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La spécificité de la Russie se manifestait de plusieurs manières. Maintenir l'intégrité d'un pays immense et le protéger contre les influences considérées comme néfastes de l’Europe Occidentale ne pouvait pas reposer uniquement sur la puissance de

9 Skrynnikov, Ruslan Grigorevic, Gosudarstvo i cerkov na Rusi XIV-XVI vv. Podwizniki russkoj cerkvi,

Novosibirsk, Nauka, 1991, 396 p. ; pour une étude approfondie des relations entre l’État et l’Église en Russie et des traditions byzantines dans la philosophie politique russe, voir : Uspenskij, Boris Andreevic,

Car i patriarch. Charizma vlasti v Rossii (Vizantijskaja model i ee russkoe pereosmyslenie), Moskva,

Jazyki russkoj kultury, 1998, 676 p.

10 Kamenskij, Aleksandr Borisovic, Rossijskaja imperja v XVIII vekie. Tradici i modernizacija, Moskva,

Novoe Literaturnoe Obozrenie, 1999, p. 113 ; voir aussi : Zivov, Viktor Markovic, Jazyk i kultura v

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l'armée, sur les structures développées de la police secrète et sur les patrouilles, même denses, des gardes-frontières. Le processus de développement de la conscience des sociétés et de leur identité, entraînant avec elle la conscience des divergences entre les pays, avait commencé au XIXème siècle. Fruit des tendances lancées au siècle des Lumières, conscience liée à la démocratisation des structures sociales, à la disparition des structures féodales et à l’industrialisation, elle préparait le chemin des théories nationalistes qui avaient pour but de lier les habitants à leur pays par une appartenance identitaire forte et qui seule pourrait encore garantir au pouvoir central son assise. En plus des théories strictement nationalistes, d'autres commencèrent à voir le jour. Ces dernières ne reposaient pas uniquement sur la conception d'une nation selon ses frontières géopolitiques, mais également sur l'appartenance à une même culture, ce qui pouvait déboucher sur la reconnaissance des liens culturels entre différentes nations.

La rivalité ancestrale polono-russe avait gagné encore un autre soutien, intellectuel celui-ci, différent de celui qui se développait sous les auspices des Polonais. Pour soutenir son système des trois piliers, le système tsariste avait reçu un appui encore plus fort des intellectuels qui repoussèrent les limites plus loin encore. Sur les terres de l’Europe orientale, ce courant prit le nom de panslavisme. Il fut exploité par la Russie, persuadée qu’elle était prédestinée à jouer un rôle dominant sur les pays slaves. Ce courant constitua une arme sur les territoires polonais permettant de lutter contre le mode de vie polonais. Les Polonais appartenaient à la culture slave, et les publicistes russes de la fin du XIXème siècle, avec Iouri Samarine, Aleksander Hilferding, mais aussi l’historien Mikhail Pogodin, cherchaient à prouver que la noblesse polonaise empreinte de culture occidentale et fortement liée à la religion catholique romaine se comportait en contradiction avec l’esprit slave.11

Son style de vie était élitaire et totalement étranger à celui, « authentique », des masses de paysans du Royaume de Pologne, sans parler des Terres revendiquées avec une population biélorusse ou ukrainienne majoritaire. Les publicistes étaient persuadés qu'ôter à la noblesse polonaise son pouvoir matériel sur les paysans pouvait causer le déclin des idées romaines et le développement des influences slaves. Organiser les paysans à la manière russe devait permettre de centraliser et de consolider l'Empire, ce qui constituait donc une raison supplémentaire pour dépouiller les nobles polonais de l'important rôle social qu'ils

11 Walicki, Andrzej, Zarys myśli rosyjskiej od Oświecenia do renesansu religijno-filozoficznego, Kraków,

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avaient. D’autre part, ces publications panslaves permirent de renforcer une vision stéréotypée de la société polonaise dans la mentalité russe, fondée sur un dualisme dans lesquels s'opposaient des valeurs incompatibles : les valeurs contraires à l'esprit slave d'une part et celles qui lui étaient fidèles d'autre part.12

Le panslavisme ne se cantonnait pas à l’intérieur de l’Empire russe ou à ses nations voisines. Il eut aussi une influence dans la sphère des relations internationales. Nikolai Danilewskij fit à l'époque une interprétation détaillée de cette philosophie, du rôle de la Russie et de la position de la Pologne dans tout ce système.13 Il alertait la société russe contre le danger que représentait l’Ouest et annonçait la nécessité pour la Russie de se mobiliser et d'œuvrer à l’unification des Slaves. Danilewskij était persuadé que les Slaves formaient un type culturellement et historiquement totalement différent du type germano-roman. La conscience de cette différence devait être renforcée au sein des Slaves et l'idée slave affirmée comme supérieure. Il vantait les relations sociales et la foi héritées de Byzance. Telles étaient les théories. Danilewskij construisait son raisonnement de manière à donner raison au gouvernement : il avait élaboré et publié cette théorie dans le but de justifier les appétits expansionnistes russes envers les terres de l’Europe orientale, qui aurait finalement dû former plusieurs royaumes liés en confédération, tous sous protectorat russe. Ce plan d'expansion comportait aussi l'annexion des détroits du Bosphore et des Dardanelles ce qui devait permettre de retrouver la situation antérieure à la guerre de Crimée.14 Au sujet de la question polonaise, Danilewskij s'était globalement aligné sur les autres publicistes, en soulignant que l'adoption de l’idée latine des Polonais, trahison envers l'esprit slave, menaçait la Russie, car cette latinisation n'était autre qu’une usurpation des terrains appartenant naturellement à l’État russe. Comme les autres, il conseillait de bannir les Polonais des Terres revendiquées et de les repousser sur les terres historiquement polonaises. Son interprétation du partage de la Pologne, par ailleurs digne d'intérêt, était que la Russie n'en était pas l'auteur. Il s'inscrivait dans la ligne des conceptions nées déjà sous le règne de Catherine II qui, en 1793, avait frappé une médaille de la devise : « J’ai récupéré ce qui fut arraché ». À son sens donc, les territoires orientaux de la

12 Bułhak Władysław, « Rosyjskie koncepcje panowania w Polsce w latach 1863-1905 », in : Arcana , R.

4, 1998, nr 1, pp. 54-55.

13 Danilewskij, Nikolaj Jakovlevic, Rossija i Evropa. Vzgljad na kulturnyje i politiceskie otnosenija

slavjanskogo mira k germano-romanskomu, Sankt-Petersbourg, Glagol, 1995, 513 p.

14 Wetzel, David, The Crimean War: A Diplomatic History, New York, Columbia University Press, 1985,

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République des Deux Nations faisaient partie intégrante de la Russie médiévale dans la mémoire collective russe.15

Cette idéologie panslaviste était tellement forte et si bien ancrée que même les libéraux russes – les seuls partisans éventuels de la liberté et de l'indépendance des nations – s'y ralliaient par la force des choses. Ils étaient probablement les seuls à suivre les événements de l'Europe occidentale avec curiosité, mais leur intérêt pour les systèmes occidentaux dans lesquels ils cherchaient un soutien à leurs idées ne semble pourtant pas dépasser le stade de la curiosité. En réalité, ils étaient obligés, à quelques détails près, de se rallier aux idées de leurs opposants politiques lorsqu'il s'agissait de la question polonaise. La plupart d’entre eux effectuaient des voyages en Europe et étaient à même de confronter et d'avoir un regard critique sur le mode de fonctionnement et de prise de décisions de l’administration tsariste. Ils virent sans pouvoir agir comment le pouvoir du tsar fit taire l'insurrection de 1830. En Europe occidentale, le sort de la Pologne fut alors largement commenté et provoqua plusieurs vagues de russophobie au XIXème siècle, ce dont les libéraux avaient conscience. Ces derniers, qui cherchaient un modus vivendi avec les Polonais, voyaient dans les relations entre l’Angleterre et l’Écosse un exemple à suivre. L’un d’entre eux, le prince Piotr Wiaziemski, évoqua même la nécessité d’abandonner le Royaume de Pologne à lui-même.16

Malgré ces divergences concernant le sort de la Pologne et de ses habitants pour lesquels les libéraux souhaitaient la liberté, ils étaient d'accord que la raison d'État impériale restât prioritaire et protégée. Malgré leur compréhension, voire même leur pitié, pour le destin des Polonais, les libéraux préférèrent soutenir la solution d’une coexistence pacifique entre les deux nations en se basant sur la nouvelle constitution russe, considérée comme un progrès notoire en matière de droits des citoyens.

Le système créé après le Congrès de Vienne en 1815, dans lequel l'existence du Royaume de Pologne régi par la constitution et donc pourvu d'un semblant de droits, fut accepté par les libéraux, malgré les défaillances du système et les abus du tsar.17 Mikolaj Turgieniew, optimiste, pensait encore que la Russie pourrait – grâce à ce système constitutionnel – unifier tous les éléments la composant. Il considérait bien

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Davies, Norman, op. cit., p. 113.

16 Wiaziemski, Piotr, Z notatników i listów księcia Piotra Wiaziemskiego, Kraków, Wydawnictwo

Literackie, 1985, p. 176.

17 Głębocki, Henryk, «« Bielmo na oczach Europy, wrzód na ciele Rosji… ». Liberalizm rosyjski w

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évidemment la Pologne comme faisant partie de ce système.18 L’idée du rôle dominant de la Russie dans le système des pays slaves était donc partagée de tous et la conviction de l’union slave était bien ancrée dans les esprits des penseurs.

Mentionnons maintenant un élément intéressant qui caractérisait les relations polono-russes. Analysant la question polonaise au XIXème siècle, il ne faut pas oublier qu’en conquérant finalement la Pologne, la Russie avait écrasé tout le système politico- social et culturel de sa rivale qui, malgré toutes ses faiblesses, intéressait l'Europe pour son organisation bien plus démocratique que celle du système russe. Avec la victoire de la Russie, le système autocratique l'emportait. En même temps, un faible courant de penseurs et de politiciens russes rêvait que la réforme du système intérieur débouchât sur des changements dans les relations avec cette Europe qui leur était hostile, ainsi que dans leur relation à la problématique polonaise. Cette idée était évidemment inacceptable pour le régime tsariste. En conclusion, quelle que fût l’opinion des intellectuels russes, la Pologne et sa culture étaient depuis toujours la rivale de la Russie dans la question de l’hégémonie sur le monde oriental et le restait.

IV. Nouvelle politique impériale à la suite de la défaite de l’insurrection