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4. Interactions stratégique et hétérogénéité des anticipations

4.2. Le modèle Cobweb avec anticipations rationnelles versus naïves

Le cadre est toujours celui du Cobweb standard avec des fonctions de demande d’offre linéaires. On suppose qu’au moment de prendre leurs décisions de production les agents ont le

choix entre, payer au coût 𝐶1 =𝐶 > 0 les informations nécessaires à la réalisation

d’anticipation rationnelle (parfaite), ou opter pour une anticipation naïve gratuite (𝐶2 = 0).

Les fractions d’agents optant pour les anticipations rationnelles (𝑙1𝑡) et naïves (𝑙2𝑡) évoluent

à travers un modèle de choix discret, sur la base d’un indicateur de performance connu de tous. Pour simplifier l’analyse nous considérons ici le profit net réalisé une période avant comme seul indicateur de performance des deux règles d’anticipations. L’ensemble des équations du modèle sont données dans le tableau 5.3.

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Tableau 5.3 : Le modèle Cobweb avec anticipations rationnelles versus naïves.

𝑞𝑡𝐷 = 𝑎 − 𝑏𝑝𝑡 𝑎,𝑏> 0 La demande

𝑞ℎ𝑡𝑆 = d𝑝ℎ𝑡𝑚 𝑑 > 0 L’offre par type d’agent 𝑞𝑡𝑆 = 𝑙1𝑡𝑞1𝑡𝑆 +𝑙2𝑡𝑞2𝑡𝑆 , avec 𝑙1𝑡+𝑙2𝑡 = 1 L’offre totale

𝑞𝑡𝐷 = 𝑞𝑡𝑆 L’équilibre temporaire

Règles d’anticipations

𝑝1𝑡𝑚 =𝑝𝑡, Rationnelle

𝑝2𝑡𝑚 = 𝑝𝑡−1 Naïve

Indicateur de performance et choix de règles d’anticipations

𝜋ℎ𝑡 =𝑑2𝑝ℎ𝑡𝑚 (2𝑝𝑡− 𝑝ℎ𝑡𝑚 ) Le profit réalisé

𝑙ℎ𝑡 = 𝑒𝛽(𝜋,𝑡−1−𝐶)

𝑒𝛽(𝜋1,𝑡−1−𝐶1)+𝑒𝛽(𝜋2,𝑡−1−𝐶2) La probabilité de choix discret

Résolution du modèle

A l’équilibre du modèle la demande égalise l’offre:

𝑎 − 𝑏𝑝𝑡= 𝑙1𝑡𝑑𝑝𝑡+𝑙2𝑡𝑑𝑝𝑡−1 Et le prix est donné par :

𝑝𝑡= 𝑎 − 𝑙𝑏+2𝑡𝑙𝑑𝑝𝑡−1

1𝑡𝑑

Pour analyser la dynamique du prix ainsi obtenu, il convient de déterminer celle des

fractions 𝑙1𝑡et 𝑙2𝑡; ce que nous faisons en évaluant d’abord la performance passée des deux

règles d’anticipations. Les profits réalisés à la période 𝑒 valent ainsi 𝜋1𝑡 = 𝑑2𝑝𝑡2 sous la règle

d’anticipation rationnelle et 𝜋2𝑡 =𝑑2𝑝𝑡−1(2𝑝𝑡− 𝑝𝑡−1) sous celle d’anticipation naïve. Les

fractions sont alors données par:

𝑙1𝑡 = 𝑒𝛽(𝜋1𝑡−1−𝐶)

𝑒𝛽(𝜋1𝑡−1−𝐶)+𝑒𝛽𝜋2𝑡−1

𝑙2𝑡 = 𝑒𝛽𝜋2𝑡−1

𝑒𝛽(𝜋1𝑡−1−𝐶)+𝑒𝛽𝜋2𝑡−1

Les producteurs sont supposés avoir une rationalité limitée et une fraction plus importante

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si et seulement si 𝜋1,𝑡−1− 𝐶 >𝜋2,𝑡−1. De plus, si pour simplifier on pose 𝑚𝑡 = 𝑙1𝑡 − 𝑙2𝑡 ,

alors 𝑚𝑡= 1 , ( 𝑚𝑡 = −1) correspondra à la situation où tous les producteurs sont rationnels

(naïfs). En partant des expressions de 𝑙1𝑡 et 𝑙2𝑡 on peut deduire :

𝑚𝑡+1= tanh�𝛽

2�𝜋1,𝑡−𝜋2,𝑡− 𝐶��

Or, sous l’hypothèse de linéarité de la courbe d’offre la différence des profits réalisés se

réduit à 𝜋1,𝑡−𝜋2,𝑡 =𝑑2(𝑝𝑡− 𝑝𝑡−1)2 . La dynamique du prix d’équilibre ainsi que celle de la

différence des fractions 𝑚𝑡 peut alors être résumée par le système dynamique non-linéaire à

deux dimensions suivant:

𝑝𝑡 =2𝑎−(1−𝑚𝑡)𝑑𝑑𝑡−1 2𝑏+(1+𝑚𝑡)𝑑

𝑚𝑡+1= tanh �𝛽2𝑑2(𝑝𝑡− 𝑝𝑡−1)2− 𝐶��

La résolution du système montre l’existence d’un unique état stationnaire (𝑝,𝑚) = �𝑎⁄(𝑏+d), tanh(−𝛽𝐶⁄2)� ; 𝑝 = 𝑎⁄(𝑏+d) correspondant au prix du point d’intersection entre les courbes d’offre et de demande.

État stationnaire et dynamiques complexes

Les propriétés de stabilité (instabilité) de l’état stationnaire dépendent127 des paramètres 𝐶

et 𝛽. Elles dépendent surtout de l’évolution de la différence (𝑝𝑡− 𝑝𝑡−1)2 représentant l’érreur

de prévision que commettent les agents optant pour des anticipations naïves. L’intuition derrière cette écriture est qu’une majorité d’agents opteront pour des anticipations naïves aussi longtemps que le carré des erreurs sera plus faible que le coût lié aux anticipations rationnelles. Puis, dès que le carré des erreurs devient plus élevé que le coût d’acquisition des informations nécessaires pour les anticipations rationnelles, une proportion plus importante d’agent changent de stratégie et payent pour obtenir la prédiction parfaite.

L’ARED suppose ainsi que l'interaction entre les deux types d'agents produit une

commutation irrégulière entre une phase stable, avec des prix proches de l'état stationnaire et une phase instable avec des prix très fluctuants. En effet, lorsque les prix sont stables, les anticipations rationnelles ne valent pas leur coût. La plupart des agents optent alors pour des anticipations naïves qui ont pour conséquence de déstabiliser le marché. Pendant la phase

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Les propriétés se déduisent du calcul des dérivés de l'offre et de la demande au prix d'état stationnaire𝑝∗,

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instable, les anticipations naïves donnent lieu à des erreurs de prévision coûteuses. La part des agents optant pour des anticipations rationnelles augmente rapidement et les prix sont repoussés près de l'état stationnaire. Le marché se stabilise alors et l'histoire se répète.

En justifiant l’existence d’agents naïfs dans le Cobweb l’ARED répond à la critique de

Buchanan (1939) sur la logique interne du modèle. Mais la dynamique du prix ainsi décrite

dépend de l’intensité du choix 𝛽 c’est-à-dire, la vitesse avec laquelle les agents changent pour

la stratégie de prédiction qui leur paraît optimale. Brock & Hommes (1997) ont montré que pour des valeurs élevées de l’intensité du choix, le comportement dynamique du système

devenait chaotique ; l’évolution du prix 𝑝𝑡 et des fractions de 𝑙1𝑡 et 𝑙2𝑡 laissant apparaître un

attracteur étrange dans l’espace des phases.

Pour des petites valeurs du paramètre 𝛽, les agents ont en effet tendance à conserver leurs

stratégies d’anticipations128. Cela a pour conséquence de maintenir les prix prochent de l’état

stationnaire, mais des comportements complexes émergent au fur et à mesure que les agents deviennent sensibles à l’évolution de la performance des règles d’anticipations. La commutation irrégulière entre anticipation naïve et anticipation rationnelle s’accélère alors

produisant des fluctuations de plus en plus erratiques. La figure 5.8 illustre bien ce passage

d’une phase de stabilité vers une phase de comportements dynamiques plus complexes pour des valeurs de plus en plus importantes de l’intensité du choix. Sur le diagramme de bifurcation (A) une première bifurcation vers un comportement cyclique à deux périodes

survient pour 𝛽 ≈0.77 ; la dynamique devient ensuite de plus en plus complexe puis

chaotique à partir de 𝛽 ≈4.3. Cela est confirmé par le graphique (B) du plus grand exposant

de Lyapunov qui devient positif pour une intensité du choix supérieur à cette valeur. Pour

𝛽= 5 on obtient par exemple les séries temporelles chaotiques correspondantes du prix 𝑝𝑡 et

de la fraction 𝑙1𝑡des agents rationnels (D) ; et quelles que soient les valeurs initiales (𝑝0,𝑚0)

choisies, les simulations numériques montrent des trajectoires convergeant vers un attracteur

étrange de la même forme (C) dans l’espace des phases (𝑝,𝑙1).

128 Dans le cas particulier où𝛽= 0 , il n’y a jamais de changement de stratégie et la proportion d’agents optant pour l’une ou l’autre des règles d’anticipation est la même à chaque période. L’autre cas extrême𝛽= +∞ correspond au cas où les agents, ayant tous atteint le plus haut degré de rationalité, choisissent toujours la même règle d’anticipation optimale

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Figure 5.8 : Dynamiques complexes dans un modèle Cobweb avec anticipations hétérogènes.

Notes : Les simulations sont réalisées avec le logiciel E&F Chaos (voir Diks & al., 2008). Les paramètres du modèle:𝑎= 0, 𝑏= 0.5, 𝑑= 1.35 et 𝐶= 1. Pour (A) et (B), 0≤ 𝛽 ≤10 et 𝛽= 5 pour (C) et (D).

Ainsi donc, la prise en compte de l’hétérogénéité des anticipations dans une économie simple de type Cobweb linéaire suffit pour faire apparaître naturellement une dynamique non-linéaire. Cette non-linéarité résulte de l’interaction entre une force déstabilisante (quand les prix sont au voisinage de l’équilibre) et une force stabilisante (quand les prix s’écartent trop de l’équilibre) ; ce qui génère des dynamiques complexes potentiellement chaotiques. En cela,

on peut voir dans le concept d’équilibre dynamique avec rationalité adaptative (ARED)129

, un cadre d’analyse pour une généralisation des modèles de type chartiste / fondamentaliste développés par Frankel & Froot (1986), puis étendus par des auteurs comme Day & Huang

129

Dans le cadre de ses applications en finance, le concept d’ARED a été rebaptisé ABS (Adaptative Belief

188

(1990), Chiarella (1992), De Grauwe & al., (1993) ou Lux (1995)130

. C’est donc tout

naturellement que l’ARED connaît de nombreux développement.

Le cadre du modèle Cobweb standard avec anticipations hétérogènes a d’abord été appliqué à l’analyse des actifs financiers par Brock & Hommes (1998) ; Goeree & Hommes (2000) ont ensuite généralisé les résultats obtenus avec le Cobweb standard en utilisant des fonctions d’offre et de demande non-linéaires. On pourrait se référer à Hommes (2006) pour un survol plus complet de la littérature sur les modèles avec agents hétérogènes. Citons de manière non exhaustive Branch (2002) qui ont analysé la dynamique d’un modèle Cobweb

avec trois règles d'anticipation (rationnel, adaptative et naïve), alors que Lasselle & al., (2005)

n’en retiennent que deux (adaptative vs naïve) ; Chiarella & Khomin (1999) qui ont introduit l’ARED dans un modèle monétaire de type Cagan, Brock et De Fontnouvelle (2000) faisant de même avec un modèle monétaire de type générations imbriquées.

Droste & al., (2002) ont également initié l’utilisation du concept de l’ARED dans

l’oligopole, permettant ainsi de rapprocher les deux formes de modélisations que nous avons

opposées jusque-là. Avec l’ARED il devient plus facile d’imaginer à chaque période, des

agriculteurs réparties par groupes de formes d’anticipations et interagissant à la manière

d’oligopoleurs. Typiquement, dans la littérature131

sur les modèles de type oligopole de

Cournot avec ARED, il est courant d’analyser les dynamiques complexes produites par

l’interaction à chaque période, entre deux formes de firmes : une firme 𝑋 dotée d’une

rationalité limitée et une firme 𝑌 s’appuyant sur des conjectures nulles (anticipations naïves)

pour prévoir la réaction de sa concurrente. La firme 𝑋 n’a pas une connaissance complète des

facteurs significatifs du marché (la demande) ; elle ajuste régulièrement sa production en fonction du profit marginal suivant un mécanisme dynamique qui peut prendre la

forme132

: 𝑞1𝑡+1= 𝑞1𝑡+𝛼𝑞1𝑡(𝜕𝜋1⁄ 𝑞𝜕 1𝑡). On montre alors que la dynamique du modèle

dépend de la vitesse 𝛼 avec laquelle la firme 𝑋 ajuste sa production : convergence vers un

équilibre stable de Nash pour de faibles valeurs de la vitesse d'ajustement et bifurcation vers un cycle périodique puis vers un régime chaotique quand la vitesse d’ajustement augmente.

130 Dans ces modèles, les marchés financiers sont supposés constitués de deux types de traders : les fondamentalistes, qui fondent leurs décisions d'investissement sur une estimation de la valeur fondamentale des actifs et les chartistes qui fondent leurs décisions sur une analyse de la tendance passée des prix. Les fluctuations naissent alors de l’interaction entre les deux groupent ; le premier tendant à ramener le système à l’équilibre tandis que le second, maladroit l’oblige à s’en écarter.

131

Agiza et Elsadany (2003, 2004), Zhang et al., (2007), Tramontana 2010,

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5. Conclusion

Le caractère non-linéaire des ajustements auxquels sont soumis de nombreuses variables économiques ne fait plus guère de doute. Et cette non-linéarité produit des dynamiques complexes et chaotiques que de nombreux auteurs tentent d’expliquer et de reproduire à travers diverses formes de modélisations : les modèles de « formation des habitudes » (voir Benhabib & Day 1982), les modèles de « croissance pollués » (voir Day 1982 ou 1983), les modèles à « générations imbriquées » (voir Grandmont 1985), les modèles sur la « structure par terme des taux d’intérêt » (van der Ploeg 1987), les modèles « keynésiens d’investissement » (voir Shaffer 1991)… Dans ce chapitre nous avons tout d’abord présenté deux formes de modélisation qui nous semblaient particulièrement adaptées pour reproduire les dynamiques complexes observées sur les marchés de matières premières : le modèle d’oligopole de Puu en raison de la structure oligopolistique qui caractérise généralement ces marchés et le modèle Cobweb en raison des conditions particulières entourant la production de la catégorie agricole des matières premières.

Dans les modèles d’oligopole standard, les fluctuations naissent de l’interaction stratégique entre les offreurs concurrents et sous les hypothèses de conjoncture nulle à la Cournot puis d’iso-élasticité de la demande, le modèle de base de Puu (1991) a récemment ouvert la voie pour décrire les conditions d’apparition de dynamiques complexes et chaotiques dans une telle configuration de marché. A l’inverse, il n’y a aucune interaction stratégique dans une économie de type Cobweb standard. Les fluctuations naissent du décalage temporel entre décisions de production et réalisation effective de la production, ainsi que des erreurs commises dans l’anticipation du futur prix de vente de cette production. Sous l’hypothèse d’une anticipation adaptative des prix et d’une courbe d’offre en forme de S, les travaux de Chiarella (1988) puis Hommes (1991, 1994) ont également permis de reproduire les dynamiques complexes et chaotiques apparaissant sur les marchés de ce type.

L’hypothèse d’homogénéité des comportements au cœur de ces deux formes de modélisation et qui constituait leur principale limite est désormais corrigée avec l’introduction par Brock & Hommes (1997) du concept d’équilibre dynamique avec rationalité adaptative

(adaptive rational equilibrium dynamics ARED). Dans le Cobweb comme dans l’oligopole,

l’introduction de l’ARED montre que la simple prise en compte de l’hétérogénéité des

comportements suffit pour faire apparaître naturellement une dynamique non-linéaire. Sur le marché, cette non-linéarité résulte de l’interaction entre forces déstabilisantes (quand les prix sont au voisinage de l’équilibre) et forces stabilisantes (quand les prix s’écartent trop de