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CHAPITRE 2 | CADRE D’ANALYSE

2.1. Introduction à la victimologie

La section qui suit, en portant une attention particulière au concept de victime, permet de rendre compte de l’enjeu de la double victimisation vécue par les enfants soumis à l’Entente multisectorielle. Un débat est soulevé afin de mieux comprendre pourquoi ces enfants abusés et fragilisés, d’abord victimes du crime, risquent de devenir victimes du système.

2.1.1. Le concept de victime.

S’il y a un débat actuel autour de la victimologie moderne, c’est celui-là même de la définition de victime, sujette à de nombreuses confrontations théoriques et confusions sémantiques (Cario, 2006).

À l’ère de la victimologie positiviste, au tournant des années 1940, le terme victime est simplement associé aux malheurs ou à la malchance, au crime pur : le meurtre, la torture, l’oppression, les mauvais traitements, la cruauté, etc. en tant que résultat d’un événement ou d’une circonstance impersonnelle (Dignan, 2005). À cette époque, la victime promeut une image de passivité. Elle est celle qui souffre, qui se fait abuser (Walklate, 2007). La définition d’Ochberg (1980) témoigne de ce type d’interaction criminel-victime : « un individu qui a souffert au cours d’une interaction humaine, qui a été, en conséquence, diminué dans la hiérarchie de domination, et qui réagit par la résignation ou la peur » (Ochberg cité dans Baril, 2002, p. 191).

Au fil des années, la victime occupe une place plus apparente, quoiqu’encore modeste, dans les écrits sur le développement des services policiers et sur les modifications liées aux processus de criminalisation (Walklate, 2007). Cette expansion favorise une définition plus exhaustive de la victime. Les auteurs accordent davantage d’influence à la perception que les victimes ont d’elles-mêmes. Strobl (2004), par exemple, s’est intéressé au processus d’auto-identification de la victime en lien avec la reconnaissance sociale qui lui est accordée dans le processus criminel. Il a notamment mis en lumière les écarts de perceptions possibles entre ces deux phénomènes, permettant ainsi d’identifier les victimes potentiellement sujettes à l’injustice, celles « rejetées »

et « désignées ». La première se perçoit comme une victime, mais n’est pas reconnue comme telle par le système tandis que la seconde ne se perçoit pas victime mais est reconnue comme telle (Strobl, 2004). À ce jour, aucune définition de victime ne semble faire l’unanimité. En 2000, Cario soutient que « la victime s’entend de toute personne ou groupe de personnes ayant souffert, directement ou indirectement, d’un acte prohibé par la loi pénale » (Cario, 2000, p. 29). Selon l’auteur, cette définition est vaste puisqu’elle tient compte des traumatismes et des souffrances de toutes origines, des intensités et durées infligées illégitimement et injustement aux victimes dans leur corps, leur dignité, leurs droits et leurs biens et aussi parce qu’elle englobe les proches de victimes (Cario, 2000). La définition adoptée par le Précis de victimologie générale se veut aussi vaste : « toute personne qui subit un dommage dont l’existence est reconnue par autrui et dont elle n’est pas toujours consciente » (Audet & Katz, 2006, p.7). En reconnaissant la victime plus largement, les auteurs espèrent lui voire attribuer une meilleure protection et une réparation plus juste (Audet & Katz, 2006).Tout porte à croire que ces définitions ont pour même objectif de circonscrire la victime selon une vision de plus en plus large. C’est également le cas dans la définition adoptée par la United Nations Declaration of Basic Principles of Justice for Victims of Crime and Abuse of Power (1985) quelques années plus tôt:

Victims means persons who, individually or collectively, have suffered harm, including physical or mental injury, emotional suffering, economic loss or substantial impairment of their fundamental rights, through acts or omissions that are in violation of criminal laws operative within Member States, including those laws proscribing criminal abuse of power. A person may be considered a victim regardless of whether the perpetrator is identified, apprehended, prosecuted or convicted and regardless of the familial relationship between the perpetrator and the victim. The term “victim” also includes, where appropriate, the immediate family or dependants of the direct victim and persons who have suffered harm in intervening to assist victims in distress or to prevent victimization (United Nations, 1985, p. 303). […]. It also means persons who, individually or collectively, have suffered harm, including physical or mental injury, emotional suffering, economic loss or substantial impairment of their fundamental rights, through acts or omissions that do not yet constitute violations of national criminal laws but of internationally recognized norms relating to human rights (United Nations, 1985, p. 306).

À l’instar de cette définition, l’enfant convoqué au processus sociojudiciaire ou sa famille peut être considéré comme une victime indépendamment du stade d’avancement des procédures. Nul besoin que l’abuseur soit identifié, arrêté, accusé ou reconnu coupable, pour autant qu’une offense ait été commise à l’encontre de la Loi ou des droits de la personne.

Si l’on tient compte des multiples interprétations liées au concept de victime, il est vrai que celui-ci devient surexploitable (Bellivier & Duvert, 2007). Il désigne à la fois le phénomène de la victimisation dans son ensemble, le préjudice ou le dommage en lequel il consiste et la personne qui le subit (Cario, 2006). Il permet des confusions encore plus grandes entre les phases du processus de victimisation, de son émergence à son

processus puis à ses conséquences (Cario, 2006). Dans le système pénal, la victime peut être confondue avec le témoin, le plaignant, la partie lésée, le demandeur, l’administré ou la partie civile. Elle peut aussi référer à des personnes physiques (individus), des personnes morales (sociétés, associations), des tiers ou des créanciers, conditionnellement à la survenue d’un préjudice (Rossi, 2013). Néanmoins, le statut de victime ne peut être réduit sur la simple base d’un critère légal. Cela équivaudrait à amenuiser la survenue des autres formes de souffrances (Rossi, 2013) et, incidemment, écarter les questions liées à la définition sociale de la victime (Strobl, 2004). Le compromis le plus récent sur la définition de victime s’avère donc l’appropriation d’une approche critique permettant de réunir l’univers pénal et social grâce au choix d’un paradigme constructiviste. Rossi (2013) résume que le discours des victimes elles-mêmes est devenu incontournable puisque de facto, elles seules disposent du pouvoir de qualifier et de décrire leurs propres souffrances.

2.1.2. Définition de la victimologie et implication relative au processus

sociojudiciaire

Il résulte de toutes ces confusions autour de la définition de victime un manque de consensus apparent. C’est pourquoi la victimologie se veut un discours scientifique philosophique, sociologique, médical et juridique (Lopez, 2004, p. 963) plutôt qu’une science ou une discipline. Ce discours pluridisciplinaire a l’avantage de rallier les domaines du droit et du service social, ouvrant ainsi la voie à une analyse plus sociale et globale du crime. De ce point de vue, l’application de l’Entente multisectorielle peut être analysée de façon critique, c’est- à-dire avec un regard différent, susceptible de générer de nouvelles avenues visant à améliorer les pratiques. Le concept de victime s’élargit aux enfants, aux familles et aux proches. La perception qu’ont les victimes de leur situation devient essentielle au processus de criminalisation. L’enfant qui a subi un abus est susceptible de devenir une victime du processus sociojudiciaire, non plus seulement du crime.

Ces réflexions se situent dans ce que Rossi (2013) décrit comme l’ère du doute ou la troisième victimologie. Visant à mieux comprendre la posture épistémologique soutenue dans cette recherche, la prochaine section retrace les grandes périodes de la victimologie, depuis l’ère positiviste jusqu’à l’ère radicale puis critique.

2.1.3. Histoire de la victimologie.

Bien que la victimologie n’ait pas su se définir autour de son objet d’étude (Rossi, 2013), son histoire n’en demeure pas moins reconnue. Elle s’est développée à travers deux grandes périodes bien définies avant d’entamer ce qui se dessine aujourd’hui comme la troisième ère victimologique.

La première période, admise comme positiviste, se situe entre les années 1940 et 1970 environ. Elle est influencée par la croyance que le crime, au même titre que tout phénomène social ou naturel, est causé par des facteurs et processus qui peuvent être découverts par l’entremise d’une démarche scientifique (Dignan,

2005). Dans cette période qualifiée de « tristement célèbre » par Rossi (2013), les premiers victimologues encouragent visiblement le blâme de la victime en mettant l’accent sur ses attitudes provocatrices, maladroites ou ignorantes (Rossi, 2013). Ils souhaitent donner un nouveau sens à la pénalité en évaluant désormais la participation de la victime, plutôt que seulement celle de l’agresseur, dans le passage à l’acte criminel (Rossi, 2013). Des critiques allèguent par ailleurs que la victimologie du milieu du XXe siècle est rétrograde (Cario, 2000) puisqu’elle adopte une perception de la victime essentiellement centrée sur les causes individuelles. On lui reproche également le manque de reconnaissance de l’implication du système judiciaire et du gouvernement comme éléments favorisant la revictimisation (Dignan, 2005).

La deuxième période apparaît au tournant des années 1970 à l`ère des grandes revendications sociales et d’un renouveau politique et économique (Rossi, 2013). Parallèlement à certaines transformations du monde occidental apparaissent les premiers regroupements de mouvements sociaux pro-victimes (Goodey, 2005). Ces rassemblements de personnes victimes ou de bénévoles préoccupés par leur situation tentent de rejeter catégoriquement le premier courant victimologique (Rossi, 2013), contribuant ainsi à atténuer le blâme attribué aux victimes. Ils adhèrent à une analyse structurelle des causes du crime et s’intéressent à la façon dont la société est organisée puis au rôle exercé par l’état et le système légal tant en rapport à la victime qu’au criminel (Dignan, 2005). C’est essentiellement grâce aux revendications de ces groupes minoritaires, de concert avec les mouvements féministes, que se développent les premières doléances victimologiques (Rossi, 2013). Le fruit de cette mobilisation sociale donne lieu à la reconnaissance des souffrances des victimes et encourage les initiatives législatives à l’origine de leurs premiers droits véritables (Rossi, 2013). Des critiques reprochent cependant aux militants pro-victimes d’être radicaux. Ces derniers sont accusés d’adopter une pensée puriste au regard de la relation entre la Loi et la société, ceci ayant pour conséquence une compréhension simpliste du rôle de l’État (Mawby & Walklate, 1994).

C’est en ce début de vingt-et-unième siècle que la troisième ère victimologique prend son essor. Il est question de la victime dans une perspective plus globale, à travers son vécu et ses expériences (Rossi, 2013). Loin de se contenter de poursuivre le processus de renforcement des assises théoriques et empiriques esquissées lors de la « seconde victimologie », cette période est marquée par le doute (Rossi, 2013). Tandis que certains continuent de croire que le vécu des victimes est laissé pour compte dans les considérations politiques, scientifiques ou pénales (Association québécoise Plaidoyer-Victimes, 2014; Collard, 1997; Normand & Bisbau, 2004), d’autres contestent l’omniprésence de la victime dans la société d’aujourd’hui (Eliacheff & Soulez-Larivière, 2007). On dénonce le triomphe des victimes dans différents domaines et sous différentes identités, leur prolifération, leur incursion massive dans la sphère publique, politique et médiatique (Erner, 2006). On dénonce cette « société des victimes » dans laquelle la souffrance ne suffit plus à transformer un individu en victime. La victime devient « une catégorie sociale, la conséquence d’un système

qui se construit autour d’elle et qui la promeut » (Erner, 2006, p.10). Certains parlent même de « victimisation généralisée » et s’inquiètent que la victime devienne un héros (Eliacheff & Soulez Larivière, 2007). Cette glorification de la victime devient, à la limite, dangereuse. Le danger est celui de croire que le procès pénal est la solution la plus juste pour assurer la réparation, c’est-à-dire que la condamnation publique du coupable, à elle seule, puisse permettre aux victimes de faire leur deuil (Eliacheff & Soulez Larivière, 2007). En l’espèce, tout ce débat autour de la victime est cultivé par les représentants des victimes (ex. : parents, proches, institutions, etc.) plutôt que par les victimes elles-mêmes. Pour ainsi dire, les enfants ne peuvent que subir le système.

À l’ère critique, certains chercheurs accordent une attention particulière à la compréhension des processus et mécanismes sociaux sous-jacents aux motifs de la victimisation criminelle (Walklate, 2007). Ils s’intéressent à la fois aux conjonctures politiques, aux questions de droit, aux valeurs de la société, aux services d’aide aux victimes (Mawby & Walklate, 1994). Malgré le doute qui persiste quant à l’instrumentalisation de la victime (Rossi, 2013), les victimologues actuels se centrent davantage sur les victimes et leur vécu grâce à différentes approches axées sur des caractéristiques sociologiques, psychologiques ou victimologiques des victimisations subies (Cario, 2000). Les théories sociologiques mettent l’accent sur le style de vie des victimes comme facteur contribuant à leurs victimisations, notamment à travers les facteurs de vulnérabilité et de facilitation (Cario, 2000). Les théories psychologiques visent particulièrement l’origine et les conséquences du traumatisme lié à la victimisation (Cario, 2000). Finalement, les théories victimologiques soulignent l’expérience des victimes à travers leur ressenti et leurs réactions (Cario, 2000).

Dans cette recherche, on s’interroge sur les conséquences de l’implication des systèmes social et légal auprès des victimes contraintes à participer à la trajectoire sociojudiciaire de criminalisation des abus. On souhaite mettre en évidence le risque encouru par ces victimes, c’est-à-dire le risque de victimisation secondaire. Afin de saisir le questionnement que sous-tend cette recherche, il convient d’abord de définir ce en quoi consiste cette forme de victimisation.