qu’il doit orchestrer lui-même plusieurs tâches relatives à sa démarche d’insertion sociale. Autrement dit, il doit respecter le plan correctionnel imposé par le SCC, soit les conditions de participation sociale (par ex. le fait de devoir travailler ou d’être capable de discuter en groupe du crime commis) ainsi que les règles de conduite dans le pénitencier, tout en déposant les requêtes nécessaires pour rencontrer les commissaires de la Commission des libérations conditionnelles le temps venu. Que ce soit sur la façon de formuler une demande pour participer à un programme, pour s’adresser au personnel du SCC ou à la Commission des libérations conditionnelles, pour demander une permission spéciale ou une sortie, etc., les prisonniers vieillissants doivent connaitre les différentes démarches administratives que le SCC s’attend à ce qu’ils respectent.

En raison de la grande quantité d’attentes entretenues à leur égard, il devient difficile pour les hommes vieillissants de toutes les satisfaire simultanément. D’abord puisqu’elles sont parfois de nature contradictoire et aussi, parce qu’elles sollicitent de nombreuses aptitudes qui tendent à s’amenuiser avec le vieillissement carcéral.

5.4.1.1.1. Cooccurrence d’attentes divergentes

La première difficulté au processus d’insertion sociale inhérente à la multiplicité des attentes concerne la cooccurrence d’attentes divergentes. Pour les participants, il ne fait

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aucun doute que plus les attentes sont nombreuses, plus les risques de voir apparaitre des contradictions entre elles sont grands et, par conséquent, plus il devient difficile de toutes les satisfaire. Au sujet des personnes emprisonnées en général, Maude explique :

Elles doivent bien paraitre. Elles vont aller dans le salon quand [les agents correctionnels] font des rondes pour ne pas qu’on voit qu’elles ne socialisent pas… [La personne détenue] ne va pas aller pour la marche à cause du mal de dos, mais si elle sort, elle ira quand beaucoup de monde sont-là pour montrer qu’elle fait du social, […] si tu fais du social après ils [les agents du service correctionnel] vont te demander : « pourquoi tu fais du social avec cette personne? Elle n’est pas bonne pour toi, ce n’est pas une bonne influence ».

Les propos de Maude expliquent la nature contradictoire qui se dégage parfois de certaines attentes multiples : d’une part on leur demande de faire preuve d'aptitudes de sociabilité, mais on remet en doute la pertinence des gens avec qui les prisonniers choisissent de le faire. À l’instar de Maude, tous les participants expriment que la multiplicité des attentes engendre des expectatives divergentes, notamment concernant les attentes d’autocontrôle affectif. Ces attentes seraient un des obstacles majeurs à la participation sociale des prisonniers puisqu’elles seraient défavorables à l’expression des besoins et donc à l’obtention du soutien nécessaire. Pour l’ensemble des participants, il ne fait aucun doute que pour la prison, la simple expression de sentiments comme la colère ou la peur serait perçue comme un manque d’autocontrôle. À ce sujet, Denis développe l’exemple suivant :

Tu donnes un programme à un gars de gestion de la colère et des émotions, puis tu ne lui permets pas d'en vivre aucune. Comment il va faire pour les gérer ses émotions? Dès, le premier matin qu'il va dire : « hey, je me suis chicané avec mon voisin de cellule, ça manqué mal virer », puis [les agents correctionnels] le sacre dans le trou. Le gars, il n'y retournera plus [discuter avec les agents correctionnels de ses difficultés affectives], il va les gérer ses problèmes, fini! Alors c'est ça le problème.

Cet extrait résume bien l’idée véhiculée par la totalité des participants à l’étude concernant le fait que les prisonniers peuvent difficilement vivre et exprimer des émotions sans subir de lourdes conséquences, comme aller en cellule d’isolement. Pourtant, le chapitre quatre a mis en exergue qu’en raison de leur passé de victimisation, plusieurs prisonniers pourraient connaitre des difficultés d’autocontrôle des comportements et des émotions. Or, si

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on leur demande de participer à des programmes visant à apprendre de nouvelles techniques de gestion des émotions, encore faut-il qu’ils puissent les « pratiquer », soutient Vincent. Puisqu’elle se targue d’être un lieu d’apprentissage de ces nouveaux comportements, la prison doit tolérer une forme d’expression exubérante. Le problème c’est qu’il semble que presque toute expression de sentiments soit perçue comme un manque d’autocontrôle et soit interprétée comme un risque pour la sécurité des autres. Albert explique qu’en prison « tu ne peux pas exprimer ta frustration […] Tu ne peux pas déborder, car tu te fais dire que tu es agressif et dangereux [aux yeux des agents du SCC] ». Les hommes rencontrés n’ont pas l’impression que la prison fait suffisamment preuve de tolérance et c’est pourquoi, selon eux, les prisonniers peuvent difficilement acquérir de nouvelles habiletés d’autocontrôle.

De l’avis des participants, le problème fondamental lié aux exigences multiples, est que l’action des prisonniers est paralysée par la peur de ne pas toutes les satisfaire et d’être puni par un maintien prolongé en détention. Vincent témoigne à ce sujet : « les gars ne s’autorisent pas à dire que ça va mal […] parce qu’ils ne se sentent pas sécures ». Cette insécurité inhibe les libertés d’expression des hommes vieillissants qui peuvent alors difficilement demander l’aide requise pour faciliter l’atteinte des expectatives d’insertion sociale. Du coup, ils : « embarque[nt] dans [un] pattern de manque de transparence, donc si ça sort [si les acteurs du système carcéral apprennent ce “manque de transparence”], [les prisonniers vieillissants se font] reprocher de ne pas avoir été transparents et d’être restés dans les vieux patterns. C’est une roue! », un cercle vicieux qui peut aussi provoquer la rétention des hommes en prison, selon Vincent et Réjean. En raison de cette piètre interaction entre les individus vieillissants et l’environnement du pénitencier, il devient difficile pour la prison de connaitre les besoins réels de ces personnes vieillissantes et d’offrir les facilitateurs les plus adéquats qui soit.

Dans le même ordre d’idées, la cooccurrence d’attentes divergentes provenant du système carcéral et des codétenus peut également paralyser l’action. Dans un cas de figure éloquent, Vincent met en lumière l’inadéquation qui existe parfois entre le besoin de protéger son image et celui de suivre des programmes correctionnels pour satisfaire aux exigences du SCC:

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Lui [le prisonnier en question] avait tué sa femme. Il ne voulait pas en parler, il ne voulait pas que personne le sache qu’il avait tué sa femme parce qu’il avait une image de dur à protéger. Il savait que s’il faisait un programme, qu’il était pour en parler – parce que tu parles de ton crime [dans les programmes] – et que tous les gars l’auraient su.

Ce cas de figure illustre la situation de plusieurs prisonniers qui choisissent d’éviter de participer à la vie sociale du pénitencier pour protéger leur image d’homme dur en refusant l’expression d’une vulnérabilité affective. Les prisonniers vieillissants doivent donc déployer des efforts constants pour donner l’impression de combler toutes les attentes qu’entretient le SCC à leur égard et ce, même s’ils y parviennent difficilement en raison de leur nombre élevé et leur nature parfois contradictoire. Ils doivent aussi déployer ces efforts en considérant l’impact que leurs comportements peuvent avoir sur leur image auprès des codétenus. Dans l’exemple apporté par Vincent, aborder le crime pendant la participation à un programme peut être synonyme de vulnérabilité à la victimisation en brisant l’image que les codétenus entretiennent à leur égard. Dès lors, les hommes doivent faire preuve de beaucoup d’aptitudes sociales pour protéger leur sécurité.

5.4.1.1.2. Les aptitudes sollicitées

La seconde difficulté qui se pose en regard des multiples exigences d’insertion sociale concerne les nombreuses aptitudes sollicitées pour les satisfaire. Parmi celles- ci, comptent notamment les capacités d’autodirection (Fougeyrollas et ses collègues, 2007, 120), c’est-à- dire les aptitudes à présenter une image de soi favorable selon les situations sociales et à assurer sa sécurité personnelle, soit à se garder à l’abri des risques et des dangers (Fougeyrollas et ses collègues, 2007, 120). Cela signifie que le prisonnier vieillissant doit avoir un sens du respect des règles suffisamment grand pour rencontrer les obligations imposées par le SCC ou en donner l’impression et répondre aux nombreuses attentes entretenues à son égard à la fois par le SCC et les codétenus. Par exemple, il doit trouver une façon de participer aux programmes, sans compromettre sa sécurité. Les prisonniers doivent aussi posséder des aptitudes de communication suffisamment développées pour exprimer leur volonté de transférer vers un pénitencier de sécurité inférieure et démontrer que le SCC a raison de leur faire confiance et de croire en leur potentiel d’insertion sociale. Cependant,

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Denis se souvient d’avoir « vu des gars perdre une audience [devant la Commission des libérations conditionnelles pour demander une première sortie en communauté] parce qu'ils n'étaient pas capables de s'exprimer ». Paralysés par une carence au niveau communicatif, ils n’étaient « pas capables de dire un mot ». Or, « la Commission, ils veulent des mots, ils veulent que le gars leur explique c'est quoi ses changements majeurs, significatifs. Alors, si le gars n'est pas capable de parler, souvent il va… [rester en prison] ».

Par ailleurs, pour se conformer aux expectatives qui permettent de cheminer à travers le processus inévitable de déclassement graduel qui conduit à une remise en liberté, les prisonniers doivent posséder plusieurs aptitudes essentielles : 1) des aptitudes reliées aux activités intellectuelles (ex. une conscience de la réalité, une conscience de soi, une aptitude à concevoir et organiser des pensées et les utiliser), 2) des aptitudes reliées au langage (ex. capacité d’expression verbale, non verbale et du langage écrit) et 3) des aptitudes reliées aux comportements (ex. aptitudes à mobiliser des forces personnelles pour atteindre un but, à éprouver des sentiments et à se diriger soi-même dans des circonstances précises). Vincent explique qu’en effet, « quand tu veux aller dans un [pénitencier à sécurité] minimum, là c’est plus difficile. Faut avoir fait plus d’efforts ». Ces efforts auxquels fait référence Vincent correspondent principalement au respect des règles, des protocoles (par ex., remplir une requête adéquatement) et des exigences de participation sociale comme travailler et être assidu au travail, socialiser avec des gens non impliqués dans des gangs en prison et participer aux programmes correctionnels.

Les exigences d’insertion sociale s’opposent au processus d’insertion sociale à partir du moment où les aptitudes des prisonniers vieillissants ne permettent pas de les satisfaire et que l’environnement n’offre pas les facilitateurs permettant de les développer34. Dans le

chapitre quatre, nous avions souligné que la prison devrait s’assurer de compenser ces limites pour permettent aux hommes de faire des choix plus incluant et d’engager les actions conséquentes à leurs choix. C’est pourquoi les participants dénoncent que le SCC cultive des expectatives que plusieurs ne seront pas en mesure de satisfaire, faute des capacités pour le faire et qu’ils dénoncent surtout l’inaction du SCC face aux limites des prisonniers. En

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l’occurrence, la capacité d’atteinte les exigences d’insertion sociale s’amenuisent pour les prisonniers vieillissants et compromet leur libération.

5.4.1.2. L’amenuisement des capacités à atteindre les exigences d’insertion sociale Tous les participants soutiennent que plus le vieillissement s’opère, plus le nombre d’embuches à l’atteinte des exigences d’insertion sociale risque d’augmenter. Les participants n’ont pas donné beaucoup d’exemples sur la façon dont ces embuches à l’atteinte des exigences se manifestent concrètement au quotidien. Ils suggèrent cependant tous que les exigences d’autonomie et de proactivité quant à l’engagement des prisonniers dans leur processus d’insertion sociale feraient obstacle dans ce même processus. Par exemple, Paul explique que les agents croient que « c’est [la] responsabilité [du prisonnier] de demander à venir [les] voir [en cas de besoin], à discuter avec [eux des choses qui le concernent] ». Les participants sont d’avis que ces agents concentrent généralement davantage leur attention sur ceux qui leur donnent l’impression d’être engagés dans le processus d’insertion sociale en adoptant les conduites d’autonomie et de proactivité attendues. Du coup, « ce n’est pas eux [les agents du SCC] qui appellent les détenus. Ce sont les détenus qui doivent faire une requête », renchérit Paul.

L’amenuisement des capacités à atteindre les exigences d’insertion sociale aurait pour conséquence de décourager les hommes à maintenir leur mobilisation dans le processus d’insertion sociale. Vincent relate la situation d’un de ses clients âgé de soixante- deux ans qui ne veut plus essayer de sortir de prison « il dit que c’est trop compliqué : fais ci, fais ça, fais tel programme, viens me rencontrer. Il est tanné! » Ce cas de figure serait le reflet de la démobilisation d’une bonne proportion de la population carcérale vieillissante. Denis estime que sur mille prisonniers vieillissants répartit ainsi : « [nom du pénitencier A], cinq-cent, [nom du pénitencier B], quatre-cent, [nom du pénitencier C], trois-cent donc sur mille gars, il y en a une centaine qui ne veut pas sortir de prison ». Ce serait environ 10% des prisonniers qui se seraient progressivement désengagés de leur démarche d’insertion sociale et préféreraient rester en prison, selon ces propos. Pierre témoigne qu’en vieillissant : « les critères¸ [pour achever le déclassement graduel] sont de plus en plus difficiles, [car les capacités] [d’]adaptation [en vieillissant sont] de plus en plus difficiles ». À cet égard, la

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pensée de Jules abonde en ce sens : « cette structure fera en sorte qu’avec le temps, les personnes vieillissantes ne pousseront pas trop fort pour sortir car elle pourrait faire en sorte que la personne se dit : est-ce que j’essaie [de sortir]? » Tel qu’élaboré dans le chapitre deux, d’un point de vue PPH, c'est en partie la qualité de la cohésion entre les facteurs personnels et environnementaux qui produit la qualité de participation sociale. Cette démobilisation traduit, pour nous, l’inadéquation des facteurs environnementaux avec les facteurs personnels des prisonniers vieillissants.

Dans cet ordre d’idées et pour poursuivre la mise en exergue de la non- reconnaissance institutionnelle dont souffrent les prisonniers vieillissants, je crois opportun d’aborder, à ce stade-ci des analyses, un facteur environnemental particulier, les programmes correctionnels