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Pour parvenir à la conclusion qu’un accord d’exclusivité ne peut pas être motivé par des motifs anticoncurrentiels, l’École de Chicago considère une situation stylisée où un fournisseur en place est en concurrence avec des entrants potentiels au moins aussi efficaces pour servir un consommateur représentatif. Son raisonnement repose sur la comparaison du surplus du consommateur dans les deux situations suivantes : lorsqu’il accepte de s’approvisionner en exclusivité auprès du fournisseur en place ; lorsqu’il refuse l’exclusivité et fait appel à un fournisseur alternatif.

Dans le premier cas, l’exclusivité confère au fournisseur en place une posi- tion de monopole, qui lui permet de fixer un prix plus élevé et de s’octroyer une partie du surplus de l’acheteur. Dans le second, la concurrence entre fournisseurs conduit à un prix inférieur, proche des coûts de production, ce qui profite à l’acheteur. Ce dernier ne voit donc aucun intérêt à accepter l’obligation d’exclusivité d’achat, à moins que le vendeur ne le dédommage pour la perte de surplus correspondante. Or, le fournisseur bénéficiant de l’exclusivité voit certes ses profits augmenter, mais pas en proportion suf- fisante pour offrir une telle compensation. En effet, la hausse du prix s’ac- compagne d’une diminution de la quantité demandée, ce qui crée une perte sèche et réduit le surplus à se partager : le profit gagné par le vendeur est nécessairement inférieur au surplus perdu par l’acheteur. Le vendeur n’est donc pas en mesure d’offrir une compensation à l’acheteur pour le surplus auquel il renonce en signant l’exclusivité. L’École de Chicago en conclut que les accords d’exclusivité observés en pratique induisent nécessairement des gains d’efficience bénéficiant aux deux parties au contrat.

La littérature récente a montré les limites de cet argument. En premier lieu, il n’est pas valide lorsque l’entrée sur le marché implique un coût fixe et que les nouveaux entrants doivent se constituer une base suffisante de clientèle pour opérer profitablement. Dans ce cas, les obligations d’exclusivité impo- sées par l’entreprise dominante, en réduisant la proportion de la demande que peut approvisionner un fournisseur concurrent, ont un effet direct de verrouillage du marché. Chaque acheteur, individuellement, aurait intérêt à l’entrée de concurrents efficaces, mais préfère accepter l’exclusivité, même en échange d’une compensation modeste : en acceptant l’exclusivité, cha- que acheteur contribue à réduire la probabilité d’entrée d’un concurrent efficace, exerçant ainsi une externalité négative sur les autres acheteurs. L’entreprise en place peut, en exploitant le défaut de coordination des ache- teurs, distordre la structure de marché à son profit, aux dépens des ache- teurs. L’effet de verrouillage est d’autant plus important que les acheteurs

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sont dispersés et que les coûts fixes d’entrée sont élevés176. Il est renforcé

lorsque les contrats arrivent à échéance à des dates différentes pour cha- que acheteur, ce qu’on retrouvera également dans les décisions présen- tées ci-dessous. Ce mécanisme peut jouer pour des activités bénéficiant d’externalités de réseau, dès lors que l’entreprise dominante empêche ses concurrents d’atteindre la taille critique nécessaire à leur pérennité. En deuxième lieu, l’argument général de l’École de Chicago ne prend pas en compte les aspects stratégiques des relations verticales lorsque l’ache- teur est un distributeur qui revend le produit, situation que l’on retrouve souvent dans les affaires traitées par le Conseil. En effet, lorsque l’ache- teur intermédiaire évolue sur un marché au moins partiellement concur- rentiel, ses profits décroissent avec l’intensité de la concurrence à laquelle il est soumis. En cas d’exclusivité, le fournisseur peut mettre en place des conditions commerciales (prix de gros) qui augmentent le total des profits réalisés sur le marché par le fournisseur et ses distributeurs. Adéquatement redistribués entre les parties de la chaîne verticale, ces gains sont suffi- sants pour inciter les distributeurs à accepter l’obligation d’exclusivité d’approvisionnement. Ainsi, l’exclusivité conduit à une hausse des profits de la chaîne verticale que forment vendeur et acheteurs, aux dépens des consommateurs finals qui, eux, supportent une hausse des prix de détail. Cet effet est d’autant plus fort que la concurrence entre les distributeurs est intense et que les prix seraient bas en l’absence d’exclusivité177. La lit-

térature économique sur les relations verticales a, par ailleurs, montré que certains accords d’exclusivité, lorsqu’ils n’ont pas d’effets d’exclusion, peu- vent avoir des effets collusifs, sous la forme d’une réduction de la concur- rence intermarque. Ainsi, l’exclusivité territoriale, qui a pour conséquence mécanique de supprimer la concurrence intramarque dans une zone de chalandise donnée, peut en outre réduire les incitations des fabricants à se

faire concurrence agressivement178.

En troisième lieu, les contrats de long terme peuvent introduire des « swit-

ching costs » artificiels qui figent les parts de marché. L’effet de verrouillage

des contrats dépend en effet non seulement de la durée d’engagement contractuelle, mais aussi des modalités précises de sortie ou de reconduc- tion (pénalités financières de sortie anticipée, reconduction tacite, etc.). Une entreprise concurrente, pour attirer des acheteurs, devra leur offrir une compensation pour ces coûts de sortie. Les clauses de résiliation coûteuses réduisent ainsi les incitations des acheteurs à changer de fournisseur. La littérature économique a montré que les clauses de ce type peuvent per- mettre à une entreprise dominante de bloquer l’entrée de concurrents plus efficaces qu’elle179. En accord avec ces résultats, le Conseil prend soin d’ap-

précier les possibilités de résiliation des contrats, qui déterminent la flui- dité, ou au contraire la viscosité, du marché concerné.

176. E. B. Rasmusen, J. M. Ramseyer et J. S. Wiley, « Naked exclusion », American Economic

Review, vol. 81 (5), 1991.

177. J. M. Abito et J. Wright, « Exclusive dealing with imperfect downstream competition »,

International Journal of Industrial Organization, vol. 26 (1), 2008.

178. P. Rey et J. Stiglitz, « The role of exclusive territories in producers’ competition », RAND

Journal of Economics, vol. 26 (3), 1995.

179. P. Aghion et P. Bolton, « Contracts as a barrier to entry », American Economic Review, vol.

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Études thématiques

Au total, la théorie économique récente établit le manque de robustesse de la conclusion de l’École de Chicago et explique comment des clauses d’exclusivité et des dispositions contractuelles dissuadant l’acheteur de changer de fournisseur peuvent, dans différentes configurations de mar- ché, être utilisées à des fins anticoncurrentielles.

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