3. Aversion au risque, erreurs d’anticipations et chaos sur les marchés agricoles
3.3. Dynamique non linéaire et chaos dans le modèle du Cobweb
Le point important à relever dans le modèle Cobweb standard n’est pas la linéarité les courbes d’offre et de demande, mais leur monotonie. Qualitativement on obtient en effet la même dynamique avec des courbes non-linéaires monotones. Les travaux d’Artstein (1983) ou Jensen & Urban (1984) qui marquent le début des extensions non-linéaires du modèle Cobweb vont ainsi consister à rendre les courbes non monotones. Ils montrent qu’avec des anticipations naïves, un simple changement de ce type dans la fonction d’offre suffit pour introduire la possibilité de dynamiques chaotiques. Chiarella (1988) puis Hommes (1991, 1994) montreront plus tard que sous l’hypothèse d’anticipations adaptatives, une simple courbe d’offre en S suffit pour produire les mêmes dynamiques. Selon Hommes (1994), la
construction de la courbe en S s’appuie sur les deux considérations économiques suivantes:
176
• quand les prix sont très bas, l'offre augmente plus lentement en raison des coûts de
démarrage et des coûts fixes de production,
• quand les prix sont trop élevés, l'offre augmente plus lentement, en raison de
contraintes de capacité et d'approvisionnement.
Le tableau 5.2 ci-dessous spécifie les équations d’un modèle Cobweb avec une telle forme de courbe d’offre. Cette fois-ci, nous ne rajoutons aucune perturbation aléatoire dans la fonction afin de bien mettre en évidence le caractère endogène des fluctuations produites. La
demande reste une fonction du prix du marché linéairement décroissante et de pente 𝑏 alors
que l’offre devient une fonction non-linéairement croissante du prix anticipé. La forme en S
est donnée par une fonction Arctan de paramètre de cambrure 𝜆 , mais d’autres formes
fonctionnelles sont également possibles122.
Tableau 5.2 : Le modèle Cobweb avec une courbe d’offre en S.
𝑞𝑡𝐷 = 𝑎 − 𝑏𝑝𝑡 𝑎,𝑏> 0 La demande
𝑞𝑡𝑆 = arctan(𝜆𝑝𝑡𝑚) 𝜆 > 0 L’offre
𝑞𝑡𝐷 = 𝑞𝑡𝑆 L’équilibre temporaire
Règles d’anticipations
𝑝𝑡𝑚 = 𝑝𝑡−1𝑚 +𝑤(𝑝𝑡−1− 𝑝𝑡−1𝑚 ), 0≤ 𝑤 ≤1 Adaptative
À l’équilibre temporaire du système, la demande égalise l’offre et on
obtient 𝑝𝑡= (𝑎 −arctan(𝜆𝑝𝑡𝑚))⁄𝑏 ; puis, sous l’hypothèse d’anticipations adaptatives :
𝑝𝑡𝑚 = (1− 𝑤)𝑝𝑡−1𝑚 +𝑤𝑎 −arctan(𝜆𝑝𝑏 𝑡−1𝑚 )
La dynamique du prix anticipé est ainsi donnée par un système unidimensionnel de la forme:
𝑥𝑡 =𝑓𝑤,𝑎,𝑏,𝜆(𝑥𝑡−1). La figure 5.6 illustre l’évolution de ce prix (à droite) ainsi que celle des
erreurs d’anticipations (𝑝𝑡𝑚− 𝑝𝑡), pour différentes valeurs du coefficient de pondération des
erreurs123. Pour 𝑤 = 1 (anticipations naïves), les agents se trompent systématiquement dans
leurs anticipations et les prix convergent vers un régime stable de cycle à deux périodes. Les agents sont d’autant plus prudents dans la correction de leurs anticipations que le coefficient
122 Voir par exemple Hommes (2000) où cette forme est obtenue en introduisant une fonction de coûts de production croissante et convexe de la forme 𝑐(𝑞) =𝑑+11 (𝑞 −1)𝑑+1+𝑞. La fonction d’offre est alors donnée par : 𝑞=𝑆(𝑝𝑚) = (𝑝𝑚−1)1 𝑑⁄ + 1.
123Cette figure comme toutes celles présentées dans la section est réalisée avec le logiciel E&F Chaos de simulation de système non-linéaire ; en suivant les instructions consignées dans le manuel de Diks & al., (2008). Le logiciel peut être gratuitement téléchargé à l’adresse : www.fee.uva.nl/cendef.
177
de pondération est faible. Ainsi, quand 𝑤 = 0.25 par exemple, les prix convergent vers l’état
stationnaire et les erreurs d’anticipations disparaissent avec le temps. Pour une valeur
intermédiaire du coefficient d’espérance (𝑤 = 0.5 par exemple), aussi bien la série de prix
que celle des erreurs d’anticipations deviennent chaotiques. Les erreurs sont toutefois moins importantes que sous l’hypothèse d’anticipations naïves ; elles sont moins régulières (du fait de leur dynamique chaotique), ce qui empêche le producteur d’apprendre facilement de ses erreurs passées.
Figure 5.6 : Séries des prix pour un Cobweb non-linéaire avec anticipations adaptatives et pour différentes valeur de w
Notes : Les simulations sont réalisées avec le logiciel E&F Chaos (voir Diks & al., 2008). Les paramètres du modèle : 𝑝0𝑚= 0.3 , 𝑎= 1, 𝑏= 0.25 𝑒𝑒𝜆= 4 . On obtient : un régime stable de cycle à deux périodes pour 𝑤= 1 (A), des séries de prix chaotiques pour 𝑤= 0.5 (B) et un régime stable de convergence vers un état stationnaire pour 𝑤= 0.25 (C).
178
Ainsi, lorsque le coefficient de pondération 𝑤, passe de 1 (anticipations naïves) à des
valeurs proches de zéro, la dynamique du système passe d’un régime d’oscillations cycliques avec deux périodes, à un régime de convergence vers l'état stationnaire, après avoir traversé
une zone de chaos. Le diagramme de bifurcation124
du modèle (figure 5.7 ci-dessous) permet alors de délimiter les intervalles de stabilité et de chaos, en fonction de la valeur du
paramètre 𝑤.
Figure 5.7 : Diagramme de bifurcation et trajectoires chaotiques dans le Cobweb non-linéaire avec anticipations adaptatives.
Les paramètres fixes du modèles sont les mêmes que ceux de la figure 5.6, tandis que 𝑤
varie entre 0 et 1. On peut lire sur le diagramme de bifurcation que pour de petites valeurs du
coefficient de pondération (0 ≤ 𝑤 ≤ 0.29) les prix convergent vers un état stationnaire. Ils
sont soumis aux amples oscillations du régime cyclique à deux temps pour les valeurs élevées
du coefficient de pondération (0.77 < 𝑤 ≤1) , puis aux oscillations plus modérées mais
imprévisibles du régime chaotique pour les valeurs intermédiaires du
coefficient (0.38 < 𝑤 < 0.77). La figure 5.7(B) illustre justement l’évolution de deux
trajectoires de prix, pour une même valeur intermédiaire du coefficient w=0.5, mais à partir
de condition initiale très légèrement différentes : 𝑝0𝑚= 0.3 et𝑝0𝑚= 0.301. Les deux trajectoires
sont d’abord très proches, puis deviennent complètement différentes au bout de quelques
124 Dans un modèle non linéaire, le diagramme de bifurcation est l’outil privilégié pour observer la dynamique du modèle en fonction de l’évolution d’un seul paramètre. Une bifurcation est un changement qualitatif dans la dynamique du modèle quand un paramètre change.
Notes : Les simulations sont réalisées avec le logiciel E&F Chaos (voir Diks & al., 2008). Les
paramètres: 𝑝0𝑚= 0.3 , 𝑎= 1, 𝑏= 0.25 𝑒𝑒𝜆= 4. Pour le diagramme de bifurcation 𝑤 varie de 0 à 1. Pour les trajectoires chaotiques, 𝑤= 0.5 et les conditions initiales sont retenues sont : 𝑝0𝑚= 0.3 pour --- et𝑝0𝑚= 0.301 pour ----
𝑝𝑡𝑚
𝑤 Temps
(B) Trajectoires chaotiques (A) Diagramme de bifurcation
179
itérations ; ce qui illustre bien la propriété de sensibilité aux conditions initiales des phénomènes chaotiques.
Le régime chaotique observé ici correspond au régime d’oscillations divergentes dans le cas du Cobweb linéaire. Il est plus intéressant car les fluctuations ne divergent pas. Bien que celles-ci soient générées de manière totalement endogène, leur dynamique est très proche de celle d’une marche aléatoire. Cela montre bien que sous l’hypothèse d’anticipations adaptatives, le modèle Cobweb avec une courbe d’offre en S permet, à travers le régime chaotique, de donner une description plus réaliste du comportement des acteurs sur le marché. Dans Hommes (1994) la forme en S de la courbe est obtenue via une fonction arctan, mais d’autres formes fonctionnelles ont également été explorées par la littérature. Dans Boussard (1996) par exemple, la non-linéarité est obtenue en prenant en compte l’aversion au risque des producteurs. Le facteur de risque utilisé dépend de l’écart moyenne-variance qui introduit un
terme quadratique sur les prix pouvant conduire au chaos. Onozaki & al., (2000) obtiennent
également des résultats similaires en introduisant un processus d’ajustement des coûts de productions dans la fonction d’offre.
Dans tous ces cas, l’introduction de la non-linéarité produit des dynamiques de prix plus réalistes, répondant ainsi à la plupart des critiques du Cobweb standard. Une des premières critiques formulée par Buchanan (1939) demeure cependant sans réponse. Elle porte sur la logique interne du modèle qui est construit autour d’erreurs d’anticipations, plus ou moins importantes. Sur le long terme, le caractère systématique de ces erreurs peut entraîner des pertes plus importantes que les bénéfices pour les producteurs ; ce qui a conduit Buchanan à réclamer des hypothèses explicites sur l’existence de producteurs prêts à gaspiller de l'argent dans une activité non rentable.
L’homogénéité du comportement des acteurs constitue une autre limite des modèles Cobweb présentés. Comme de nombreux autres modèles, ils sont construits autour des croyances et des comportements d’un agent représentatif, alors que de nombreuses études
d’économie expérimentale125 montrent, face à la même information, des agents adoptant des
stratégies différentes de consommation, de production et d’investissement. Dans un environnement risqué, une approche plus réaliste consisterait à modéliser les agents comme
ayant une rationalité limitée et des formes anticipations hétérogènes (Hommes 2013). Cela
confronte cependant le modélisateur à deux difficultés majeures. En effet quelles règles d’anticipations retiendront les agents dans l’infini des possibles ? Comment corrigeront-ils ou
180
adapteront ils ces règles dans le temps en fonction de leurs efficacités ? Des modèles avec agents hétérogènes proposés dans la littérature récente apportent des réponses intéressantes à ces interrogations.