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À la différence des mesures ordonnées en référés sur le fondement du Code de procédure civile, les mesures conservatoires prises en vertu de l’article L. 464-1 doivent répondre à une atteinte revêtant de façon cumulative un caractère de gravité et un caractère d’immédiateté.

L’exigence d’une atteinte grave

La gravité des pratiques et la gravité de l’atteinte

L’exigence d’une atteinte grave à l’entreprise plaignante ou à un secteur empêche tout d’abord le Conseil de se fonder uniquement sur la gravité des pratiques pour octroyer des mesures conservatoires, même si la gra- vité de ces dernières est caractérisée. L’urgence justifiant l’octroi de mesu- res conservatoires est en effet avérée en cas d’atteinte au libre jeu de la concurrence.

Certaines questions auraient pu se poser à ce sujet à la suite d’un arrêt de la cour d’appel de Paris du 29 juin 1998. En l’espèce, la société Lyonnaise des Eaux (SLE) avait refusé de communiquer à ses concurrentes les condi- tions de vente de l’eau produite, indispensable à l’accès au marché de la délégation du service public de la distribution de l’eau qu’elle est seule à

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détenir. La cour réforme la décision du Conseil selon laquelle il n’était pas établi que les pratiques dénoncées portaient une atteinte grave et immé- diate au secteur. Elle estime en effet que le refus de la SLE de communi- quer les conditions de vente « constitue, en raison de sa nature même, une

atteinte grave et immédiate à l’économie en général et à celle du secteur intéressé, dès lors, d’une part, qu’il empêche les sociétés consultées par les communes pour la délégation du service public de la distribution de l’eau, autres que la société SLE, d’élaborer des offres utiles et, par voie de conséquence, ne permet pas à la concurrence de s’exercer de manière effec- tive, d’autre part, [...] qu’il dissuade les candidats potentiels de concourir en raison des difficultés rencontrées pour l’obtention des données néces- saires relatives au prix d’acquisition de l’eau93». Même si l’atteinte à la

concurrence et au secteur est en l’espèce détaillée, la cour indique que les pratiques commises portent en elles-mêmes une atteinte grave et immé- diate. Cette précision semble établir que la gravité des pratiques démon- tre la gravité de l’atteinte.

Les arrêts ultérieurs de la cour ne reprennent cependant pas cette motiva- tion ambiguë : « Il appartient au Conseil, précise un arrêt rendu peu après,

de vérifier [...] si l’atteinte alléguée est de nature à justifier les mesures conservatoires demandées94. »

C’est ainsi qu’une pratique grave mais dont l’effet sur la concurrence n’est pas démontré ne peut suffire à caractériser les conditions exigées pour l’octroi de mesures conservatoires.

Dans l’arrêt société 20 Minutes France du 21 septembre 2004, la cour d’ap- pel a confirmé la décision 04-D-40 par laquelle le Conseil avait rejeté la demande de mesures conservatoires présentée par la société 20 Minutes France. Celle-ci, éditrice d’un quotidien diffusé gratuitement, financé exclu- sivement par la publicité, avait dénoncé le refus de l’association EUROPQN d’intégrer sa publication dans une étude mesurant l’audience de la presse quotidienne nationale et constituant un outil de référence pour les profes- sionnels de l’achat d’espaces publicitaires. Elle avait demandé, à titre conser- vatoire, qu’il soit enjoint à l’association d’inclure son journal dans cette étude. La cour a confirmé l’analyse du Conseil qui avait estimé qu’aucune atteinte grave et immédiate à l’entreprise n’était démontrée. Si les consta- tations du Conseil rendaient probables des incidences concurrentielles et financières, les éléments comptables produits par la requérante, purement hypothétiques et prospectifs, ne permettaient pas d’en établir le montant. Par ailleurs, la pérennité de l’entreprise n’était pas menacée, eu égard à la très forte progression du chiffre d’affaires constatée au cours des derniè- res années et aux prévisions optimistes émanant de la société elle-même. Il apparaissait que les pertes enregistrées par la société étaient essen- tiellement les conséquences de sa stratégie commerciale. « La société

20 Minutes France, précise la cour, se borne à faire état de la gravité des pratiques dénoncées et d’un manque à gagner, tous éléments impropres

93. Soulignement ajouté.

94. CA Paris, 25 février 1999, Toffolutti. Voir également CA Paris, 30 mars 2000, société 9

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à caractériser l’une quelconque des conditions susvisées », nécessaire au

prononcé de mesures conservatoires95.

La gravité de l’atteinte portée à l’entreprise plaignante

Lorsque la pratique porte atteinte à l’entreprise plaignante, l’appréciation du caractère de gravité de l’atteinte est restrictive, la procédure d’urgence n’étant pas destinée à compenser un manque à gagner.

La pratique décisionnelle et la jurisprudence montrent que l’atteinte doit mettre en péril l’existence même de l’opérateur, ce qui constituerait une perturbation pour le marché96. Il est ainsi rappelé de façon constante qu’un

simple manque à gagner pour l’entreprise saisissante est insuffisant pour caractériser l’atteinte grave et immédiate97. Ceci signifie en d’autres ter-

mes que l’atteinte de l’article L. 464-1 ne peut être assimilée au simple pré- judice subi de nature à fonder une action en responsabilité.

Il peut par ailleurs être tenu compte du comportement de l’entreprise plai- gnante dans l’appréciation de l’atteinte à ses intérêts.

Le Conseil a par exemple estimé que les conditions du prononcé de mesu- res conservatoires, qui auraient consisté à suspendre la commercialisation, par la société UGC Ciné-Cité, de la carte « UGC Illimitée » n’étaient pas rem- plies. Le risque grave et immédiat allégué était celui d’un transfert de la clientèle des spectateurs parisiens les plus assidus vers les salles UGC au détriment des salles indépendantes ainsi menacées dans leur existence. Outre les éléments relatifs à l’évolution du marché, le Conseil a constaté que les sociétés saisissantes n’avaient donné aucune suite aux proposi- tions relatives à une extension aux exploitants indépendants du bénéfice de la carte. Dans ces conditions, aucune atteinte grave et immédiate aux

entreprises saisissantes n’a été considérée comme établie98.

Le Conseil a de même considéré comme non fondée la demande de mesu- res conservatoires de la société Wappup.com tendant à ce qu’il soit interdit à France Télécom et à SFR de commercialiser des appareils de téléphonie mobile de type WAP verrouillés tant sur le portail du fournisseur d’accès internet que sur la passerelle des opérateurs ou de leur filiale. Parmi les éléments démontrant l’absence d’atteinte grave et immédiate, le Conseil a notamment relevé que la société Wappup n’avait fourni aucun effort com- mercial pour persuader les utilisateurs de téléphones dotés de la fonction- nalité WAP de recourir à son portail d’accès à internet99.

Plus récemment, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi exercé à l’encon- tre d’un arrêt de la cour d’appel qui avait refusé d’accorder à la société Messageries lyonnaises de presse (MLP) un accès à titre conservatoire au

95. Voir également décision 99-MC-11. Le Conseil, après avoir indiqué que, prima facie, il n’était pas

exclu que la pratique tombât sous le coup de l’article 8 de l’ordonnance de 86, a rejeté la demande de mesures conservatoires pour défaut de preuve d’une atteinte grave et immédiate.

96. CA Paris, 9 mai 2006, SAEM-TP ; 28 janvier 2005, Orange Caraïbe ; Cons. conc., décision

99-MC-08.

97. CA Paris, 12 avril 2005, société Export press ; 21 septembre 2004, société 20 minutes ; 16 juillet

2002, Pharmajet ; 14 mars 2002, Canalsat ; 14 décembre 1999, planète cable ; 4 septembre 1996, Reebok France SA ; Cons. conc., décisions 06-D-27 et 04-D-45.

98. Décision 00-MC-13. 99. Décision 00-MC-17.

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tronc commun du logiciel Presse 2000, qui sert aux dépositaires pour le suivi de la distribution de la presse par les marchands de journaux, utilisé par les sociétés concurrentes. La Cour avait en effet relevé que les MLP étaient en mesure matériellement et financièrement de concevoir un logi- ciel équivalent à Presse 2000100.

L’exigence d’une atteinte immédiate

L’atteinte justifiant l’octroi de mesures conservatoires doit revêtir un dou- ble caractère de gravité et d’immédiateté. Le caractère d’immédiateté, nous l’avons vu, est apprécié par le Conseil de telle manière que la procédure de mesures conservatoires puisse être un outil de prévention des atteintes. Cette appréciation ne dispense cependant pas le Conseil de vérifier le carac- tère d’urgence accompagnant l’atteinte alléguée. L’existence d’une atteinte justifiant l’octroi de mesures conservatoires est ainsi concrètement appré- ciée, en considération de l’urgence.

L’urgence d’une situation est indépendante du caractère limité dans le temps de la pratique. La Cour de cassation a en ce sens cassé l’arrêt réformant la décision du Conseil et rejetant la demande de mesures conservatoires en raison du fait que la pratique dénoncée, faisant obstacle à l’ouverture du

marché à de nouveaux entrants, était limitée à une année101.

Inversement, une atteinte établie depuis plusieurs années ne caractérise en principe plus une situation d’urgence nécessitant le prononcé de mesures conservatoires. Une entreprise qui s’accommode depuis longtemps des comportements du groupe NMPP dans le secteur de la vente au numéro de la presse nationale – les prix proposés par les dépositaires, filiales des NMPP, étant présentés comme excessifs, discriminatoires et générateurs d’un effet de ciseau tarifaire – ne démontre pas le caractère d’urgence ou l’atteinte à la concurrence ou à ses intérêts102.

Le Conseil a de même estimé que des pratiques de nature à porter atteinte aux intérêts des consommateurs et au secteur ne justifiaient cependant pas le prononcé de mesures conservatoires, dès lors que la date de rupture contractuelle susceptible d’être constitutive d’un abus de position domi- nante avait été repoussée par le juge des référés103.

Enfin, si le Conseil peut tenir compte d’une atteinte imminente pour justifier l’octroi de mesures conservatoires, il est acquis qu’une atteinte hypothéti- que ne saurait justifier le prononcé de mesures conservatoires. Un « sim-

ple risque hypothétique sur la pérennité d’une entreprise ne suffit pas à démontrer une atteinte grave et immédiate à l’intérêt de cette dernière ni à celui des consommateurs104».

100. Cass. com., 20 février 2007, MLP.

101. Cass. com., 12 février 2002, SA Scan coupon.

102. Décision 04-D-45 du 16 septembre 2004, confirmée par l’arrêt du 12 avril 2005, société

Export Press.

103. Décision 03-D-59. Sur l’absence d’urgence en raison de l’intervention préalable du juge des

référés, voir également décision 00-MC-17.

104. Décision 03-D-41, § 85.

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Dans ce dernier cas, c’est tant le défaut d’une atteinte grave et immédiate qui empêche la procédure d’urgence d’aboutir, que le défaut de lien de cau- salité entre les pratiques dénoncées et l’atteinte alléguée.

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