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Les constructions résultatives en russe ?

2.5 Syntaxe – l(exicale) des constructions résultatives complexes

2.6.2 Les constructions résultatives en russe ?

Le russe n’a pas d’opération de formation productive des composés endocentriques des racines (autrement dit, il paraît être une langue [-TCP]), mais semble permettre (une espèce de) construction résultative complexe. Plus précisément, les verbes préfixés lexicalement ressemblent aux verbes à particule séparable, puisque et les préfixes, et les particules proviennent des prépositions, par hypothèse, têtes des groupes prépositionnels résultatifs ou de trajet P(ath)Ps, avec les compléments DPs Ground nuls, puisqu’incorporés dans les têtes.

(289) a. Ona is-pisala svoju ručku.

she-NOM IZ-write her pen-ACC

“Her pen has run out of ink.” (lit. She has written her pen out (of ink)) b. On pro-pil vsju svoju zarplatu.

he-NOM PRO-drank all his wages-ACC

“He’s drunk his way through all his wages.”

Ces exemples impliquent des préfixes prépositionnels (iz- “out,” pro- “through”), adjoints aux verbes inergatifs d’activité les transformant en accomplissements. Mateu 2008 et 2012 rapproche les verbes préfixés russes et les verbes à particule, en suivant l’analyse de ces constructions en termes de structure lexico-conceptuelle, de Spencer et Zaretskaya 1998, où les préfixes (directionnels) sont traités comme des « prédicateurs noyaux » et les verbes d’activité comme des « prédicateurs subordonnés ». Dans cette analyse, les verbes préfixés, les verbes à particule et les constructions résultatives instancient le même pattern de subordination lexicale (introduit dans Levin et Rapoport 1988 pour les résultatifs anglais), où les préfixes, de pair avec les particules et les prépositions à la tête des groupes résultatifs (c’est-à-dire, les éléments Path/Result), fonctionnent comme des prédicats primaires qui prennent le verbe principal comme un argument. Ainsi, (289a) signifie littéralement « elle a épuisé son stylo (en écrivant) » et (289b) « Il a dilapidé toute sa paye (en buvant) ». De cette manière, le russe a un système d’éléments qui ressemblent aux prépositions et qui sélectionnent les verbes (et, de par leur statut phonologique de préfixes, s’attachent à eux) ; ces éléments sont spécifiés lexicalement comme prenant des objets directs « non-sélectionnés » en (289a et b) comme arguments. De ce point de vue, on peut soutenir qu’en russe, l’information sur le Path/Result est encodé sur la tête du groupe verbale, ce qui en fait une langue à cadre verbal.

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Même si la préfixation lexicale des verbes semble grouper le russe avec les langues germaniques, le russe n’a pas de « plasticité » de l’anglais, langue [+TCP] (due à ce que l’anglais permet l’opération de conflation (par compounding) des racines nominaux avec les verbes nuls), où le même verbe peut apparaître comme un verbe inaccusatif de mouvement dirigé avec un complément directionnel en (290) ou comme un verbe inergatif de manière (pure) de mouvement avec un prédicat résultatif en relation de prédication avec un objet non-sélectionné en (291) :

(290) a. She jumped clear of the lorry.

b. The boy danced away.

(291) a. She danced her feet off.

b. She jumped herself into a frenzy.

Il est à noter que les types de compléments qui se co-produisent (collocate) avec les verbes employés inaccusativement ne se combinent pas avec les emplois inergatifs de ces verbes et vice versa : (292) a. *She jumped herself clear of the lorry.

b. *She jumped into a frenzy.

Le russe n’a donc pas de constructions où, dans les langues germaniques, un verbe de manière (pure) de mouvement conflate (compounds) avec un verbe directionnel nul avec le sens CHANGE/GO et où ce verbe nul sélectionne comme argument une SC/PP de trajet du mouvement. La phrase ‘The boy danced into the room’ serait traduit en russe de la même manière qu’en espagnol, c’est-à-dire, avec l’équivalent russe du verbe entrar accompagné d’un gérondif, adjoint de manière, mais en russe ce sera un verbe obligatoirement préfixé, comme probablement l’est le verbe latin intrare qui a donné entrar.

En russe, les verbes de manière (pure) de mouvement employés dans un contexte de mouvement dirigé sont obligatoirement préfixés lexicalement. Les verbes directionnels de manière de mouvement (directed verbs of manner of motion) comme run ou crawl en (293) seraient traduits en russe par des verbes obligatoirement préfixés, où les préfixes sont homophones avec des prépositions correspondantes. Avec les verbes non-préfixés employés au lieu des verbes préfixés en (294), les groupes prépositionnels auront une (simple) lecture de direction de mouvement, pas une lecture de but.

(293) a. She ran into the shop.

b. The baby crawled under the table.

(294) a. Ona v-bezala v magazin.

she.NOM V-ran into the shop.ACC 'She ran into the shop'

b. Rebenok pod-lez pod stol.

baby.NOM POD-crawled under table.ACC

‘The baby crawled under the table.'

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Ainsi, les verbes inergatifs atéliques d’activité avec une lecture de manière de mouvement ne se transforment pas en russe, contrairement à l’anglais, par un simple ajout d’un groupe prépositionnel en verbes inaccusatifs téliques d’accomplissement avec une lecture de mouvement dirigé. Les préfixes en (294) sont facilement identifiables comme directionnels/locatifs puisqu’ils sont identiques à/homophones avec les prépositions porteuses du même sens (v- ’dans’, pod- ’sous’) des groupes prépositionnels présents (optionnellement) dans les exemples. Comme les exemples anglais en (293), les exemples russes où le sujet change d’emplacement en (294) sont téliques. La direction du changement de lieu est marquée doublement en (294) : par le préfixe et par la préposition, mais le préfixe est obligatoire, tandis que les groupes prépositionnels ne le sont pas, contrairement aux exemples anglais avec la lecture identique, celle d’accomplissement. Les verbes préfixés directionnels de manière de mouvement peuvent exprimer le changement de lieu sans aide d’un adjoint de but, qui ne fait que spécifier la dénotation (abstraite) du préfixe. Sans présence de l’adjoint de but, l’identification du lieu d‘arrivée/de départ se fait en fonction du contexte.

De plus, le russe ne permet pas de prédicats secondaires résultatifs (ni avec les verbes transitifs, ni avec les inergatifs, ni avec les objets sélectionnés, ni non-sélectionnés) : la phrase russe en (295a) est grammaticale si et seulement si une préposition est présente, transformant le groupe résultatif en adjoint (à comparer avec ‘John painted the house green’). La construction en (295a) serait inacceptable sans préposition v (‘in/into’) et avec le verbe non-préfixé, et avec le verbe préfixé : (295) a. Ivan (po-)krasil dom *(v) krasnyj tsvet.

John paintPST house in red color

‘John painted/was painting the house *(in) the color red.’

b. Juana batió la mezcla (*suave) Jane beat3SG·PRET theFSG mixtureFSG (smooth)

‘Jane beat the mixture (smooth).’ [*sous lecture résultative de suave]

(296) a. Juana se volvió loca Jane 3SG· REFL turn3SG·Pret crazy·FSG

‘Jane went crazy.’

Ainsi, en ce qui concerne l’impossibilité des résultatifs, le russe est similaire à l’espagnol en (295b) où le prédicat secondaire adjectival n’est pas acceptable sous une lecture résultative, seule lecture disponible est dépictive. Les seuls « résultatifs » possibles en espagnol ne peuvent que se construire avec les verbes sémantiquement blanchis – la pseudo-copule aspectuelle volverse ‘devenir’ ou le verbe dejar ‘laisser’ – qui prennent comme argument, entre autres, des groupes adjectivaux. On en conclut que ni en russe, ni en espagnol, qui sont donc les langues [-TCP], l’opération de root compounding ne peut pas s’effectuer lors de la dérivation syntaxique et, par conséquent, un prédicat d’activité ne peut pas se combiner avec un prédicat statif pour créer la description d’un événement d’accomplissement.

Concernant la question de la « séparabilité » des particules/préverbes d’avec leurs verbes correspondants, Snyder constate qu’à travers les langues, les particules séparables, comme en

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anglais, sont plutôt restreintes aux langues avec le compounding productif, tandis que les préfixes prépositionnels, du type russe ou français, ne sont pas rares dans les langues qui ne le permettent pas, c’est-à-dire dans les langues [-TCP]. Il convient donc de faire attention de distinguer entre les particules séparables de l’anglais et les préfixes prépositionnels du russe. D’après Snyder, s’il est difficile de dire si en russe le préfixe est effectivement le prédicat sémantiquement secondaire ou primaire, mais quant à la particule séparée de l’anglais, il semble moins facile pour elle de fonctionner comme un prédicat primaire « déguisée ».

Mais, en même temps, la « séparabilité » de la particule d’avec son verbe ne semble pas jouer un rôle important, mais semble plutôt dépeindre du statut phonologique de surface (morphème libre ou lié) de ces éléments. Le statut attaché vs. séparable du PathP (ou plutôt, de la tête qui le réalise) ne semble pas être un critère décisif. Par exemple, en néerlandais, qui permet aussi bien les constructions résultatives, que les verbes à particules, un adverbe ne peut pas intervenir, dans Mittelfeld où l’ordre des mots est flexible, entre le verbe et le prédicat résultatif en (297a), ainsi qu’entre le verbe et la particule op en (297b), même si le néerlandais ne requiert pas toujours et obligatoirement un compound morphologique stricto-sensu puisque, d'autre part, le mouvement V2 sépare régulièrement le verbe principal des restes du prédicat complexe :

(297) a. dat Jan de deur (vaak) groen (*vaak) verfde (néerlandais) that John the door (often) green (*often) painted

‘that John often painted the door green’

b. dat Jan het meisje (vaak) op (*vaak) merkte that John the girl (often) up (*often) noticed

‘that John often noticed the girl’

N’ayant pas de composés endocentriques productifs et appartenant aux langues [-TCP], comme les langues romanes, c’est en conformité avec le paramètre TCP de Snyder en (284) que le russe n’a pas de constructions résultatives adjectivales ou prépositionnelles, mais si la préfixation lexicale, très productif, est assimilée aux constructions verbe-particule séparable, alors le russe doit appartenir aux langues à satellites d’après la classification typologique de Talmy. C’est d’ailleurs la position que Talmy défend, plaçant systématiquement les préfixes prépositionnels du russe dans la même catégorie des satellites que les particules anglaises. Mateu 2008 et 2012 adopte la distinction de Talmy, mais avance que les différences structurelles basiques entre les deux grandes catégories de langues ne doivent pas être exprimées en termes descriptifs de verb-framed vs. satellite-framed, mais en termes syntaxiques d’incorporation (par copying) vs. conflation (par compounding). Mateu suit Talmy en ce qui concerne le regroupement du russe avec les langues germaniques, sur la base de l’analyse, en termes de subordination lexicale (initialement introduit par Levin et Rapoport 1988 pour les résultatives en anglais), des constructions complexes résultatives en anglais et de la préfixation lexicale en russe, semblables en ce qui concerne leur capacité d’introduire dans la construction des objets non-sélectionnés, c’est-à-dire, non sous-catégorisés par le verbe correspondant à l’état isolé (en dehors de la construction résultative en anglais ou sans préfixe en russe).

Snyder souligne que selon la différentiation des langues en fonction du paramètre [+/-TCP], le russe (et les langues slaves en général) se regroupent avec les langues romanes et pas avec les langues

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germaniques. Dans ce sens, l’analyse paramétrique de Snyder diverge du système typologique de Talmy, pour qui les préfixes russes et les particules germaniques relèvent de la même catégorie de satellites. Le fait que le russe se comporte de la même manière que les langues à cadre verbal (non seulement le russe n’autorise pas les résultatifs adjectivaux/prépositionnels, mais également les P(ath)Ps avec les verbes de manière (pure) de mouvement, c’est-à-dire non-préfixés) ont amené certains auteurs (Snyder and Lillo-Martin 2005; Gehrke 2008) à proposer qu’il est à reclassifier comme une langue à cadre verbal, et non à satellites, dans la typologie de Talmy. Autrement dit, le russe encode l’information exprimée par le satellite P(ath)P dans les langues à satellites, dans le groupe verbal, avec et sur le verbe (en tant que préfixe lexical) et non sur le satellite. Ainsi, le composant Path et le composant Manière ne sont pas partagés entre le préfixe et le verbe, mais il est impossible de dire s’ils restent discernables, puisque le verbe, devenu accomplissement après la préfixation, exprime les deux à la fois.

L’argument décisif en faveur de l’analyse du russe comme une langue à cadre verbal (soutenue par Snyder) et contre son analyse en tant que langue à satellites (défendu par Mateu et Talmy) vient des différences fondamentales des propriétés des objets directs « non-sélectionnés » en russe par rapport à ceux des constructions résultatives avec les verbes inergatifs ou transitifs inergativisés en anglais. Si les objets non-sélectionnés des constructions résultatives en anglais portent cette qualification de manière tout à fait justifiée, les objets « non-sélectionnés » des verbes préfixés lexicalement en russe ne méritent pas du tout cette appellation. Les objets directs des verbes préfixés lexicalement en russe sont des arguments internes tout à fait ordinaires dans le sens qu’il est impossible de trouver la moindre différence dans le comportement syntaxique des objets directs des verbes préfixés et ceux des verbes non-préfixés correspondants. En revanche, en anglais, les objets non-sélectionnés des constructions résultatives basées sur les verbes inergatifs et transitifs inergativisés ne passent pas les tests standards qui déterminent le statut argumental de l’objet. Et quant aux verbes à particule en anglais, leurs objets semblent avoir un statut intermédiaire entre ceux des constructions résultatives en anglais et ceux des verbes préfixés en russe.

2.6.3 La préfixation lexicale en russe en tant qu’opération de subordination lexicale

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