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CHAPITRE 4 : LES POLES D’ACTIVITE MEDICALE ET LE PROCESSUS DE DECISION EN QUESTION : L’ANARCHIE ORGANISEE AU SERVICE DE L’ANALYSE DE L’HOPITAL

1.5 Les cognitivistes et l’approche naturaliste

Nous l’avons vu, un premier grand courant de pensée de la décision propose une vision optimisatrice de la rationalité. Guarnelli (2014) retient quelques approches de ce courant : l’optimisation sous contrainte (recherche opérationnelle, Kaufmann, 1975), axiomatique de la décision reposant sur des systèmes d’axiomes variés (Savage, 1953 et les probabilités subjectives), la modélisation des conflits (théorie des jeux, Von Neumann, 1928), l’information (approche Bayésienne), et les modèles multicritères (Roy, 1985 ; 1991). Il rappelle que le postulat implicite de ces courants est la légitimation de la méthode analytique pour résoudre des problèmes.

Un second courant s’est quant à lui fondé sur un approche critique de cette rationalité, avec notamment la prise en compte de la complexité de l’environnement et l’impossibilité de disposer de l’ensemble des informations. Cette réfutation de la rationalité a remis en question l’approche de la décision comme un raisonnement uniquement calculatoire. H. Simon (1947 ; 1965) et les approches comportementalistes (Cyert, March, 1992) ont alors ouvert la voie à une nouvelle façon d’envisager le concept de décision. Le siècle écoulé a donc été particulièrement fécond en littérature sur la décision, comme Guarnelli (2012) en fait la démonstration. Il recense l’ensemble de ces travaux : du calcul optimisateur illustré par les travaux de Bernard Roy (1985) à la prise en compte des aspects psychologiques et comportementaux des décideurs par Herbert Simon (1965) dans “Administrative Behaviorˮ, le parcours a été passionnant. Cependant, certaines décisions demeuraient toujours difficilement compréhensibles (Guarnelli, 2012). Un autre courant de la décision s’est alors orienté vers l’analyse du concept de situation (Girin, 1990 ; Journé, Raulet-Croset 2008 ; Guarnelli, 2012). D’après Guarnelli (2012), cette approche se propose d’analyser la décision comme appartenant à un contexte particulier, une situation de gestion, qui se définit comme la réunion de participants qui doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective

conduisant à un résultat soumis à un jugement externe. Ce courant s’inscrit dans la continuité des travaux de Suchman (1987) qui pose la théorie de l’action située et propose de prendre en compte le rôle structurant du contexte notamment matériel. Ces travaux vont découler sur l’approche naturaliste de la décision (Klein, 1993 ; Lipshitz et al., 2001) qui s’inscrit dans une approche située des processus de décision, et qui s’intéresse à des prises de décisions à risque, dans l’urgence du point de vue de l’individu ou du petit groupe (Guarnelli, 2012). Ce modèle propose une double avancée. Premièrement, une méthodologie d’étude de la décision inédite, ce courant étant fondé sur une recherche action visant à observer et comprendre le comportement cognitif d’une catégorie de décideurs confrontés à des situations réelles (Klein et Klinger, 1991 ; Klein et al., 1993 ; Guarnelli, 2012). Deuxièmement, contrairement aux précédentes approches, ce courant considère que la décision n’est pas le résultat d’un choix entre plusieurs options mais la mise en œuvre d’une solution issue de l’expérience passée. Le courant naturaliste de la décision s’est inspiré de plusieurs approches de la décision (Guarnelli, 2012) : le modèle de la prise de décision distribuée (Decker, 1987 ; Lebraty et Puidupin, 2007) ; le modèle de l’image (Beach, 1987 ; Lipshitz et Beach, 1993 ; Beach ; 1998 ; Deane, 2012) ; le modèle du récit (Pennington et Hastie ; 1988) ; le modèle SHOR, Stimuli, Hypotèse, Option, Réponse (Wohl, 1983) ; le modèle du raisonnement analogique (Klein, 1987) ; le modèle de mise à jour des croyances (Hogarth et Einhorn ; 1992) ; le modèle de recherche de confirmation (Tolcott, Marvin et Lehner, 1989) ; le modèle cognitiviste de Rasmmussen (1983) et enfin le modèle du diagnostic et de la prise de décision (Hoc et Amalberti, 1999). D’autres recherches sont parties de l’idée selon laquelle les choix organisationnels sont guidés par les schémas cognitifs des acteurs (Cohen, March et Olsen, 1972 ; Cossette, Audet, 1994 ; Cossette, 2004 ; Guarnelli, 2012). Par ailleurs, du point de vue psychologique, Weick (1995) propose une analyse des mécanismes cognitifs qui ont lieu dans les organisations. Il propose d’étudier les processus d’élaboration de sens, le sensemaking, qui permettent aux membres des organisations de fonctionner collectivement (Guirou, 2015). Si ces approches sont intéressantes et se proposent de combler certains manques dans la littérature classique sur la décision, celles-ci se concentrent sur le niveau individuel, dans une approche cognitiviste ou psychologique. Ainsi, ces modèles ne correspondent pas à notre objet d’étude, et l’approche organisationnelle que nous avons du pôle. En effet, notre recherche s’attache à aborder la décision dans son rapport à l’organisation, et donc nous nous positionnons sur le niveau organisationnel, et non individuel.

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De son côté, Mintzberg (1982) décrit la prise de décision comme un flux de processus de décisions ad hoc. Il définit la décision comme un engagement dans une action, et un engagement de ressources. Pour lui, la décision est le signal d’une intention explicite d’agir. Dans sa conception, le processus de décision n’est pas limité au choix d’une conduite d’action. Le choix est une des étapes qui mène à la décision, mais ce n’est pas pour autant la plus importante selon Mintzberg. Le processus de décision doit s’entendre du moment où le stimulus, l’incitation à l’action, est perçu jusqu’au moment où l’engagement est pris. C’est dans cet esprit que nous menons notre recherche. Notre idée est d’identifier le processus de décision dans le lequel le pôle est impliqué, et à quelle étape il participe entre le stimulus et l’engagement. Mintzberg s’est basé notamment sur le travail de Paterson (1969) qui décrit le processus de décision sous la forme d’une suite de cinq étapes : situation à information à conseil à choix à autorisation à exécution à action. Il existe en effet une vision séquentielle du processus de décision (Langley et al., 1995). En outre, le pouvoir d’un individu est déterminé par le pouvoir qu’il a sur ces étapes du processus. D’où l’intérêt d’étudier la place qu’occupe le pôle dans ce processus pour comprendre les nouveaux enjeux de la décision à l’hôpital. Mintzberg (1982) rappelle que le contrôle de ce qui se passe après la décision est aussi une source de pouvoir. Cette approche séquentielle a toutefois été remise en cause dans la littérature, elle serait considérée comme académique et ne correspondant pas à la réalité du manager (Smith, 1989 ; Langley et al., 1995). Si le processus de décision n’est pas séquentiel, il peut être itératif ou cyclique (Journé et Raulet-Croset, 2008).

L’évolution des modèles de la décision montre un passage progressif d’une conception rationnelle pure à des modèles plus sociaux, prenant en compte les acteurs, et les rapports de pouvoir, ainsi que le rôle important des structures organisationnelles. La dernière grande étape de cette évolution de pensée sur la décision est l’apparition des concepts d’anarchie organisée et du garbage can model de Cohen, March et Olsen (1972). Le modèle du garbage can vise à rendre compte de décisions prises au sein d’organisations caractérisées par une forte ambiguïté des préférences des décideurs, l’importance de raisonnements heuristiques et du tâtonnement et un degré particulièrement fluctuant d’engagement des acteurs. La compléxité des procédures, des structures, et des diverses formes de contraintes rend toute décision rationnelle difficile, voire impossible.

Pour comprendre la structure du processus de décision en jeu à l’hôpital, nous faisons le choix de nous baser sur les travaux de Cohen et alii. En effet, si les travaux de March et ses

collègues ont émergé de l’analyse des universités, ils suggèrent explicitement que ces universités ne sont qu’un exemple d’anarchies organisées et que d’autres types d’organisations sont susceptibles de répondre aux mêmes critères (Musselin, 1997). Ces critères se retrouvent souvent pour décrire des organisations publiques. De plus, dans sa description de la bureaucratie professionnelle, Mintzberg (1982) fait déjà le parallèle entre ces deux organisations, université et hôpital, ce qui laisse entendre que la comparaison est tout à fait légitime et que ces deux organisations se ressemblent.

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