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La criminalisation des abus physiques et sexuels dans l’enfance

CHAPITRE 1 | PROBLÉMATIQUE

1.3. Recension des écrits

1.3.3. La criminalisation des abus physiques et sexuels dans l’enfance

L’état des connaissances au regard des problématiques d’abus physiques et sexuels met en lumière une prévalence beaucoup plus élevée du premier type d’abus en comparaison au deuxième. Ceci étant, le processus de criminalisation des abus ne semble pas en concordance avec ces statistiques. Selon des données américaines, 45% des situations pour lesquelles la police est impliquée dans une forme d’entente multisectorielle ont trait à des abus sexuels tandis que 28% seulement ont trait à des abus physiques (Finkelhor, 2008). Selon Tjaden et Thoennes (1992), les situations d’abus sexuels ont beaucoup plus de probabilités que les autres formes de maltraitance d’être référées au procureur à la suite de l’enquête sociojudiciaire. Ceci pourrait expliquer que la presque totalité des recherches sur la criminalisation concerne

les abus sexuels. Par ailleurs, si la criminalisation des situations de négligence n’est que rarement abordée dans la littérature, c’est qu’elle constitue l’exception. Mises à part les situations se soldant par un décès d’enfant ou étant appuyées d’une évidence criminelle sans équivoque, la problématique de la négligence est majoritairement gérée par les centres de protection de l’enfance et tenue à l’écart du processus de criminalisation (Cross et coll., 2005).

Peu de données sont disponibles quant au pourcentage ou au nombre de situations évoluant à chaque étape du processus criminel, depuis l’enquête policière jusqu’à la sentence de l’abuseur. Au Québec, aucune recherche n’a permis de décrire ce processus. Par ailleurs, les données recueillies dans d’autres pays démontrent sans équivoque que la majorité des situations d’abus sexuels seront abandonnées à une étape ou une autre du processus. Il est difficile de tenir la même conclusion pour les abus physiques puisque les données sur le sujet sont rarissimes. Selon une recherche réalisée en Australie, à la suite de l’enquête policière ou sociojudiciaire, 37% des situations d’abus sexuels enquêtées ne franchiront pas d’étapes subséquentes dans le processus criminel (Crime and Misconduct Commission, 2003). Un pourcentage légèrement supérieur est obtenu par des chercheurs américains. Sur un total de 1043 situations d’enfants victimes d’abus sexuels ayant été interrogés dans le cadre d’une enquête sociojudiciaire, 44% ne seront pas référées au procureur (Stroud et coll., 2000). Dans une recherche conduite au Royaume-Uni, Bunting (2008) estime que seulement la moitié des situations d’abus sexuels investiguées par la police disposent de preuves suffisantes pour aller plus loin dans le processus criminel. Sur l’ensemble des situations d’abus référées au procureur, entre 22% et 47% font l’objet d’une décision de ne pas poursuivre de la part des instances de poursuite (Education Development Center, Inc. 1994, dans Stroud et coll., 2000). Cette estimation est en concordance avec les données recueillies par d’autres auteurs. Par exemple, Spohn et coll. (2001) observent que sur un total de 140 situations d’abus sexuels référées au procureur, environ 41% d’entre elles ne seront pas poursuivies. Le pourcentage obtenu par Cross et coll. (1995) auprès d’un groupe de 552 présumés abuseurs sexuels est de 40%, ce qui est plutôt similaire. Dans une étude réalisée en Australie, Fitzgerald (2006) a estimé que 15% des situations impliquant un enfant victime d’abus sexuels se soldent par l’initiation de procédures criminelles. Dans tous les cas, on semble constater au sein de la littérature scientifique, et ce peu importe les pays (occidentaux) à l’étude, que les taux de poursuite de ce type de problématique n’excèdent jamais 50% des cas référés.

Malgré ces chiffres évocateurs, il demeure difficile d’estimer les taux réels d’accusations de chacun des pays qui disposent d’un protocole sociojudiciaire, ce pour trois raisons. Premièrement, les études consacrées à cette problématique ne sont pas toujours récentes. On peut supposer que les mécanismes de criminalisation ont évolué depuis et que les taux ne soient plus actuels. Deuxièmement, il est fréquent que les études ne se concentrent que sur une seule des étapes des procédures judiciaires, ce qui ne nous permet pas de tirer de

conclusions sur les pourcentages d’attrition aux autres étapes. Troisièmement, puisque les mécanismes de criminalisation varient d’un pays à un autre, voire d’un État à un autre, les données observées ne sont pas toujours exactement comparables.

L’interprétation des taux d’accusation est par ailleurs complexe du fait qu’elle est influencée par les coutumes locales. Par exemple, Eastwood, Kift et Grace (2006) expliquent que les taux d’accusation sont relativement bas en Australie en raison des croyances des instances légales et de la population relativement aux abus sexuels. Les auteurs expliquent que les lois australiennes actuelles, malgré leurs récentes modifications, sont toujours empreintes de mythes culturels et de croyances discriminatoires issues du 17e siècle. Elles tendent à remettre en doute la véracité des faits rapportés par les victimes, notamment par l’utilisation de contre- interrogatoires agressifs visant à miner leur crédibilité (Eastwood et coll., 2006). À l’opposé, les lois américaines souhaitent rendre justice aux victimes en adoptant une approche plus punitive qui met l’accent sur le processus de condamnation de l’abuseur (Patrick & Marsh, 2011).

Même lorsque des accusations sont formellement déposées par le procureur, il y a toujours possibilité qu’elles soient abandonnées. Ce pourcentage d’abandon se situe à 11,4% dans l’étude de Spohn et coll., (2001) et à 5% dans l’étude de Cross et coll. (1995). Il n’est donc pas étonnant qu’une minorité des situations franchissent l’étape du procès. Stroud et coll. (2000) évaluent que cela constitue seulement 1% de leur échantillon en comparaison à 5% pour l’échantillon de Martone, Jaudes et Cavins (1996) et 9% pour celui de Cross et coll. (1995). Les recherches dans le domaine de la criminalisation des abus sexuels sont unanimes quant au fait que les taux de condamnation sont très bas, tant aux États-Unis (Cross et coll., 1995; Spohn et coll., 2001; Stroud et coll., 2000) qu’au Royaume-Uni (Bunting, 2008) ou en Australie (Fitzgerald, 2006; Wundersitz, 2003). Ceci concorde avec la diminution importante du nombre de situations à chaque étape du processus. Enfin, Cross et coll. (2003) remarquent que, tout type d’abus confondus, les taux de plaidoyers de culpabilité sont particulièrement élevés chez les abuseurs faisant l’objet de poursuites criminelles. Sur 14 des 19 études recensées dans leur méta-analyse, le taux excède 83% (Cross et coll., 2003). Eastwood et coll. (2006) spécifient que ce taux est moindre chez les abuseurs sexuels, sans toutefois justifier cette précision. Même si la littérature démontre que la criminalisation de l’abuseur est un fait plutôt exceptionnel, cela n’exclût pas que plusieurs enfants sont impliqués à différentes étapes de la trajectoire sociojudiciaire.

Certaines caractéristiques de l’enfant soumis à un protocole sociojudiciaire ont été étudiées dans la littérature. En ce qui concerne le genre, la plupart des auteurs rapportent que les situations qui se retrouvent le plus fréquemment dans les mains du procureur concernent des filles et ce, peu importe le type d’abus. Dans leur étude, Stroud et coll. (2000) identifient par exemple que 60% des cas impliquant des filles ont été soumis au procureur contre 46% pour les garçons. La distinction est d’autant plus évidente dans l’étude de Sedlak et coll.

(2005) où 72% des situations concernent des filles contre 33% pour les garçons (l’addition des pourcentages excède 100% car une seule situation peut impliquer plus d’une victime). De son côté, Bunting (2008) rapporte que plus de situations de garçons que de filles s’avèrent fondées à la suite de l’enquête policière, mais elle ne spécifie pas si ces situations feront plus souvent l’objet de poursuites criminelles. Brewer, Rowe et Brewer (1997) ont un autre point de vue puisqu’ils n’observent pas de différence significative dans leur échantillon en ce qui concerne le sexe de l’enfant. Enfin, la multiplicité des victimes (Brewer et coll., 1997) de même qu’une combinaison de deux victimes de sexes différents impliquées dans le même abus (Sedlak et coll., 2005) augmente le risque de poursuites criminelles. Pour ce qui est de l’âge de la victime, il s’avère que les situations d’enfants très jeunes sont rarement criminalisées puisque la preuve est difficile à construire, à moins que l’enfant apporte une variété de détails précis et crédibles sur l’événement (Stroud et coll., 2000). De surcroît, les situations d’enfants plus âgés sont davantage criminalisées puisque ces enfants représentent des témoins plus crédibles (Brewer et coll., 1997). Cross, De Vos et Whitcomb (1994) observent qu’il y a augmentation du taux de poursuites criminelles chez les enfants de 7 ans et plus tandis qu’Evans et Lyon (2012) remarquent cette augmentation chez les enfants de 6 ans et plus. En appui à ces observations, Bunting (2008) rapporte qu’une plus grande proportion de situations d’enfants âgés de 5 à 13 ans entraîne une sanction criminelle. Paradoxalement, plus l’âge de l’enfant augmente, plus il y a de probabilités que des accusations soient portées, mais plus il y a de probabilités que l’enfant choisisse de mettre fin aux poursuites (Bunting, 2008).

En plus des caractéristiques de l’enfant, les caractéristiques du présumé abuseur permettent de dresser un portrait global des situations référées au procureur. D’abord, en ce qui concerne le sexe du suspect, Sedlak et coll. (2005) observent que peu importe le type d’abus, le fait que l’abuseur soit un homme augmente les probabilités de poursuites criminelles. Pour l’abus physique, par exemple, 43% des cas impliquant un abuseur masculin en comparaison à 27% impliquant un abuseur de sexe féminin sont confiées au procureur (Sedlak et coll., 2005). Une différence est aussi observée en matière d’abus sexuels. Stroud et coll. (2000) estiment que 57% des situations dont un homme est le présumé abuseur contre 40% dont la femme est la présumée abuseure sont transmises au procureur. S’il y a plus d’un présumé abuseur, cela diminue considérablement les probabilités de poursuites criminelles (Sedlak et coll., 2005). Dans un autre ordre d’idée, Sedlak et coll. (2005) remarquent que les probabilités de criminalisation sont plus élevées si le suspect a été reconnu coupable d’une quelconque forme de maltraitance dans le passé. Cross et coll. (1994) observent quant à eux que dans 71% des situations pour lesquelles des accusations criminelles ont été portées, le présumé abuseur avait des antécédents criminels. Le pourcentage obtenu par Cullen, Smith, Funk et Haaf (2000) est de 42%. Ce pourcentage moins élevé, toutefois non négligeable, peut s’expliquer par le fait que dans quelques situations, les auteurs n’ont pas l’information sur les antécédents criminels du présumé abuseur. Les problèmes d’ordre personnel sont autant d’éléments permettant de prédire la probabilité de poursuites

criminelles (Sedlak et coll., 2005). Les données recueillies par Sedlak et coll. (2005), par exemple, révèlent que dans 71% des situations référées au procureur, le suspect a un problème de consommation d’alcool. Dans 59% des cas, il a déjà été incarcéré. Dans 55% des cas, il a un problème de consommation de drogue ou une combinaison de plusieurs problématiques. Enfin, dans 54% des cas, il a des problèmes conjugaux. Sedlak et coll. (2005) observent que l’âge du présumé abuseur fournit une piste d’indication quant aux probabilités de criminalisation. Les auteurs soutiennent que les situations comprenant des présumés abuseurs âgés de 26 à 35 ans ont plus de probabilités d’être criminalisées en comparaison aux autres groupes d’âge (Sedlak et coll., 2005). Brewer et coll. (1997) n’observent toutefois pas de lien spécifique entre l’âge du présumé abuseur et le fait que des accusations criminelles soient portées. Pour ces auteurs, c’est la relation entre le présumé abuseur et la victime qui apparaît comme un élément significatif dans la décision de porter des accusations criminelles. Si le présumé abuseur est un parent biologique ou si le noyau familial est intact, les probabilités de poursuites sont plus faibles (Brewer et coll., 1997). En ce sens, Cross et coll. (1994) précisent qu’il y a une minorité de pères biologiques ou de conjoints de la mère qui sont accusés. Ces observations sont logiques dans la mesure où l’opposition au processus de criminalisation par la famille immédiate est l’une des principales raisons pour lesquelles les procureurs abandonnent les poursuites (Cross, Martell, McDonald & Ahl, 1999; Gray, 1993).