• Aucun résultat trouvé

Comme nous l'avons vu, l’obtention de l’acide azotique de l’air, après la phase initiale caractérisée par quelques problèmes de nature technologique, avait nécessité le développement d’un produit secondaire : les condensateurs. Les procès-verbaux des premières assemblées des actionnaires montrent clairement qu'ils avaient bien conscience que la production de l’acide nitrique était fortement liée à la construction des condensateurs.39 Les membres de la société discutaient de la production de puissants condensateurs depuis le début des activités. L’idée d’une usine propre à la Société n’était pas irréaliste. Quand, en été 1903, on ne savait toujours pas où et comment allait se faire la production de l’acide, les projets autour de la production des condensateurs étaient à l’ordre du jour. Kowalski proposait de fonder une société responsable du développement des condensateurs, sans que celle-ci ne fût une société d’actions, son capital n'étant pas suffisamment important.40 Par contre, on imaginait également que la nouvelle société chapeautant la production des condensateurs, avec la vente éventuelle de ses actions, pourrait aussi constituer un moyen de couvrir les difficultés financières de la Société de l'acide nitrique. C'est à ce stade que le jeune Jan Modzelewski prit la parole pour la première fois. Sans formuler de proposition concrète, il demanda aux actionnaires si la construction d’une usine dirigée par une nouvelle société était la seule solution qu'ils envisageaient pour la production des condensateurs, ou s'ils pouvaient imaginer céder la licence des condensateurs à une personne qui serait prête à financer la production des condensateurs. Cette idée plut. Elle faciliterait la gestion de la nouvelle

37 Bronisław Średniawa, Stanisław Zabiełło, « Józef Wierusz-Kowalski », in: Polski..., op. cit., p. 559. 38 Liste des actionnaires du 4.10.1929, AAN, Akta Towarzystwa Kwasu Azotowego we Fryburgu. 39 Compte-rendu de la quatrième Assemblé générale de Messieurs les porteurs de parts d’inventeur pour

la fabrication avec l’air et l’électricité d’acide et de produits nitriques, Fribourg, 14.11.1903, AAN, Akta Towarzystwa Kwasu Azotowego we Fryburgu.

40 Compte-rendu de la deuxième Assemblé générale de Messieurs les porteurs de parts d’inventeur pour la

fabrication avec l’air et l’électricité d’acide et de produits nitriques, Fribourg, 2.7.1903, AAN, Akta Towarzystwa Kwasu Azotowego we Fryburgu.

136

société dont la production était attendue avec impatience. C'est ainsi que Jan Modzelewski, qui avait alors le capital nécessaire, investit dans l'affaire. Cette nouvelle entreprise avait toutes les chances de réussir. Elle produirait non seulement les condensateurs attendus par la Société d’acide, mais obtiendrait aussi une commande de l’ingénieur Hans Maurer, employé de la Société des Eaux et des Forêts, pour 200 condensateurs dès le départ. Si la qualité de ces derniers s’avérait satisfaisante, de nouvelles commandes pourraient suivre.41

La première petite usine Fabrique suisse des condensateurs de Jan Modzelewski fut créée en décembre 1903 déjà. D’après le contrat conclu le 16 janvier 1904, la société de Modzelewski avait négocié l’exclusivité sur le territoire suisse sur la production des condensateurs selon le système de Mościcki en échange de la garantie qu'aucun des condensateurs produits ne serait vendu à une autre société produisant de l’acide nitrique. De telles clauses assuraient une position de monopole à la société, ce qui garantissait son développement. Les bâtiments avaient été construits sur un terrain fourni par la Société des Eaux et des Forêts. L’usine employait environ 30 personnes. Les condensateurs servirent non seulement à la Société d’acide nitrique, mais aussi à d'autres branches de l’industrie : ils étaient employés pour la fabrication des monte- charges, mais également dans les domaines des télégraphes et de l’électrothérapie.

Les perspectives étaient bonnes et les affaires sans doute florissantes. En effet, deux ans après le lancement de la première société, une nouvelle entreprise voyait le jour sur la scène économique fribourgeoise. Dans la feuille officielle suisse du commerce, en date du 11 décembre 1905, on lit que le 24 novembre, la Société générale des condensateurs électriques était fondée à Fribourg et que son but était la production et la vente de condensateurs, ainsi que des accessoires se rattachant directement ou indirectement à leur emploi, quelle qu'en soit la nature. Les statuts de cette nouvelle société furent adoptés le 24 décembre 1905 selon l’acte du notaire Paul Droux.42

La durée de vie de la société fut fixée à 30 ans, avec la possibilité pour les actionnaires de la prolonger s'ils le désiraient. On envisageait alors certainement que la société allait en effet durer au-delà de ces trente ans. L'envergure de l'entreprise dès ses

41 Compte-rendu de la quatrième Assemblé générale de Messieurs les porteurs de parts d’inventeur pour

la fabrication avec l’air et l’électricité d’acide et de produits nitriques, Fribourg, 14.11.1903, AAN, Akta Towarzystwa Kwasu Azotowego we Fryburgu.

42

137

débuts laisse penser qu'elle était le produit d'une vision à long terme. Le capital engagé, très important, s’élevait en effet à 300`000 francs et aurait pu être augmenté à 370`000 francs sur décision des actionnaires. Il fut d'abord divisé en 600 actions d’une valeur de 500 francs chacune.

Jan Modzelewski obtint la position prépondérante dans la nouvelle société grâce aux biens qu'il amenait à l'entreprise, lui donnant ainsi une base bien réelle pour se constituer : il mettait en effet à disposition une fabrique certes de moindre envergure, mais fonctionnelle. De plus, Modzelewski qui avait déjà négocié l'achat d'une parcelle de 27 ares à Pérolles en vue de la construction d'une usine plus grande avec l'État de Fribourg, céda les droits et obligations obtenus à la nouvelle société. Finalement, Modzelewski possédait les droits de vente des condensateurs en Suisse, Hongrie, Allemagne, Angleterre, France, Autriche, Russie et Norvège. Ce paquet de plus de 14 brevets en sa possession résultait de deux conventions : la première passée avec la Société d’acide nitrique le 10 novembre 1905 et la deuxième conclue avec Mościcki le 20 novembre de la même année. L’accord stipulait que la somme de 125`000 allait être versée en espèces par l'acquéreur des droits à la Société d’acide nitrique.43

La valeur de tous ces apports fut évaluée à la somme de 88`826 francs, ce qui fit de Modzelewski le propriétaire de 152 actions.44 En outre, en tant que fondateur de la société, il obtint 20 parts des titres au porteur sans valeur nominale, mais donnant droit à la perception d’une partie des bénéfices. Chacune de ces parts fut attribuée à une action souscrite. La société en émit 1000, ce qui permit au Conseil d’administration d’en disposer librement, vu que le nombre d’actions prévu était de 600. Il faut mentionner que 25 de ces parts furent également attribuées à Mościcki par reconnaissance pour ses apports techniques ayant permis la mise au point des appareils brevetés. Ceci est plutôt peu, sachant que sans l’aide de Mościcki, les condensateurs n’auraient simplement pas existés.45 Mościcki apporta également une aide précieuse permettant les premiers pas de la société sous forme de conseils et de suivis des travaux de construction de l'usine. S'il

43 Statuts de la société anonyme Société générale des condensateurs électriques à Fribourg (Suisse), Art.

5, Fribourg, 1905, AEF.

44

Pour clarifier : 152 actions d'une valeur de 500 francs chacune représentent 76`000 francs. Le reste, 12`826 francs ont été payés à Modzelewski en espèces. Statuts de la société anonyme Société générale des condensateurs électriques à Fribourg (Suisse), Art. 5, Fribourg, 1905, AEF.

45 Statuts de la société anonyme Société générale des condensateurs électriques à Fribourg (Suisse), Art.

138

dit lui-même que cet engagement n'était pas trop important et qu'une rémunération de 400 francs par mois lui suffisait, cet apport était indispensable à la Société générale.46

La nouvelle société était également dotée de tout un appareil administratif. L’Assemblée générale devait se réunir une fois par année au moins pour évaluer les rapports du Conseil, décider de l’emploi des bénéfices et surtout fixer les dividendes. Elle recevait aussi les propositions du Conseil qu'elle discutait.47

C’est évidemment ce Conseil qui avait le plus de poids dans la Société. Les premiers membres du Conseil, élus pour une durée de trois ans, furent : Georges Bougère, banquier d’Angers, Georges Giles, ingénieur, Fritz Graenicher, directeur de la Banque populaire suisse, Pierre de Zurich, deux Polonais : Jan Modzelewski et Charles Sulikowski, ainsi que Rodolphe de Weck, directeur de la Société des tramways et président de cette première assemblée.48 Les deux directeurs furent élus parmi les membres de ce Conseil également : Georges Gilles, français d’origine américaine, petit- fils du consul des États-Unis à Paris et Jan Modzelewski. Leurs tâches consistaient à garantir le bon fonctionnement de l’entreprise.49

L’avenir montra que sans l'engagement de Mościcki, le fonctionnement de l’entreprise aurait sans doute été difficile. Après les premiers succès de l’usine, la demande pour le type de condensateurs à haute tension qui constituait la base de l'offre de la Société commença à diminuer. Les télégraphes qui les avaient jusque là utilisés, développaient de nouvelles techniques dans lesquelles ils n'étaient plus nécessaires. Le bon fonctionnement de l’entreprise fribourgeoise n'était plus garanti, même si la plus grande station télégraphique mondiale de l’époque, située sur la tour Eiffel, fonctionnait grâce aux condensateurs fribourgeois. Mościcki, qui se sentait une responsabilité, s'engagea une fois encore pour le bien de l'affaire, et trouva une idée de développement des produits de l’usine. Il développa une méthode de protection contre les décharges atmosphériques dans la distribution d’énergie électrique, qui causaient des dégâts dans les installations des stations de transformateurs. Mościcki démontra vite l’utilité de son invention, surtout lors du congrès des électriciens organisé à Fribourg. Il gagna une

46 Mościcki, Ignacy, Autobiografia..., op. cit., p. 86.

47 Statuts de la société anonyme Société générale des condensateurs électriques à Fribourg (Suisse), Art.

12 et 14, Fribourg, 1905, AEF.

48 Statuts de la société anonyme Société générale des condensateurs électriques à Fribourg (Suisse), Art.

21, Fribourg, 1905, AEF.

49 Statuts de la société anonyme Société générale des condensateurs électriques à Fribourg (Suisse), Art.

139

grande autorité dans les affaires liées aux phénomènes causés par la haute tension et la société des condensateurs vit son chiffre d’affaires augmenter d’un million de francs durant la première année de production des nouveaux produits.50

Le développement de la Société des condensateurs eut lieu non seulement grâce aux idées de Mościcki, mais aussi à la gestion exemplaire de Georges Gilles. Il était un bon dirigeant et connaissait également la problématique des instruments employés : il effectuait lui-même des recherches et était à même d'apporter des modifications. L’usine produisit les soupapes Gilles, des limiteurs d’oscillations, fusibles, parafoudres et sectionneurs à fusibles. Ce développement de la société permit l’augmentation du capital qui s'éleva à 370`000 francs en 1908. L’usine engagea de plus une cinquantaine de personnes. En 1909, Jan Modzelewski décida de quitter ses fonctions de directeur. Considérait-il que sous la direction de Gilles, la société était en de bonnes mains et qu'il pouvait se concentrer sur ses autres activités, devenues plus politiques ? Le choix de Gilles allait effectivement s'avérer judicieux : la qualité de son travail allait permettre à Modzelewski de vaquer tranquille à ses autres activités, déchargé des soucis de l'entreprise. La bonne conjoncture dura encore pendant la période de guerre. Malheureusement, ce développement rapide fut interrompu par la mort subite de Gilles en 1920. Après son décès, le fonctionnement de l’entreprise ne fut plus si brillant. L’engagement de Modzelewski pendant la Première Guerre mondiale dans des affaires éloignées des préoccupations industrielles n'aida pas non plus les affaires de la société dont il était le fondateur.

Si les activités industrielles de Modzelewski et de ses compatriotes rencontrèrent un certain succès, c'est grâce à la réunion simultanée de plusieurs conditions favorables en un même lieu. Parmi elles, on relèvera tout d'abord le caractère des recherches universitaires orientées vers l'application industrielle, le soutien dont elles bénéficièrent de la part de l’État et le fond financier garanti par Modzelewski. Le résultat fut stupéfiant. Rien n'est cependant ni figé ni acquis et les méandres de la vie peuvent radicalement changer la donne. Après un premier acte prometteur, le contexte géopolitique en Europe qui commençait à être tendu s'en mêla : le drame de la guerre s'annonçait. Les personnages impliqués, par manque de détermination, d'engagement et de persévérance, ne purent garantir une suite et un dénouement heureux. Chacun des

50

140

principaux protagonistes avait finalement pris une autre direction : Kowalski était à Varsovie et Mościcki à Lvov, poursuivant tous deux leur carrière scientifique. En ce qui concerne Modzelewski, il changeait une nouvelle fois de cap. Et assez radicalement. Ses nouvelles occupations n’avaient rien de commun avec l’activité scientifique ou financière. Le moment était venu où il commença à s’investir dans les affaires publiques et diplomatiques.

141

Devenir moderniste

Chapitre 7.

L’avenir se dessine : Modzelewski et la vie politique polonaise en Suisse pendant la Grande Guerre

Avant encore que la Grande Guerre n'éclate, rien ne laissait pressentir l'arrivée de changements capitaux. En tout cas rien dans la vie de Jan. Bien au contraire : depuis le début du XXème siècle, établi à Fribourg, un avenir stable et plutôt prospère se construit et se profile pour lui. C'est alors que l’Histoire intervient. Elle va réveiller tout le monde, même ceux qui jusqu’à présent n’avait ni grand intérêt pour le monde politique, ni grand chose à dire à ce sujet. Modzelewski compris. On pourrait du coup être surpris de le voir s'engager tel qu'il le fit pendant la guerre. On le sera moins si l'on voit que Modzelewski, encore inexpérimenté dans ce genre d’activité, fut bien guidé par un activiste politique de longue date : Erazm Piltz. Le destin s'en mêla-t-il, voulait-il le guider ailleurs ?