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Le protocole sociojudiciaire : une expérience victimisante?

CHAPITRE 5 | DISCUSSION

5.4. Le protocole sociojudiciaire : une expérience victimisante?

Un des principaux résultats de cette étude est à l’effet que le protocole ne produit pas nécessairement les résultats escomptés par la plainte. À partir de cela et en nous appuyant sur les résultats tirés de la recension des écrits et les postulats découlant du cadre théorique, il apparaît pertinent de se demander si l’application du protocole sociojudiciaire puisse constituer, à certains égards, une expérience victimisante. En outre, on peut questionner (a) le manque de concertation entre les partenaires qui est susceptible de nuire aux victimes (b) les délais qui sont un maillon faible du protocole et (c) la démarche qui risque parfois causer plus de mal que de bien. La section qui suit précise ces pistes de réflexion.

5.4.1. Le protocole ne produit pas nécessairement les résultats escomptés par la

plainte.

Il est permis de constater que les procédures sont souvent éprouvantes pour les victimes en dépit du fait qu’elles avortent, pour la plupart, en cours de trajectoire. Dans cette recherche, près de la moitié des ententes multisectorielles (49.5%) ne donnent lieu à aucune poursuite criminelle et trois situations sur dix (30.2%) demeurent sans suite connue ou documentée jusqu’à deux ans après l’enclenchement du protocole. Bien qu’une situation sur cinq (20.3%) donne lieu à des accusations, on sait que ce pourcentage risque de diminuer aux étapes subséquentes de la trajectoire. Les écrits sont unanimes à l’effet qu’un pourcentage important de situations poursuivies seront par la suite abandonnées, de sorte que tout au plus 9% de l’ensemble des situations franchiront l’étape du procès (Cross et coll., 1995; Martone et coll., 1996; Stroud et coll., 2000). Dans ces circonstances, les victimes pourraient être insatisfaites du système ou avoir le sentiment que le crime ne sera jamais résolu (Wemmers, 2003). Même si ces sentiments s’apparentent davantage à ceux des adultes devant faire face au système, il n’est pas impossible que ces sentiments surviennent chez les enfants quelques années suivant la fin du processus ou encore qu’ils soient éprouvés par les adultes qui les entourent.

Quoi qu’on estime que le pourcentage d’attrition suite au dépôt des accusations criminelles soit plutôt important, il demeure impossible de se prononcer sur ce pourcentage exact au Québec. On rappelle que l’absence d’une banque de données commune rend difficile, voire impossible, de suivre la trajectoire d’un dossier auprès des intervenants impliqués depuis le début jusqu’à la fin de la trajectoire (Gouvernement du Québec, 2007). Il a effectivement été complexe, dans cette recherche, de retracer les ententes multisectorielles et même de statuer de leur évolution, sans pour autant être en mesure de valider l’issue finale du protocole. En l’absence de données concrètes et suffisantes, comment peut-on démontrer que l’Entente multisectorielle parvient à ses fins de protection?

5.4.2. Le manque de concertation est susceptible de nuire à l’enquête.

Depuis ses débuts, il apparaît que la concertation est particulièrement difficile dans le cadre de l’application des protocoles sociojudiciaires au Québec. Les deux premiers protocoles instaurés en 1988 de même que l’Entente de 1995 ont démontré que « la concertation sociojudiciaire nécessaire à la protection des enfants victimes d’abus sexuels présentait encore des difficultés, notamment au plan de l’arrimage » et que « l’importance de consolider l’intervention multisectorielle était démontrée clairement » (Gouvernement du Québec, 2007, p. 12). Quelques années suivant l’implantation de l’Entente multisectorielle en 2001, le Bilan interministériel de l’implantation de l’Entente multisectorielle (2007) met en évidence que cette concertation entre les intervenants est encore difficile. Les résultats de la présente recherche nous indiquent que cette problématique semble perdurer et, qu’en fin de compte, elle peut constituer un risque de victimisation secondaire.

En analysant mieux pourquoi plusieurs situations demeurent sans suite connue ou documentée jusqu’à deux ans après l’enclenchement du protocole, il est pertinent d’envisager que la difficulté de concertation entre les partenaires puisse être partiellement responsable de cet état de fait. Dans plusieurs dossiers, il a été complexe de savoir si des accusations avaient été portées et quel était l’état d’avancement des procédures. On souhaite apporter une distinction quant aux situations non documentées et celles sans suite connue. Dans le cas des situations non documentées, on a observé deux causes : (a) le dossier était fermé et la suite continuait à se traiter en dehors des instances de protection et (b) aucune discussion n’avait eu lieu entre les partenaires jusqu’à deux ans après l’enclenchement du protocole, une fois l’évaluation terminée. On a aussi observé deux explications concernant les situations sans suite connue : (a) aucune décision n’avait encore été prise au regard de la décision de porter des accusations et (b) une discussion avait eu lieu entre le procureur (ou le policier) et l’intervenant mais les conclusions n’étaient pas formulées clairement, soit parce que la conclusion était incertaine, soit parce que cela était mal indiqué dans le dossier. Certaines de ces constatations nous indiquent que la concertation a pu faire défaut, ce qui fait suite au constat du dernier Bilan interministériel (2007) qui soulignait un certain problème sur le plan de la circulation de l’information et de la

communication entre les partenaires (Gouvernement du Québec, 2007). Ce type de problème a été discuté dans des recherches précédentes en tant qu’obstacle lié à l’application du protocole sociojudiciaire (Cross et al., 2005; Stanley, Miller, Richardson-Foster & Thomson, 2011). On déplore que l’absence d’informations claires sur l’évolution des dossiers dans la trajectoire puisse faire en sorte de ne pas diriger ou informer adéquatement les victimes relativement à l’état d’avancement des procédures. L’incertitude auxquelles les victimes font face peut générer un stress considérable en raison, par exemple, du sentiment d’impuissance qu’elles peuvent vivre. Bien que ce sentiment apparaisse plus évident chez les adultes victimes de crime, notamment parce qu’ils se plaignent fréquemment du manque d’information de la part des autorités concernant l’évolution de leur situation (Wemmers, 2003), une recherche conduite auprès d’enfants a aussi démontré qu’ils avaient, pour la plupart, besoin d’être mieux informés par les instances de protection (Featherstone, 2004).

D’autres données tirées de la présente recherche appuient le manque de concertation entre les partenaires. Dans trente situations, on a constaté qu’il était impossible de savoir si l’une ou l’autre des preuves que sont les aveux de la victime, les aveux de l’agresseur, la corroboration du témoignage ou les preuves médicales étaient existantes. Soit l’évaluateur n’avait pas obtenu de réponse concluante à cet égard, soit il n’était pas question de ces aspects dans les rapports d’évaluations. Cette situation est d’autant plus préoccupante dans les cas d’abus sexuels en ce qui a trait aux aveux de l’agresseur puisqu’il demeure impossible de savoir si ce dernier a livré un témoignage dans 20% des cas.

5.4.3. Les délais sont un maillon faible du protocole.

Les situations pour lesquelles les suites ne sont pas connues jusqu’à deux ans après l’enclenchement du protocole sociojudiciaire nous interpellent à nouveau à l’égard du risque de victimisation secondaire. On rappelle que de longs délais représentent une source d’anxiété considérable pour les enfants (Walsh et coll., 2008), ralentissent leur processus de rétablissement émotionnel (Quas & Goodman, 2012) et augmentent les probabilités que le parent non abuseur succombe aux pressions financières et familiales puis choisisse de réintégrer l’abuseur au domicile (Wolfteich & Loggins, 2007). On sait que la suite des procédures n’est pas documentée ou encore n’est pas arrêtée pour plusieurs enfants jusqu’à deux ans après le début des démarches, cependant aucune étude longitudinale n’a permis de statuer des délais réels auxquels les victimes sont contraintes. Les questions auxquelles il demeure impossible de répondre au terme de cette recherche sont : jusqu’à combien d’années après l’enclenchement du protocole des situations peuvent-elles demeurer en suspens et dans quelle mesure les délais influencent-ils la décision de porter ou maintenir des accusations?

5.4.4. La démarche peut parfois causer plus de mal que de bien.

Il a précédemment été dit qu’environ un tiers des enfants de cette recherche présentaient des séquelles psychologiques en lien direct avec l’abus au moment d’enclencher le protocole. Le devis de recherche actuel ne permet cependant pas de mesurer les séquelles psychologiques découlant de l’expérience des enfants dans le système. Seule une recherche récente s’est intéressée plus spécifiquement à cet aspect, permettant de rendre compte du risque que peuvent poser les procédures sociojudiciaire pour les enfants. Eastwood (2003) rapporte effectivement qu’entre 36% et 67% des enfants, dépendamment de la région concernée dans son étude, ne dénonceraient pas l’abus si le processus était à recommencer en raison des séquelles psychologiques découlant de leur expérience dans le système. C’est aussi le cas des deux tiers des enfants ayant expérimenté la condamnation de leur abuseur (Eastwood, 2003). En couplant les données de cette recherche à celles obtenues par Eastwood (2003), on craint qu’il y ait proportionnellement plus d’enfants subissant des séquelles psychologiques après l’application du protocole sociojudiciaire qu’avant. Il est probable, en ce cas, que les enfants qui n’éprouvaient pas de séquelles psychologiques découlant directement de l’abus au moment d’entamer l’Entente multisectorielle et qui, au sortir de ce processus éprouvent de telles séquelles, soient exposés inutilement au risque de victimisation secondaire. Ce constat nous apparaît suffisamment important, à lui seul, pour questionner sérieusement les finalités du processus actuel.

Force est de constater qu’au terme du protocole, la plupart des situations ne sont pas poursuivies et que cela peut avoir une incidence sur la baisse de confiance du public envers le système légal et contribuer à renforcer le sentiment d’impunité des abuseurs. La baisse de confiance peut indirectement entraîner une baisse de dénonciation (les gens penseront que de toute façon, poursuivre ne servira à rien), ce qui accroît théoriquement le risque de mettre les enfants en danger. Le fait de renforcer le sentiment d’impunité des abuseurs peut, en revanche, avoir pour conséquence de confiner l’enfant dans une situation de danger, voire avoir un effet d’entraînement ou d’aggravation des abus. La conséquence du fait que la plupart des situations ne sont pas poursuivies semble relever d’un manque flagrant de preuves, ou du fait qu’on a des preuves et qu’on décide de ne pas s’en servir afin de privilégier des mesures de référence au CSSS, par exemple (cette raison est particulièrement applicable aux cas d’abus physiques). Il a aussi été question, plus rarement, de ne pas poursuivre afin d’éviter de nuire à l’enfant. Toutes ces observations relatives aux motifs de ne pas poursuivre doivent néanmoins être interprétées avec prudence puisque tel n’était pas le but de la recherche et que la plupart des dossiers ne spécifient pas les motifs d’arrêt des procédures. Ici encore, on estime que la concertation pourrait être grandement améliorée au regard des motifs d’arrêt des procédures.

Il apparaît enfin préoccupant que l’implication dans le processus sociojudiciaire puisse être perçue comme une expérience victimisante en soi puisque la population actuelle est certes plus fragile à la revictimisation, telle

que la recension des écrits et les résultats en témoignent. Même si le système souhaite protéger les enfants les plus vulnérables, on ne peut pas statuer si, en fin de compte, ces efforts sont concluants en matière de criminalisation.