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Chapitre 3 : Problématique et méthode de la thèse

3.5 Exposé et justification de la démarche

Notre recherche comporte plusieurs dimensions qui requièrent chacune une approche appropriée. Nous avons d’abord fait une enquête de terrain et recueilli le point de vue de divers interlocuteurs sur des questions comme celle de l’étude de la religion traditionnelle et de ses rituels, le processus et le rituel de réconciliation chez les Baluba. Nous avons ensuite étudié les possibilités de les intégrer dans une démarche d’inculturation de l’Évangile et avons enfin évalué les chances de réussite d’un modèle chrétien de réconciliation inculturé dans le contexte congolais.

Nos entrevues se sont faites auprès de trois groupes de participants. Le premier était constitué de membres de l’ethnie luba, répartis en deux types. Nous avons interrogé d’abord des Baluba vivant dans leur milieu d’origine, où ils demeurent le témoin privilégié de la tradition luba. Nous nous sommes adressés aussi à des Baluba vivant en milieu urbain pour vérifier la permanence des pratiques traditionnelles en dehors de leur espace géographique d’origine. Un second groupe était composé de prêtres catholiques et des pasteurs protestants, qu’ils appartiennent ou non à l’ethnie luba. Nous avons exploré avec eux la question de l’inculturation et la possibilité d’intégrer des pratiques traditionnelles de réconciliation dans la résolution contemporaine des conflits. Un troisième groupe réunissait des gestionnaires politiques de la province du Katanga pour étudier leur implication dans le processus de réconciliation et vérifier si nos propositions pourraient être applicables à d’autres ethnies de la RD Congo.

Pour effectuer les recherches de terrain, nous avons généralement procédé par tables rondes en adoptant une méthode d’entrevues qualitatives inspirée des techniques

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d’entretien semi-structurées, proposé par Gerald Boutin127 : nos questions étaient essentiellement ouvertes, laissant les interviewés exprimer librement leurs idées, leurs opinions et état d’esprit. On trouvera en annexe les différentes questions préparées pour ces trois groupes d’interlocuteurs et quelques précisions sur la procédure d’analyse des données.

Dans le choix des participants, nous avons appliqué les techniques préconisées par Seidman128 pour assurer une représentativité adéquate. Dans une recherche qualitative, le nombre des personnes interrogées est restreint; il ne constitue pas un échantillon représentatif au sens statistique du terme129. Cependant nous avons tenu compte des diversités ethniques et culturelles et des catégorisations des participants (clercs, laïcs, etc.)130. Quant à l’abondance des données, nous nous sommes basés sur un principe de saturation : on admet généralement qu’on a recueilli l’essentiel des données lorsqu’on constate une redondance dans les propos des personnes interrogées131.

Après la cueillette des données de la tradition, nous avons fait une réflexion sur le récit biblique de Genèse 32–33. En nous basant sur une approche narrative centrée principalement sur le déroulement de l’intrigue et la manière dont progresse la réconciliation, nous avons cherché à identifier les éléments qui ont facilité la réconciliation de Jacob et d’Ésaü. Pour faire une appropriation chrétienne de cet épisode, nous avons pensé et interprété ces éléments en fonction des valeurs évangéliques associées à la réconciliation dans deux passages du Nouveau Testament et qui peuvent en fournir les fondements théologiques: les exigences exprimées par Jésus dans une section du Sermon sur la montagne où il commente l’interdit du meurtre (Mt 5. 21-26), et le développement que Paul fait sur la réconciliation en 2 Co 5. 11-21.

127 Gérald Boutin, L’entretien de recherche qualitatif, Les presses de l’Université de Québec, Sainte-Foy,

1997, p. 103.

128 I. E. Seidman, Interviewing as a Qualitative Researches’: A guide for researchers in Education and the

Social Sciences, 2e éd., New York, Teachers College Press, 1988, cité par Gerald Boutin, L’entretien, p. 107.

129 Ibidem, p. 165.

130 Dans nos recherches préliminaires, nous avions retenu un échantillon de 24 participants dont 20 avaient

répondu et participé aux entretiens. La seconde phase de nos entrevues a réuni plusieurs répondants qui venaient soit seul, soit au nombre qui a atteint douze participants à la fois.

Dans la corrélation critique, nous ferons d’abord un discernement et une sélection parmi les éléments traditionnels et bibliques du processus de réconciliation pour les intégrer dans notre proposition. Suivant l’approche de Paul G. Hiebert, les éléments de croyances anciennes et des coutumes traditionnelles132 seront examinés avant leur rejet ou leur acceptation en rapport avec leur signification et leur place dans la culture. Nous les évaluerons à la lumière des normes bibliques. Cette partie de la démarche consistera donc à : 1) rassembler toutes les informations sur les éléments traditionnels du processus de réconciliation ; 2) étudier l’enseignement biblique sur la réconciliation ; 3) évaluer les éléments traditionnels à la lumière de la Bible ; 4) proposer une nouvelle pratique chrétienne contextualisée en intégrant à la fois les éléments traditionnels retenus et les éléments bibliques qui viennent les transformer ou les enrichir.

Notre réflexion sur le récit biblique de Genèse 32–33 est basée sur une analyse narrative qui se situe dans le registre des approches synchroniques. Ces approches concentrent l’attention du lecteur sur le texte dans son état final, tel qu’il se donne à lire133, sans discuter de la valeur historique du récit. Nous chercherons à déterminer les étapes134 de l’intrigue autour de la réconciliation entre Ésaü et Jacob en nous laissant guider par le récit lui-même135. Nous serons attentifs à la voix narrative qui oriente le lecteur en lui donnant les clarifications dont il a besoin pour comprendre le texte136 tout en lui dissimulant certaines informations de manière à le faire coopérer à la construction du sens. La manière de raconter du narrateur incite aussi le lecteur à avoir de l’empathie, de la sympathie ou de l’antipathie à l’égard de Jacob ou d’Ésaü137. La narration pousse aussi le lecteur à s’impliquer lui-même, à imaginer les suites de cette histoire de

132 Paul G. Hiebert, Anthropological insights, p. 183-192.

133 Robert David, Manuel Jinbachian (éd), Traduire la Bible hébraïque : de la Septante à la Nouvelle Bible

Segond = Translating the Hebrew Bible : from the Septuagint to the Nouvelle Bible Segond, Montréal,

Médiaspaul, 2005, p. 394-395.

134 Daniel Marguerat, Yvan Bourquin, Pour lire les récits bibliques. Initiation à l’analyse narrative, Paris,

Cerf, 2009, p. 50-61.

135 Pierre Létourneau, « Les méthodes synchroniques-Analyse narrative » (notes du cours THB 6120),

Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal, Hiver 2011.

136 Daniel Marguerat, Pour lire les récits bibliques, p. 139. 137 Ibidem.

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réconciliation et à faire des rapprochements avec sa vie personnelle. Cette approche narrative sera complétée par une appropriation chrétienne du récit.

En élaborant une corrélation critique entre les données des entrevues et les résultats des analyses bibliques, nous proposerons aux Églises et aux organismes impliqués dans les démarches de la réconciliation, un modèle de pratiques actualisées de réconciliation chrétienne pour la société luba, applicable aussi à d’autres ethnies congolaises encore marquées par les pratiques traditionnelles.

3.6 Conclusion

Depuis l’indépendance de la RD Congo en 1960, les sources des conflits sont à peu près les mêmes, entraînées par les mêmes motivations : recherche de la vie pleine, du pouvoir et du mieux-être personnel. Les efforts de réconciliation produisent les mêmes résultats, pour le moins mitigés, à chaque période. Parfois les solutions proviennent de l’extérieur et elles ne correspondent pas à la problématique réelle du pays.

À cause de ces échecs, nous estimons qu’on doit envisager un retour sur l’expérience de la réconciliation dans la société traditionnelle. Il est possible, croyons- nous, de résoudre la plupart de ces conflits de façon durable grâce à une adaptation critique de la tradition par une démarche d’inculturation du christianisme. Dans le modèle traditionnel luba, la résolution des conflits, la réconciliation et l’harmonisation des relations se font dans une logique de la recherche de la vie et du bonheur. Divers éléments du processus (aveux, serments, engagements) contribuent à garantir la cohésion fraternelle et à éviter une nouvelle détérioration des relations communautaires.

Ces pratiques peuvent être éclairées par les Saintes Écritures en vue de leur adaptation au contexte actuel. L’épisode de la réconciliation entre Jacob et Ésaü, similaire à une situation qu’on trouve dans la culture luba, offre un point de rapprochement pertinent. Une réflexion chrétienne à partir de ce récit et des enseignements de Jésus et de Paul permettra d’établir une corrélation entre les éléments essentiels de la tradition et de

l’épisode biblique et de proposer un modèle chrétien inculturé susceptible de conduire à une réconciliation durable après un conflit. Tel est l’ambition de cette thèse.