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La participation sociale après l’incarcération

CHAPITRE 6 : LA PARTICIPATION SOCIALE DES HOMMES QUI ONT

6.2. La participation sociale après l’incarcération

À la lumière des analyses présentées jusqu’à ce stade du mémoire, on peut déduire que la participation sociale des prisonniers vieillissants risque d’être davantage appauvrie après leur passage en prison. En effet, si la prison n’a pas pu faciliter l’insertion sociale des prisonniers vieillissants pendant l’incarcération, le passage en prison risque d'avoir altéré la qualité de leurs facteurs personnels et, par conséquent, leur niveau de participation sociale en communauté pourrait en souffrir (Fougeyrollas et ses collègues, 2007, 72). Aussi, nous avons montré que plusieurs personnes pourraient avoir été en situation de handicap avant l’incarcération et leur passage en prison pourrait avoir contribué à maintenir, recréer et produire de nouvelles sphères de handicap. C’est pourquoi nous induisons alors que ces sphères risquent de s’exacerber lorsque le prisonnier devra s’insérer au plan économique, social, professionnel dans un contexte environnemental qu’il ne connait plus. En effet, les désavantages cumulés à la suite du passage en prison devraient compromettre la qualité de l’interaction entre l’ancien- prisonnier vieillissant et l’environnement communautaire, donc restreindre ainsi ses opportunités de participation sociale.

C’est la longueur de la peine d’incarcération qui nous amène à poser ces hypothèses. Tel que mentionné en introduction, dans une perspective de développement humain, le prisonnier doit s’accommoder et s’assimiler au contexte de la prison. En l’occurrence la longueur de la sentence serait en partie responsable de deux grands phénomènes capables d'altérer la qualité de l'interaction entre la personne et l'environnement communautaire : l’acquisition d’un capital d’aptitudes situé et les non- expériences. Ces phénomènes pourraient sous-tendre les difficultés de participation sociale rencontrées en communauté.

6.2.1. L’acquisition d’un capital d’aptitudes situé

Dans une perspective d’adaptation, les hommes qui participent aux programmes correctionnels devraient acquérir le capital d’aptitudes dont ils ont besoin pour s’insérer

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socialement dans la communauté libre. Selon les participants, à travers les programmes correctionnels présentement offerts dans les pénitenciers, les hommes peuvent tout juste se familiariser avec des connaissances théoriques potentiellement utiles à l’insertion sociale en communauté. Or, comme ils n’ont pas d’occasions de les mettre à l’épreuve pendant la détention, ils peuvent difficilement en bénéficier au moment de la sortie. « Oui les programmes donnent des connaissances et des données [théoriques], ils donnent l’illusion que tu es bien équipé, bien ferré pour arriver à l’extérieur, mais ce n’est pas la réalité », relate Pierre en parlant de son expérience personnelle d’ancien prisonnier. Ils ne sont pas bien préparés puisqu’ils sont maintenus dans un contexte environnemental dont le mode de fonctionnement est trop différent de celui de la communauté. Dans le même ordre d’idées, Jules dit que « ces gens-là [prisonniers vieillissants], pour survivre [à la prison], ont appris d’autres types de façons de survivre en dedans [en prison], mais pas à l’extérieur ». C’est donc parce que le capital d’aptitudes se construit à mesure que l’individu se développe au cours de sa vie qu’il serait adapté au mode de vie en détention.

Dès lors, puisque le développement de l’homme vieillissant s’est opéré dans l’environnement carcéral, l’incarcération de longue durée faciliterait donc le développement d’aptitudes dans un contexte situé (celui de la prison). Ainsi, ses aptitudes seraient adaptées à la vie dans un contexte de prise en charge globale au sein duquel « la majorité des détenus se laissent porter par le système, mais c’est le système qui est responsable de cela », accusera Jules. En se laissant porter ainsi pour une sentence de longue durée, l’emprisonnement compromet l’adoption d’aptitudes propres à la vie en communauté, comme la capacité à assumer des responsabilités pro- sociales (l’utilisation de l’argent en communauté, les obligations financières à rencontrer, etc.).

Par ailleurs, il y aurait des divergences au plan des exigences d’insertion sociale entretenues par le SCC pendant l’incarcération et après l’incarcération. Par exemple, pendant la détention, le SCC s’attend à ce que les prisonniers se conforment à cette structure oppressante. Pourtant, au moment de la libération, le SCC s’attend à ce que l’ancien- prisonnier prenne ses responsabilités et gère sa liberté. Les prisonniers risquent ainsi d’apprendre la subordination : à force d’être contraint par des systèmes punitifs, on a peur

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des conséquences que ces derniers pourraient générer et on se soumet aux exigences d’insertion sociale. Ceci fait référence au concept de prisonniérisation, documenté dans plusieurs écrits comme étant l’apprentissage de la subordination (Davis, 2011; King et Mayer, 2001). Selon l’ensemble des participants, le maintien à long terme des prisonniers dans l’environnement carcéral pourrait expliquer partiellement les carences observées chez certains au plan des capacités à gérer la liberté. Comme le mentionne Jules « même après 25-30 ans, tu continues de faire des apprentissages liés à ta façon de comprendre le monde autour de toi et comment survivre dans cet univers » dans lequel l’individu se développe. À ce sujet, Albert cite en exemple, un de ses clients incapable de s’insérer en communauté et qui cumule les itérations d’incarcération : « il a tellement été en prison, qu’il est super immature ».

L’immaturité perçue des hommes qui ont été incarcérés pour une sentence de longue durée a été nommée à plusieurs reprises par les participants. Les anciens- prisonniers vieillissants auraient beaucoup de difficulté à engager une participation sociale qui corresponde à celle qui est valorisée par les personnes de leur âge, entre autres, parce que leurs repères sont inadaptés à la vie en communauté (Fougeyrollas et ses collègues, 2007, 156).

6.2.2. L’inadaptation des acquis au milieu communautaire

En parlant des hommes vieillissants, Denis explique « [qu'] aussitôt que tu as une longue incarcération tu es carencé parce que tu es institutionnalisé… Ça fait 10 ans que tu ne prends plus aucune décision, [les agents du service correctionnel] les prennent toutes pour toi ». À ce sujet, le chapitre 5 a mis en relief le fait que le maintien de longue durée dans la prison peut influencer l’émancipation des aptitudes reliées à la volition, à l’affectivité et à la manière d’agir en limitant les opportunités de les utiliser. Ces aptitudes sont pourtant nécessaires pour que les prisonniers puissent éventuellement gérer la liberté. Au contraire, l’incarcération fait naître, à la longue, un besoin d’être encadré et dirigé. Après une sentence de longue durée, un prisonnier « se plait dans [son] environnement [carcéral] », comme le soutient Vincent. De plus, les prisonniers ont tellement été gardés inactifs à l’intérieur de cet environnement qu’ils peuvent en devenir dépendants. Denis souligne qu’à force d’avoir été

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maintenus dans un mode de vie inactif physiquement, mentalement et socialement, les prisonniers vieillissants ont perdu « contact avec leur vie intérieure, avec leur vie sociale […], avec leurs habiletés, avec leur talent […] avec leurs émotions […] avec leur capacité à prendre des responsabilités ». Bref, ils ont perdu contact avec eux-mêmes, car le SCC les prend en charge globalement pendant longtemps comme s’ils étaient « incapables de faire quelque chose par eux-mêmes et de prendre leurs propres décisions », exprime Denis. Conséquemment, ils développent le besoin d’être pris en charge pour se mobiliser : ils deviennent immatures. Denis relate qu’il y aurait plusieurs « gars que tu ne peux pas amener au [pénitencier à sécurité] minimum, pas parce qu'ils ne seraient pas capables d'y aller, parce que dans leur tête, ils ne sont pas capables de gérer la liberté ». Pour étayer l’argument selon lequel la prison rend les prisonniers incapables de gérer la liberté, Denis décrit l’expérience typique des prisonniers libérés : « ils ne sont pas capables d'aller se coucher à l'heure [qu’ils veulent] : « Il ne me dit pas d'aller me coucher! » [Ils attendent le signal]. Non, tu y vas quand tu as le goût d'y aller ». Donc, en plus de ne pas permettre l’acquisition de ressources personnelles favorables à l’insertion sociale, les analyses suggèrent que la prison inhibe les capacités à l’autodirection des prisonniers.

Cette conclusion est tout à fait paradoxale, car les services correctionnels sont censés préparer leurs résidents à vivre librement en communauté, mais Pierre explique que « le problème c’est que quand on vieillit dans un environnement quelconque, on adapte notre mode de vie au mode de survie de l’endroit » et que le mode de vie en prison est complètement différent de celui qui prévaut en communauté. Les hommes engagent donc des habitudes de vie (ex. stratégies de survie) complètement différentes de celles qui seraient utiles à l’insertion sociale en communauté. En survivant aussi longtemps en prison, même les connaissances de soi qui sont acquises en vieillissant se précisent par rapport à ce contexte particulier. À ce sujet, Jules partage l’exemple suivant :

si toi tu es anorexique, rendu à cinquante- soixante ans, tu sais comment gérer ça. Tu reconnais les « trigger », mais cela serait différent si tu étais dans une prison de femmes pendant trente- quarante ans. Tu aurais compris ton problème de façon différente. Peut-être que ça t’aurait aidé à survivre en dedans d’être maigre et tout. Tandis que ça ne s’applique pas à l’extérieur, ou ça s’applique de façon différente.

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Cet exemple illustre pourquoi, quand les hommes arrivent en communauté, ces connaissances ne sont plus nécessairement adaptées. Le mode de vie en prison ne correspond pas à la « réalité » dans laquelle ils se retrouveront une fois libérés dans une communauté où les agents du service correctionnel s’attendront, notamment, à ce qu’ils prennent leurs responsabilités. Avant d’être libérés, et tout au long de leur incarcération, les prisonniers ont besoin d’être informés et assistés pour apprivoiser les changements communautaires desquels ils sont préservés pendant l’incarcération et créer de nouveaux ancrages comportementaux par la pratique : « sinon, ils payeront [de leur liberté] pour apprendre », dit Pierre. Autrement dit, à défaut d’un tel apprivoisement ils parviendront difficilement à s’adapter à la vie en communauté et pourront choisir de briser une condition pour retourner en prison. Pour que le passage en prison soit réhabilitant, les agents du système correctionnel devraient trouver un moyen de garder les hommes en contact avec l’environnement communautaire ou du moins, créer un environnement carcéral qui y soit le plus analogue possible.