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Chapitre 5 : Une enquête sur les processus et rites de réconciliation dans la société

5.2 Analyse et interprétation des données : synthèse des réponses

5.2.2 Groupe des responsables religieux

Un second groupe comportait des prêtres catholiques et des pasteurs protestants y compris des personnes non originaires de l’ethnie luba, professeurs ou individus ayant une responsabilité pastorale. Ils ont été sélectionnés en fonction de notre intérêt pour l’inculturation et la possibilité de réinterpréter des rituels traditionnels et de les intégrer dans la vie de l’Église. Du point de vue théologique et pastoral, ils ont décrit les pratiques traditionnelles de réconciliation en rapport avec le passé, la situation actuelle et leur avenir dans l’Église ainsi que dans la société contemporaine.

a. Situation ancienne du processus de réconciliation

Les interlocuteurs religieux ont décrit la situation passée des pratiques traditionnelles de réconciliation de la même manière qu’au groupe précédent (B1). Les conflits ou violences étaient courants entre humains, mais elles se résolvaient par le processus de réconciliation (B2-1). Ce genre de processus était fréquent et permanent dans plusieurs sociétés traditionnelles africaines.

Le chef de famille, du clan ou du village était la seule autorité morale qui réglait ces genres de conflits dans les communautés (B4-2). Ces responsables étaient écoutés et leurs démarches acceptées par la communauté à cause de la considération qu’on leur accordait comme représentants des ancêtres.

Dans la société traditionnelle, l’ensemble de la vie sociale avait un caractère inclusif. Cet élément avait une grande valeur dans le processus de réconciliation. Celui-ci intégrait les offenseurs et les victimes pour permettre l’équilibre dans la gestion du conflit. Les démarches se faisaient dans le respect de l’autre avec amour et dans la vérité.

La réconciliation se faisait aussi avec les morts conformément à la vision du monde des sociétés traditionnelles. Les morts autant que d’autres acteurs invisibles étaient en contact avec les vivants et le monde visible. Le processus de la réconciliation devait se faire même après la mort d’un proche avec qui on avait eu un conflit. On considérait cette démarche comme essentielle pour rétablir les bonnes relations dans

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l’ensemble de la famille, incluant ses morts. Le défunt était représenté par les membres de la famille. L’Église chrétienne a rejeté ces pratiques de réconciliation avec les morts. À son point de vue, les morts n’affectaient plus la vie de la communauté. Il était donc inutile de se réconcilier avec eux.

En considérant les éléments qui entraient en jeu, la réconciliation n’était pas un acte isolé, mais un long processus englobant toutes les étapes nécessaires à la résolution des conflits12. On y procédait avec toute patience, depuis la prise en conscience du conflit jusqu’au dénouement final, marqué par des festivités de réjouissance communautaire. Ce point de vue rejoint celui de Bloomfield. Il écrit en effet qu’un processus de réconciliation, étant large et à long terme, ne doit pas être improvisé; il exige suffisamment de temps13.

b. Situation actuelle du processus de réconciliation

Selon le témoignage des religieux, les pratiques anciennes de réconciliation se font encore aujourd’hui, malgré quelques abandons. Bien que l’Église eût visé et décidé à abroger ces pratiques anciennes de réconciliation, on les rencontre dans diverses communautés sociales (B2-4). Elles se font à l’abri des yeux des gens, soit par honte ou par crainte de l’Église et de l’État.

Dans la vie courante, la médiation est assurée par les sages ou anciens de la famille, du clan ou du village. Au sein de l’Église, cette responsabilité est assumée par le pasteur. En parallèle, les gens consultent aussi des personnes considérées comme douées d’une grande sagesse. Toutefois, c’est au pasteur que revient l’autorité de conduire le processus. Par manque de modèle commun structuré, chaque communauté locale trouve sa propre manière de mener la médiation et de résoudre les conflits. Mais la plupart des démarches actuelles sont influencées par le processus traditionnel.

12 B1-1, prof Kajoba Kilimbo Kipai, Université Méthodiste au Katanga, Faculté de théologie, Mulungwishi. 13 David Bloomfield, La réconciliation après un conflit violent : Un manuel, Stockholm, IDEA, 2004.

Résumé de la synthèse de la publication IDEA (International Institute for Democracy and Electoral Assistance). http://www.idea.int/publications/reconciliation/upload/policy_summary_fr.pdf. Consulté le 04 janvier 2014.

Le monopole de la gestion du processus de réconciliation est une matière qui suscite encore la concurrence entre le pouvoir civil, religieux et coutumier. Chaque pouvoir réclame détenir le privilège de résoudre les problèmes de la société. Il élabore empiriquement son propre processus de réconciliation de manière plus ou moins structurée. Par conséquent, il manque un modèle de référence qui puisse orienter les diverses communautés sociales dans la résolution de conflits. Cette compétition conduit à une sorte de syncrétisme des méthodes de réconciliation14.

Avec la croissance de centres urbains, l’autorité morale a changé. Encore aujourd’hui en général, un village est sous l’autorité d’un chef coutumier, habituellement un ancien dont le pouvoir est fondé sur la culture et la religion traditionnelles. Mais les villes sont dirigées par des gens qui ont étudié, souvent des jeunes intellectuels dont le pouvoir tient à leur compétence et à leur place dans l’administration et qui ne se soucient pas des coutumes ethniques. Ce changement de type d’autorité a créé une sorte de désorientation des populations urbaines, les laissant parfois sans référence culturelle et sans repère religieux, mais le plus souvent partagés entre deux cultures et entre deux religions (B4-2.). On constate dans ces milieux une réduction du respect à l’égard de l’autorité traditionnelle et des pratiques anciennes.

Toutefois, le groupe interrogé constate qu’il y a une tendance à rechercher la cohésion sociale malgré la diversité des origines ethniques. Il y a dans les centres urbains une concentration de gens provenant de tribus différentes. Ils parviennent toutefois à s’intégrer assez bien dans divers mouvements d’association volontaire, tel que des syndicats de travailleurs. De plus, les populations locales, issues de classe moyenne n’ont pas de difficulté à se réconcilier entre individus et petits groupes sociaux15.

Cependant, les responsables religieux mentionnent la spécificité du modèle de réconciliation de l’Église. Il est davantage intégré dans la mission d’évangélisation. Théologiquement, la mission de l’Église se situe au niveau de la réconciliation des

14 Mwema Kamutete (étudiant en L2, deuxième année de licence, Faculté de théologie, Mulungwishi). 15 Idem. La difficulté commence au niveau régional ou national, lorsque des politiciens et des seigneurs de

guerres sont impliqués dans les violences et des massacres de la population et hésitent de dire une vérité qui permette de conduire à la réconciliation sincère.

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membres comme société des rachetés. Les réconciliés sociaux sont désormais de nouvelles créatures transformées par l’œuvre de la rédemption. Le processus de l’Église est soutenu par l’autorité des Écritures.

Du point de vue pastoral, les démarches de l’Église rejettent les éléments des coutumes africaines et développent un processus chrétien de réconciliation sans pratiques superstitieuses (B2-4). Les conclusions sont applicables par l’ensemble de la communauté ecclésiale. Au sein de son Église, Mgr Kuye-Ndondo16, avant de devenir président de la Commission vérité et réconciliation de la RD Congo, avait initié la réconciliation au bas échelon, entre individus et petits groupes sociaux. Ces expériences de réconciliation ont donc déjà fait leur preuve dans un contexte chrétien.

c. Avenir du processus de réconciliation

Les gens interviewés pensent que l’Église devrait intégrer avec discernement certaines pratiques traditionnelles compatibles avec la foi chrétienne dans un modèle de réconciliation renouvelé et adapté au besoin de différents milieux.

Le processus traditionnel de réconciliation était fiable. Les parties impliquées dans le conflit en connaissaient les démarches et il était applicable à divers niveaux de la société17. La redécouverte de ce processus peut susciter l’intérêt des gens; il est utile qu’ils en comprennent le sens et entrevoient sa valeur18 pour leur avenir. Les caractéristiques de cet ancien processus sont aussi susceptibles de faciliter l’élargissement du modèle qui pourra inspirer le système de gestion des conflits chez les groupes ethniques voisins.

Une actualisation des démarches de réconciliation nécessitera donc un esprit inventif et un renouvellement continu des pratiques. Elle aura recours à la tradition dans

16 B2-3. Mgr Kuye-Ndondo wa Mulemera est l’ancien président de la Commission Vérité et Réconciliation

(CVR) de la RD Congo en 2002. Il est évêque de la Communauté des Églises de Pentecôte en Afrique Centrale, CEPAC. Il avait initié les démarches de réconciliation entre les membres de son Église.

17 B3-1. 18 Idem.

une volonté de restaurer une authenticité culturelle19. Elle le fera cependant avec créativité pour inventer des pratiques nouvelles sans compiler ni copier intégralement le passé.

La réconciliation sous « l’arbre à palabre » est un bon exemple d’élément de la culture traditionnelle, fiable, connu et adaptable à différentes situations. Il peut faire fonctionner la réconciliation au niveau local, régional ou national. Il existe déjà des pratiques et cérémonies trans-ethniques similaires qui sont facilement applicables au niveau local.

Au niveau de grands groupes sociologiques et au niveau régional et national, les démarches impliquent aussi des institutions d’État, de grandes interventions de tous les acteurs sociaux, religieux et politiques (B2-2). Mais l’expérience sud-africaine démontre qu’il est tout de même possible de recourir à la tradition tout en faisant preuve d’inventivité :

« L’Afrique du Sud a fait une invention complexe qui a pu doser le pouvoir judiciaire et le pouvoir moral. Les pratiques traditionnelles doivent être réinventées, renouvelées après une bonne interprétation qui les rend applicables à d’autres groupes ethniques du pays » (B3-3).

Dans une perspective chrétienne, l’Église chrétienne interprète les composantes du processus de réconciliation traditionnel à la lumière de l’Évangile. Les valeurs chrétiennes (amour, serviabilité, hospitalité, etc.) rendent les parties capables de s’accepter l’une et l’autre. Une intégration harmonieuse de la tradition évitera donc l’utilisation des éléments qui pourraient compromettre la foi chrétienne. En s’appuyant sur l’Évangile, l’Église sélectionnera et enseignera les pratiques positives qui peuvent être intégrées et christianisées au sein de la communauté.

19 Les années 1970, le président Mobutu avait lancé en premier le retour à l’authenticité; par la suite, il s’est

rendu compte que c’était un recours aux pratiques traditionnelles et non un retour à la tradition zaïroise (congolaise).

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Cela veut dire également que le processus traditionnel de réconciliation est capable de recevoir du christianisme une dimension nouvelle par l’incarnation de l’Évangile dans les éléments qui proviennent de la culturelle traditionnelle.

Ce processus d’inculturation pourra s’appuyer sur certaines similarités entre la culture africaine et l’Évangile. Dans un contexte africain, où la famille a une grande importance, l’Église chrétienne privilégie l’image de l’Église famille de Dieu. Ce dernier étant le Père de tous, les membres de la communauté chrétienne peuvent y vivre la réconciliation comme s’ils étaient dans leur propre famille. Les responsables religieux des communautés chrétiennes sont considérés comme des représentants de Dieu dont les paroles sont inspirées (A7). Ils sont habilités de jouer le rôle de médiateur. Dans cette Église-famille de Dieu, le symbole du repas communautaire indique la présence de tous les membres autour de Jésus, « Pain de vie ». Toute la famille, représentée par les vivants et les morts, va au-delà de la simple signification sociale traditionnelle. Elle symbolise la dimension théologique du repas pascal, encore quelque peu voilée (A9-3).

La mission chrétienne de réconciliation facilitera l’échange et l’intégration des pratiques anciennes positives approuvées dans la vie de l’Église. À l’issue d’une véritable harmonisation de relations inspirée de l’Évangile, les protagonistes sont transformés et disposés à « reconnaître leurs torts, à abandonner les idées individualistes et à faire passer en priorité l’intérêt général de la population » (B3-1).

On constate aussi que la rencontre des membres de différentes ethnies au sein d’une même Église crée une ouverture des uns aux autres. Toutes les ethnies sont actuellement ouvertes à l’Évangile. En expérimentant à l’interne la résolution des conflits interethniques, l’Église développe ses capacités de contribuer à résoudre de tels conflits dans la société en général.

Le succès des démarches de l’Église dans la dimension sociale de réconciliation dépend aussi de la religion dominante du milieu. Le christianisme est dominant dans la région des Baluba. Ses membres peuvent influencer la mission de réconciliation et de dialogue interreligieux (B4-4). Dans divers milieux, les Baluba chrétiens, musulmans ou

traditionalistes collaborent et dialoguent fructueusement. Ils se rencontrent pour discuter des problèmes d’intérêt communautaire et cherchent des solutions faisant consensus.

L’ensemble de ces réflexions démontre que les perspectives d’avenir sont excellentes pour un modèle chrétien de réconciliation inspiré de la tradition. On attend de l’Église non seulement qu’elle aménage des relations harmonieuses à l’intérieur des communautés chrétiennes, mais également qu’elle contribue à la résolution des conflits et à la réconciliation dans l’ensemble de la société congolaise.