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Chapitre 2 : Un cas d’inculturation du christianisme en contexte africain

2.3 Les courants théologiques de l’inculturation

L’inculturation est un chantier dans lequel l’activité se déploie selon différents courants théologiques. Il en est ainsi principalement des pays en voie de développement dont la culture a connu un choc pendant la première évangélisation. Nous allons passer en revue quatre courants qui s’affrontent et se complètent pour illustrer les choix possibles dans notre propre démarche : la théologie de la reconstruction, la théologie de l’inculturation dogmatique, la praxis de l’inculturation et la théologie de la

31 A. J. Smet, « Le père Placide Tempels et son œuvre publiée », dans Revue Africaine de théologie, vol. 1,

numéro 1, avril, Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa, 1977, p. 77.

32 Nathanaël Yoavi Soédé, Sens et enjeux de l’Éthique. Inculturation de l’Éthique chrétienne, UCAO,

Abidjan (Côte d’Ivoire), 2005, p. 21-13. L’auteur démontre que les contacts des cultures d’Afrique et d’Europe du bassin de la Méditerranée est la possible source de similarité des éléments éthiques rencontrées dans la plupart des cultures anciennes influencées par les pensées pharaoniques.

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libération. Nous terminerons en précisant le type d’inculturation privilégiée dans notre thèse.

2.3.1 La théologie de reconstruction

Soutenu par le professeur Kä Mana, ce courant appelle à une reconstruction globale de la vie africaine tant mentale que matérielle. Le professeur Kä Mana considère que la théologie africaine, surtout l’inculturation est dans une léthargie et un silence qui la rend plus traditionnelle. Cet échec est dû à « un manque de lucidité dans l’analyse du contexte de la défaite de l’Afrique ainsi qu’à un aveuglement manifeste sur les tâches de l’Église pour la reconstruction du continent »33. L’Église doit donc formuler une

théologie de la reconstruction dont la première étape doit viser une restauration des mentalités et des attitudes et une responsabilisation de l’ensemble de la population. Il est entendu que certaines pratiques ou valeurs du passé, notamment culturelles, s’intégreront dans ce processus d’invention du futur. Dans cette façon particulière de faire l’inculturation, Kä Mana propose une nouvelle évangélisation qui apporte au christianisme universel un ferment africain, à la manière africaine de concevoir la vie34. La visée de la théologie de reconstruction est de « montrer comment, dans la révélation biblique […] par la gestion des crises, il [Dieu] définit un ensemble de sillons théoriques qui peuvent orienter notre destinée et permettre aujourd’hui à l’Afrique de penser sa reconstruction de manière féconde »35.

La reconstruction des mentalités ne va pas sans difficulté dans ce processus d’inculturation. La situation en Afrique de l’Est, par exemple, montre que l’inculturation est marquée par deux approches fondamentales36 qui s’effectuent à différents niveaux au

33 Ka Mäna, G., Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris, Karthala, 1994,

p. 34, cité par André Kabasele Mukenge, La théologie africaine à l’aube du nouveau siècle, 2005, p. 3. http://www.afrikanistik-online.de/archiv/2005/79, (consulté le 2 oct. 2012).

34 Kä Mana, La nouvelle évangélisation, p. 130-133.

35 Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise. Christianisme et reconstruction de l’Afrique, Paris,

Karthala 1993, cité par Hilaire Djungadeke Pesse, Le leadership de Néhémie comme paradigme pour la

reconstruction en République démocratique du Congo, Thèse, Université de Montréal, 2008, p. 8.

36 Laurenti Magesa, « The futur and the present of inculturation in Eastern Africa » dans Peter Turkson,

Frans Wijsen (dir.), Inculturation: abide by the otherness of Africa and the Africans, p. 60-63. Le processus d’inculturation exige une attention et de faire une herméneutique rigoureuse de tous les éléments intégrés dans la rencontre de l’Évangile avec les coutumes et éviter de tomber dans le syncrétisme.

sein de l’Église. L’approche de l’inculturation officielle, développée dans les milieux académiques, se montre réfléchie, déductive et analytique. L’inculturation qui s’y élabore ne parvient pas à s’enraciner dans les populations locales. La seconde approche est celle d’une inculturation populaire qui naît d’une façon plus intuitive et spontanée. Cette forme d’inculturation rencontre davantage l’âme africaine dans ses espoirs, ses angoisses et peines, dans les difficultés et les succès de la vie quotidienne. Cette approche est intégrative de l’histoire et de la mémoire collective africaine. Les valeurs traditionnelles de leurs cultures sont associées à celles reçues de la foi chrétienne. La majorité de chrétiens Africains vivent en effet un christianisme populaire. La vie chrétienne est menée selon une tradition chrétienne reçue et une tradition africaine vécue quotidiennement. À ce niveau de l’inculturation populaire, l’Évangile est vécu avec une certaine ambiguïté, souvent marqué par le schéma Dieu - Famille - ancêtres - Jésus Christ - Esprit37. Le défi serait d’amener ces deux types d’inculturation à dialoguer pour parvenir à une forme d’inculturation qui soit acceptable du point de vue théologique tout en étant profondément pénétrée des valeurs africaines.

2.3.2 La théologie de l’inculturation dogmatique

Dans la rencontre de l’Évangile et la culture, le dogmaticien Santedi Kinkupu souligne la nécessité d’une inculturation dogmatique comme appropriation des énoncés de foi de l’Église. Les concepts clés utilisés dans la formulation dogmatique peuvent être modifiés dans la perspective d’une pluralité dogmatique qui doit recourir à de nouvelles formulations pour que le sens reste le même. Dans toutes ces démarches, l’inculturation devient une appropriation créatrice et exige une inventivité aussi créative38. Dans cette dynamique, la culture est ouverte à l’évolution et le sens peut changer seulement pour trouver les nouvelles manières de l’exprimer. C’est ainsi que dans le rituel inculturé, le sens symbolique change, et le concept prend une nouvelle signification liée aux nouvelles fonctions. Par exemple dans le rituel de réconciliation, le

37 Ibidem.

38 Santedi Kinkupu, Dogme et inculturation en Afrique : perspectives d’une théologie de l’invention, Paris,

Karthala, 2004, p. 190-191. L’Abbé Santedi est secrétaire du Conseil épiscopal des Évêques Catholiques de RD Congo. Ce livre est une reprise partielle de la thèse portant sur la relecture critique de ce qui s’est passé autour du modernisme et sur la question du dogme selon Édouard Roy.

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sang et l’eau prennent une signification particulière lorsqu’ils ont la fonction de canaliser et d’apaiser la colère et les tensions sociales.

Le professeur Santedi Kinkupu propose donc l’inculturation de la foi, parce que le modernisme pose des questions réelles sur la proposition de la foi dans un monde dont la culture est profondément dynamique. Les théologiens enracinés dans les contextes différents doivent mettre à profit une inventivité créative pour faire œuvre d’inculturation authentique, pensée à partir de la diffusion de l’Évangile dans l’ensemble du corps ecclésial39. Dans cette perspective,

« La dynamique d’inculturation n’aboutit pas à l’enfermement dans sa culture. Elle n’aboutit pas au relativisme selon lequel à chaque culture son expression de foi. Elle est transculturelle : chaque expression de foi contextualisée est appelée à aller à la rencontre des autres, à se confronter à elle, à s’y purifier et à forcer les autres à se transformer»40 .

2.3.3 Un courant pratique, la praxis de l’inculturation

Pour plusieurs penseurs africains, la théologie de l’inculturation est une « orthopraxis chrétienne ». Dans cette perspective, des croyants s’engagent activement, au nom de leur foi, au lieu de passer sous silence les problèmes qui accablent la société, tels que la pauvreté, l’oppression des masses africaines et autres41. Pour eux, l’inculturation doit affronter les défis socio-économiques et politiques de l’Afrique. Comme l’indique Santedi Kinkupu, « la praxis correcte est celle qui est humanisante et qui met l’accent sur la vie des communautés42 ». La vie, tel est l’objectif recherché par l’inculturation; la mission de l’Église est en effet de faire naître les êtres humains à la vie divine qui en fait des enfants de Dieu.

Cette praxis de l’inculturation a ainsi une dimension éthique. En intégrant l’Évangile dans leur culture, les membres de l’Église apprennent à mettre en œuvre l’amour réciproque des fils de Dieu dans leur vie quotidienne. C’est de cette façon que les communautés chrétiennes d’Afrique pourront s’approprier le message révélé inculturé.

39 Ibidem. 40 Ibidem.

41 Santedi Kinkupu, « Le paradigme de l’inculturation », p. 183. 42 Ibidem, p. 185-186.

2.3.4 La théologie de libération

On doit le concept de « théologie de libération » au péruvien Gustavo Gutiérrez et au brésilien Leonardo Boff. Le Père Gustavo Gutiérrez, prêtre désigné pour travailler dans une communauté chrétienne des pauvres, développe cette réflexion qui engage une protestation devant la dignité humaine foulée aux pieds. Il lutte ainsi contre la spoliation dont la majorité des hommes est victime. Il fortifie un amour qui libère, la construction d’une nouvelle société, juste et fraternelle43. En élaborant une pensée fondée sur la solidarité, il développe une spiritualité qui marque une préférence pour les pauvres44.

En rapport avec la théologie de libération, née dans les circonstances de lutte pour la liberté en Amérique latine, « l’inculturation se veut un combat radical pour affronter le colonialisme aux effets néfastes »45. Dans leur vie pratique, les chrétiens des pays pauvres luttent pour obtenir l’unité des chrétiens dans cette liberté partout au monde. Ce courant de l’inculturation de la libération a vu le jour aussi ailleurs dans certains milieux défavorisés suite aux injustices sociales, tel que l’apartheid en Afrique du sud. L’inculturation est ainsi perçue comme une pratique spirituelle qui libère les humains des entraves déshumanisantes.