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La révolution bolchevique en Russie et la première guerre mondiale eurent un impact prépondérant sur les aspirations nationales ukrainiennes. Le 17 mars 1917, un parlement, le Conseil central ukrainien (Ukraïnska Centralna Rada) qui assurait les tâches du pouvoir autonome central, fut fondé. Deux mois plus tard, le Conseil avait constitué le Secrétariat général qui menait à bien les tâches du gouvernement.20 Le Conseil central ukrainien, suivant bien sur les événements en Russie, avait proclamé l’indépendance de l’Ukraine qui devenait ainsi une république populaire, fédérée avec la Russie, selon un document daté du 20 novembre 1917.21 Cette proclamation s'accompagnait de la redistribution des terres des nobles au profit des paysans. Les conséquences d’une telle décision sont faciles à imaginer. Saccage des biens, vol du bétail et des outils agricoles débutèrent, de même que des incendies de manoirs et dévastations qui ne devaient rien au hasard.

L'autorité du nouveau gouvernement était toutefois loin d’être assise. Les décisions annonçant les réformes sociales, dont le but principal était d'obtenir un appui suffisant pour le gouvernement, n’étaient pas concrétisées. Les politiciens ukrainiens

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Piotr Stolypine, ministre de l’intérieur et ensuite premier ministre russe dès 1906, Serczyk, Władysław Andrzej, Historia…, op. cit., p. 307.

20 Bruski, Jan Jacek, Petlurowcy. Centrum państwowe Ukraińskiej Republiki Ludowej na wychodźstwie

(1919-1924), Kraków, Arcana, 2004, pp. 32-33.

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étaient divisés quant aux enjeux touchant le territoire du futur pays et son régime politique. Pendant le Congrès des Soviets de toute l'Ukraine à Kiev, une partie des délégués ne reconnut pas le Conseil central ukrainien. Le 25 décembre 1917, ce dernier créa son propre gouvernement, le Secrétariat national (Narodnyj Sekretariat), qui représentait naturellement leur propre courant politique. Cette double représentation fut maintenue tout au long de l'hiver 1917-1918.22

Dans de telles conditions, le monde des nobles polonais commençait à s’écrouler, mais c'est en réalité la situation politique russe et les événements de la première guerre mondiale qui avaient constitué le danger le plus immédiat. Que le territoire ukrainien fît partie de l’État russe, secoué par une crise profonde et où l’effervescence révolutionnaire était à son comble, aggravait encore la situation. Après la chute du système tsariste, le nouveau pouvoir révolutionnaire russe avait, dans l'un de ses premiers décrets, nationalisé l’industrie et liquidé la propriété terrestre. Les propriétaires furent dès lors obligés de céder domaines et bétail aux comités agraires. On peut facilement imaginer les diverses réactions que suscita un tel acte au sein de la population de l'Ukraine, sachant que si la communauté polonaise y représentait un pourcentage infime, il s'agissait de la part la plus fortunée, et qu'elle faisait face à la grande masse de paysans ukrainiens travaillant sur des terres qui ne leur appartenaient pas. On menait en même temps une guerre visant à construire l'État polonais, que la majorité des Polonais voyait comme la reconstruction de la République des Deux Nations, et qui aurait donc dû retrouver les frontières de 1772 allant alors jusqu'à Kiev. On peut lire les preuves de ses ambitions démesurées dans la campagne militaire de Piłsudski, qui échoua à Kiev en 1919. En 1920, l’établissement de la frontière entre la Pologne et la Russie en Podolie eut aussi des conséquences. La ligne de démarcation divisa souvent des terres appartenant à un même propriétaire. L’incertitude quant au futur de ces territoires et au destin de la République de Pologne récemment reconstruite, mais aussi la révolution bolchevique si proche et les atrocités de la guerre avaient entraîné une escalade d'animosités longuement cachées qui éclataient maintenant en conflits visibles sur différents niveaux. Il est évident que les civils et leur vie quotidienne furent les plus touchés. Les propriétaires avaient été confrontés aux atrocités de la guerre. Un propriétaire de Skotyniany, dont la propriété était située tout près du domaine des Modzelewski, donne un témoignage de l'état dans lequel il

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retrouva son manoir après le passage du front militaire : « La maison démolie, les bâtiments en ruine […]. Ils cassent les meubles, le piano, les tableaux, ils déchirent les tapis, les couvertures, ils cassent les lampes et les bronzes, détruisent les fenêtres. Voilà : le massacre ».23

Les saccages des déserteurs mais aussi des armées régulières causèrent des pertes considérables à la population. Les manoirs furent brûlés et détruits. Les propriétaires étaient expulsés dans les villes et villages voisins. Les territoires des Modzelewski se trouvèrent eux aussi sur la ligne du front. Non loin eut lieu le saccage de septembre 1917 qui reste dans les mémoires. Les troupes armées partirent de Kamieniec Podolski et, en passant par les districts de Kamieniec, Uszyca, Mohyłów, Płoskirów et Lityń, détruisirent les cités, les manoirs et les propriétés. Les statistiques montrent que pendant la période de l'automne et de l'hiver 1917-1918, 85% des propriétés furent détruites, le bétail enlevé, les arbres fruitiers coupés, les parcs dévastés et les biens volés. Ce qui ne pouvait être volé fut cassé, détruit et souvent brûlé. L’échelle de ses actions était si importante qu’aucune réaction n’était envisageable. Voulant prévenir ces méfaits, les nobles de la zone déposèrent leurs biens les plus précieux et l'argenterie dans le château fort de Kamieniec Podolski. Après la révolution bolchevique, ces biens ne furent hélas jamais retrouvés.24

Les propriétaires de terres étaient conscients des changements qui survenaient alors. Ils ne pouvaient plus se réclamer du pouvoir qu'ils avaient eu alors qu'ils régnaient sur leurs terres en maîtres au XVIIème siècle et qu'ils balayaient chaque émeute comme une révolte injustifiée des sujets. Datée de 1917, une lettre officielle rédigée à l'attention du Conseil de régence à Varsovie prouve qu’ils comprenaient l’ampleur des transformations. Ne cherchant pas à priver la population ukrainienne du droit à l’autodétermination, le document exprimait plutôt un besoin d'aide. Le raisonnement développé fait montre d'une bonne connaissance de la structure de l’agriculture russe, qui était dangereuse pour la subsistance polonaise en Ukraine. À la fin du XIXème et au début du XXème siècle en Russie, la saisie des terres louées aux paysans et, dans un futur proche, la confiscation des propriétés importantes, figuraient au programme de presque tous les partis politiques. En Ukraine, une telle manœuvre éliminant le groupe des

23 Citation des mémoires de Kazimierz Madurowicz : Jóźwiak, Wanda, op. cit., p. 74.

24 Wrzosek, Mieczysław, « W obronie polskiego stanu posiadania na Ukrainie (listopad 1917 – marzec

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propriétaires majoritairement polonais devait permettre de résoudre un problème d'ordre non seulement social, mais aussi national du point de vue ukrainien. Sans contester le droit aux Ukrainiens de former un nouvel État, les Polonais partaient du principe que le droit ancien à la propriété était supérieur sur toute autre loi. Ils proposaient ainsi que l’autorité en vigueur sur les terres ukrainiennes soit celle de l'État polonais. Tous les privilèges et leur défense devaient de leur point de vue dépendre de la régulation internationale.25

Pour une partie des propriétaires polonais, la défaite des pays centraux dans le conflit mondial scella leur sort. La situation politique se compliquait et de manière générale se dégradait. Le 18 novembre 1918, une partie des activistes du Conseil central ukrainien avait composé un organe du pouvoir : le Directoire, qui contrôlait le territoire de l’Ukraine de la rive gauche de la Dniepr. Son représentant le plus éminent fut l'ataman Semen Petlura. Quelques jours plus tard, en décembre, après la bataille contre les partisans de Skoropadski, la ville de Kiev avait capitulé.26 La situation de ce nouvel État ukrainien n’était pas assurée pour autant. Les frontières occidentales étaient sous les feux des batailles opposant la République populaire de l’Ukraine occidentale à la Pologne, dans le but notamment de gagner la ville de Lvov. De l’autre côté, l’Ukraine était menacée par la Russie soviétique qui progressa de décembre 1918 à mars 1919 et atteignit les territoires du bord de la Dniestr. Petlura prit position aux alentours de Kamieniec Podolski. Il est évident que dans cette situation, les violences de la guerre continuaient d'être perpétrées.

Lorsque l’option consistant à miser sur les pays du centre échoua, les espoirs des nobles polonais ukrainiens se sont déplacés sur le général Anton Denikin qui, à la tête de l’armée contre-révolutionnaire, voulait avant tout atteindre et gagner Moscou, mais aussi contrôler l’Ukraine. Il parvint à occuper Odessa et Kiev, mais commença à perdre du terrain dès octobre 1919. À ce moment, Józef Piłsudski entra sur la scène de la guerre en Ukraine, lui aussi en guerre contre les Russes bolcheviques. Il occupa des positions semblables à ce que serait la future frontière polono-soviétique et, en avril 1920, lança l’offensive contre les troupes bolcheviques groupées aux alentours de Kiev. D’après les idées de Piłsudski et un accord signé le 21 avril 1920 avec les Ukrainiens de

25 Cf. la demande d’aide pour les nobles polonais en Ukraine dans la lettre du président du Conseil des

propriétaires des terres, Stanisław Horwatt, au Président du Cercle polonais au Parlement autrichien Leon Biliński, Kiev, 31.5.1918, in : Wrzosek, Mieczysław, op. cit., pp. 160-163.

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Petlura, cette offensive devait permettre d’occuper les territoires ukrainiens, que Petlura et son armée défendraient ensuite. Cette stratégie faisait partie d’un plan plus large selon lequel l’État polonais devrait composer une fédération avec la Lituanie et la Biélorussie de laquelle l’Ukraine indépendante resterait une fidèle alliée. Les projets de Piłsudski tombèrent dans l’oubli à la suite de l’offensive de l’armée rouge de mai et juin 1920, qui s'arrêta à la Vistule, près de la capitale polonaise.27 Il est difficile de dire jusqu’à quel point Piłsudski était concerné par la défense des intérêts de la noblesse polonaise ukrainienne. Ses efforts visaient plutôt à aider Petlura à maintenir l’Ukraine indépendante, qui aurait pu protéger les territoires méridionaux de la Pologne de la Russie bolchevique, l'ennemi principal de Piłsudski.

La noblesse polonaise en Ukraine essayait de protéger le statu quo malgré les succès ou défaites de plusieurs acteurs dans les temps de guerre. Chaque occasion permettant de présenter sa situation politique et sociale était bonne. Même en décembre 1917, après la proclamation de l’indépendance de la République populaire ukrainienne, les nobles envoyèrent une pétition adressée au Conseil de régence. Cette dernière, bien qu'émanant d'un groupe aux intérêts évidents, dépeint bien la situation intérieure, en esquissant une image véridique et de proximité. Les auteurs de la pétition soulignaient que le manque de division de la société ukrainienne en plusieurs couches sociales facilitait l’implantation des idées socialistes. Ces idées avaient très bien pu s'allier avec l’idée nationaliste dirigée contre la population polonaise. Ce qui les effrayait était également de constater que tous les Ukrainiens étaient convaincus que le chemin choisi les conduirait à la réussite.28

À ce stade, la population polonaise en Ukraine posait un problème de taille, et ce bien parce que cette population était constituée de nobles. À la fin de la Première Guerre mondiale, on comptait sur ces territoires 2 millions de Polonais, dont la plupart étaient des propriétaires de terres bien prospères, 400 mille de travailleurs et fonctionnaires et le reste constituant une grande partie de la population citadine, des artisans et marchands. Malgré la politique des tsars du début du XXème en Ukraine, les Polonais possédaient encore environ 20 mille km2 de terres, ce qui représentait 35% de la propriété privée. De plus, ces territoires avaient un rendement nettement meilleur que

27 Davies, Norman, Histoire…, op. cit., pp. 141-142.

28 Le document du Conseil central ukrainien du 20 novembre 1917 leur montre que leur propriété est en

danger. En réponse : mémoire adressé par les représentants de la population polonaise en Ukraine au Conseil de régence, Kiev, décembre 1917, Wrzosek, Mieczysław, op. cit., pp. 133-138.

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les terres des paysans, grâce à une meilleure exploitation de la terre et au savoir-faire technique.

La politique de protection de la propriété polonaise fut également discutée au sein du Conseil central ukrainien. Les nobles polonais protestaient qu'après quatre ans de conflit armé, une période de famine, l’anarchie, il n'était pas juste de les déposséder de leurs terres. Leur protestation porta ses fruits. Le Conseil précisa dans ses déclarations qu’ils ne pouvaient pas être expropriés de leurs manoirs, jardins, vergers et usines. Une décision interdisait également de parcelliser les terrains agricoles des nobles entre les paysans.29 Toutes ces décisions arrivèrent bien tard et restèrent souvent sans effet. Surtout pour les territoires où les biens avaient été confisqués par les Bolcheviques. Ces derniers s'étaient déjà appropriés les maisons, fabriques et capitaux. Les propriétaires ne relâchèrent toutefois pas leurs efforts et essayèrent au printemps 1918 d'écrire au gouvernement polonais pour faire valoir leur cause. Dans leur missive, ils défendaient la valeur des terres ukrainiennes pour le nouvel État polonais. Comme les Indes orientales pour la Couronne britannique, le potentiel économique des Confins pouvait influencer le revenu global de la Pologne. Derrière cette énergie combative, s'exprime dans ces documents toutefois également une certaine fatigue : les tensions suite à la destruction des biens, aux changements sociaux et tout simplement la peur de perdre la vie avaient atteint leur force et ils manquaient peut-être également d’énergie pour recommencer avec d'autres activités.

Les deux premières décennies du XXème siècle révélèrent donc un problème de taille sur ce qui fut les Confins de la République des Deux Nations. Les nobles étaient conscients que la politique du gouvernement ukrainien visait la destruction de l’économie et de l’influence polonaises dans la région. Ceci constituait une étape essentielle vers l'indépendance de l'État, et il n’était donc pas prêt à renoncer à la gestion des propriétés. Ils comprenaient que la volonté de former le nouvel État ukrainien était assez forte pour mettre leur position en péril de manière définitive, ce qui les conduisit à faire un pas dans la direction des Ukrainiens : concernant les domaines, ils proposèrent de poursuivre le processus grâce auquel les paysans pouvaient acquérir les terres qu'ils cultivaient. Ils devaient d'ailleurs bien connaître la situation ukrainienne et être conscients qu'une partie de la masse paysanne possédait encore les liquidités

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nécessaires à l'achat de terres. Stanisław Horwatt proposa pour ce faire l’établissement d’une banque chargée de la parcellisation des terres entre les agriculteurs.30

Les Polonais perdirent définitivement la bataille et par là même leur influence économique en Ukraine après la ratification du traité de paix de Riga en 1921. La rivière Zbroutch devint la frontière entre les deux pays selon ces accords entre la Pologne et la Russie soviétique. La présence des nobles en terres ukrainiennes avait déjà été fortement affaiblie par la naissance du nouvel État ukrainien et les changements politiques évoqués, mais elle fut complètement éradiquée suite à l’instauration du nouveau régime politique communiste que la Russie soviétique était en train de bâtir sur ces territoires. Les propriétés, terres et manoirs des Polonais, ceux de Chmielówka, lieu de naissance de Jan Modzelewski, compris, furent livrés à l’administration de la République socialiste soviétique de l’Ukraine.

Ces changements politiques directs ne changent rien au fait que les véritables raisons de la défaite finale polonaise en Ukraine sont à chercher dans le mouvement national ukrainien : là résident les causes directes du déclin du règne des nobles polonais sur les Confins. Comme déjà mentionné, le gouvernement russe, fort mais peu conséquent, n'aura pas eu ce rôle décisif. La fin de ce monde ancien, si fièrement protégé par les Polonais, même durant la période où ils furent privés de leur État indépendant, s'accéléra pendant les dernières années de la guerre et de la révolution en Russie. Il perdit alors les moyens de financer et de conduire sa vie à sa guise. Modzelewski de son côté ne voyait tout ceci plus ni de près, ni au quotidien. Depuis les dernières années du XIXème siècle, son destin avait pris une autre voie. Après la fin du gymnase à Odessa, il était parti pour un voyage qui l’avait conduit en Europe occidentale où il resterait jusqu’à la fin de ses jours.

30 Voir la demande d’aide pour les nobles polonais en Ukraine dans la lettre du président du Conseil des

Propriétaires des terres, Stanisław Horwatt, au Président du Cercle polonais au Parlement autrichien Leon Biliński, Kiev, 31.5.1918, in: Wrzosek, Mieczysław, op. cit., p. 163.

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Devenir moderniste

Chapitre 5.

Les premiers pas de Modzelewski en Suisse : scientifique ?

À la fin du XIXème siècle, le jeune Jan, éduqué selon la tradition, devait partir pour découvrir le monde et acquérir des connaissances qui lui permettraient de mieux gérer les affaires de ses domaines à son retour. Tel aurait dû être son destin. Son départ pour l’Europe occidentale ne constituait donc a priori pas une rupture. Le chemin qui allait être le sien en Europe ensuite est par contre plus qu’étonnant. Ses choix pourraient faire dire que toute la tradition polonaise, si finement tissée dans ses fibres depuis de longues années, était menacée de se défaire et de tomber dans l’oubli. Ses prochaines 20 années d'activité se caractérisent par tout un nombre d'activités toutes atypiques pour le jeune noble qu'il était. Le moment où intervint le changement est donc particulièrement important pour appréhender la vie de Modzelewski. Encore jeune, la première chose qu’il dut faire était de continuer ses études. Après Odessa, il se tourna vers Liège, choix au sujet duquel nous ne disposons que de peu d'informations. L'étape suivante qui le conduira à Fribourg est quant à elle moins mystérieuse. À la fin du XIXème siècle y régnait un climat politique et économique particulier ; la ville était universitaire depuis peu et accueillait un nombre de Polonais assez important. Il est fort probable que cet esprit séduisit Jan qui s’y ancra de plus en plus pour finalement y rester. Finalement, on peut avancer l'hypothèse que malgré le changement de cap du jeune Jan, il choisit un pays et plus particulièrement un canton où le rapport entre modernité et tradition se faisait dans un certain équilibre qui devait lui correspondre. Ce jeune traditionaliste, même loin de la maison natale et côtoyant de nouvelles traditions, trouva son bonheur en ce que la modernité pouvait y être vécue, mais pas au détriment des traditions. Voyons maintenant ce chemin plus en détails.

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